Faire quelques pas dans le jardin était toujours un bonheur pour Rosa. Puisqu’elle ne pouvait pas sortir, il lui fallait se contenter d’observer le monde extérieur depuis sa fenêtre. Ici, l’habitation était pourvue d’un parc immense qu’elle pouvait parcourir à loisir. Seule dans l’air frais de la nuit, elle laissait son regard courir sur la statue d’un ange qui tenait une coupe de laquelle s’échappait, en temps normal, un filet d’eau qui retombait gracieusement dans le bassin. Aujourd’hui, le liquide était figé en surface, changé en une fine couche de glace. Il faisait froid, pourtant aucune vapeur ne quittait du nez de la jeune femme. Pour cause, elle était aussi fraîcheur que la température extérieure.
Sans savoir pourquoi elle s’arrêta au niveau du banc. C’était là que ce printemps, elle avait découvert de la menthe sylvestre. Son parfum apaisant lui avait caressé les narines avec bonheur. Ses doigts avaient touché les feuilles rugueuses gardant sur eux la trace de ce contact par le biais d’une délicate senteur. À présent, les plantes avaient disparu, emportée par l’arrivée de l’automne. Seul restait leur souvenir dans l’esprit de la jeune femme. La nature s’était mise au repos. Il lui faudrait attendre le retour de la belle saison pour les revoir.
L’espace d’un instant, Rosa savoura le silence qui l’accompagnait. Ici, elle était seule. Les serviteurs évitaient le jardin en hiver. Quant à son mari… Cela n’avait aucun intérêt pour lui… Tant que cela démontrait un certain statut social, c’était le principal. Ce qui l’entourait n’avait pas besoin d’être agréable juste d’être impressionnant.
La jeune femme se prit à sourire à cette idée. Elle-même rentrait dans cette catégorie. D’une beauté déconcertante, elle ne faisait que démontrer le prestige environnant son époux. Tout se déroulait comme il le souhaitait. Les autres hommes la convoiter.
Le vent frais lui fouetta le visage. Elle aurait dû rentrer, elle le savait, pourtant elle n’en avait aucune envie. Être ici, lui donnait l’impression qu’il lui serait possible de fuir. Ce n’était qu’une douce illusion, mais cela apaisait quelque peu son cœur meurtri.
Des pas derrière elle, il était trop tard pour s’échapper.
– Autrefois, les anciens avaient une coutume particulière pour fêter le solstice d’hiver. Ils organisaient les saturnales, des fêtes qui viraient souvent l’orgie…
Rosa ferma les yeux. Son plus grand désir était d’être loin de cet homme.
– Je vous sens rêveuse… Cette époque vous aurait sûrement plu. Après tout, danser à moitié nue dans le but de séduire des hommes, n’est-ce pas ce que vous savez faire de mieux ?
Elle perçue son souffle dans son dos. Malgré ses efforts, son mari restait plus petit qu’elle. Encore une cause de discorde…
– Soyez heureux que les temps aient changé, monsieur, sinon comment auriez-vous réalisé votre devoir ? Ne pas y parvenir devant tous ces gens… Quelle humiliation !
La main de son époux se plaqua sur sa gorge, afin de la serrer suffisamment fort pour qu’elle se sente mal à l’aise.
– Prenez garde de ne pas laisser de traces, nous recevons des invités ce soir.
Il la relâcha. Lorsque leurs regards se croisèrent, Rosa prit conscience de la contraction de sa mâchoire et de la présence de veines qui battaient sur son front.
– Vous êtes sans doute fière de vous. Vous vous imaginez intouchable.
Ce n’était pas le cas. À aucun moment, cela ne l’avait été.
– Comme vous l’avez si bien fait remarquer, nous attendons des invités. Remontez dans votre chambre et déshabillez-vous, un bain vous y attendra. Je viendrais choisir les vêtements les mieux adaptés pour vous, ce soir.
Rosa aurait voulu protester, lui dire tout ce qu’elle avait sur le cœur. Seulement, cela lui était impossible. Elle se contenta donc de hocher la tête et de tourner les talons.
– Bien, monsieur.
Alors qu’elle s’éloignait, elle sentit le poids du regard de son époux sur elle. Il fixait ses hanches qui bougeaient à chacun de ses pas. Venant d’un tout autre homme que lui, elle se serait attendue à ce qu’il se jette sur elle, pour passer sa frustration sur quelqu’un. Mais Aloysius ne se serait jamais permis un tel manque de retenu. Tout ce qui se rapportait à l’amour ou la proximité entre époux le laissait de marbre. Il se contentait de l’observer d’un air carnassier. Ça, et la peindre nue. Une activité pour laquelle son mari n’avait pas réclamé son avis sur le sujet. Il ordonnait, elle obéissait, cela en avait toujours été ainsi.
Jusqu’au moment, où elle atteignit sa chambre, Rosa ne dévia pas de son objectif. Elle ne s’arrêta pas non plus pour observer la lune comme elle aimait tant le faire.
Comme promis, une baignoire pleine d’eau fumante l’attendait. Avec des gestes rapides, la jeune femme se débarrassa de son chemisier et sa jupe. Heureusement pour elle, lorsque personne ne venait leur rendre visite, elle pouvait porter des tenues plus simples. Ainsi, Rosa n’avait pas besoin de recourir au service d’une domestique pour l’habiller comme cela serait le cas, ce soir.
Son corps nu se laissa happer par le liquide chaud. Après son escapade nocturne, sa peau était glacée par l’air humide du jardin. Rosa s’allongea dans la baignoire en fonte. Les arômes qui s’en échappaient étaient des plus agréables. Dire qu’autrefois, elle aurait tout donné pour pouvoir ne serait-ce que toucher ces parfums. Les temps changeaient… Avait-elle été trop cupide à vouloir une vie plus facile ? Aujourd’hui, elle errait dans cette demeure tel un fantôme à la recherche de sa vie passée. Où avaient disparu son bonheur et sa joie de vivre ? Ils avaient disparu en même temps que son frère. Sans lui, elle n’était plus qu’une coquille vide.
Sa jambe se tendit perçant l’eau claire pour se dresser dans les airs. Le changement de température fut brutal. L’envie d’immerger à nouveau sa cuisse la prit. Pourtant sans savoir pourquoi elle resta dans cette position. Peut-être dans un geste punitif envers elle-même.
La porte de sa chambre s’ouvrit. Il avait tenu parole. Comme promis, Aloysius la rejoignit dans la salle de bain attenante à la pièce. Malgré ses bras chargés, il n’entra pas tout de suite. Rosa lui tournait le dos. En un sens, cela l’arrangeait. Même s’il avait déjà contemplé pendant de longues heures, elle rechignait toujours à lui dévoiler son corps.
Son époux s’avança dans la pièce pour aller poser la tenue sur le paravent. Dès son départ, une servante se précipiterait sûrement pour l’aider. En attendant, Rosa resterait seule en compagnie de cet homme qui la dénigrait sans cesse.
Sa jambe regagna la protection que lui offrait l’eau chaude. Ses bras se resserrèrent sur sa poitrine. Tant qu’il ne serait pas parti, elle ne se sentirait pas à l’aise. Quelles idées étranges pouvaient germer dans son esprit ?
– Reprenez votre position, grogna Aloysius.
Lorsque cette voix résonna, son corps se figea. Elle craignait trop de comprendre. Cependant comme elle ne possédait aucune échappatoire, la jeune femme se résolut à exaucer son souhait. Une fois en position, elle resta immobile même si des tremblements nerveux le secouèrent.
Sans un mot pour elle, son époux s’approcha. Son regard glissa sur le galbe de sa cuisse. Son doigt couru le long de sa jambe, en dessinant les formes. Il lui fit ensuite tendre son pied comme s’il s’agissait de celui-ci d’une danseuse de ballet. De nouveau, sa paume s’attarda sur le tracé de son mollet, appréciateur. Le résultat obtenu paraissait le satisfaire.
– Nous pourrions tenter cette position. J’espère que vous réussirez à tenir. Cela n’en sera que meilleur.
Rosa ne répondit pas. De toute façon, son mari discourait seul. Son avis importait peu.
Si seulement, elle avait pu s’installer correctement dans la baignoire, la jeune femme n’aurait pas eu l’impression de lui dévoiler son corps sans aucun moyen de se protéger. La poigne sur sa cheville se relâcha.
– Préparez-vous donc. Je vous veux rayonnante pour ce soir.
Comme à son habitude, elle ferait semblant. Cela commençait à être un style de vie. Souvent, Rosa se prenait à penser que son époux ne l’avait choisi que dans un unique but : parader à son bras. De toute façon, il passait son temps à lui faire des reproches sur tout sauf sur sa beauté. Enfin, il l’accusait de vouloir séduire tous les hommes qu’elle rencontrait, mais elle ne s’en formalisait plus.
Sans dire un mot, son corps se recroquevilla dans l’eau comme pour protéger ses formes du regard de son mari. À chaque fois que ses yeux se posaient sur elle, il était aisé d’y deviner de l’envie. En cela, il n’était pas différent des autres hommes. Sauf que ses mains ne l’avaient jamais touché intimement. Cela restait un mystère pour la jeune femme qui s’interrogeait sur ses attentes.
– Dépêchez-vous. Je reviendrais dans une demi-heure et je veux vous voir fin prête pour la réception de ce soir.
– Comme vous le désirez.
***
Alors qu’il allait passer la porte, Aloysius jeta un coup d’oeil en arrière. Ses yeux s’attardèrent sur l’épaule nue de sa femme. Sa peau laiteuse était un délice à contempler. Il s’en retourna dans sa propre chambre sans desserrer les dents. Le spectacle qu’il avait vu dans la salle de bain de son épouse lui resta en mémoire. Il n’arrivait pas à chasser cette image de sa tête. Alors il se disait que peut-être, elle avait pris cette position exquise pour lui plaire. Elle était magnifique dans sa nudité.
Cela l’enchantait autant que de l’observer détacher son chignon. Lorsqu’elle le faisait sous ses yeux, il avait le bonheur de voir sa longue chevelure cascader dans son dos. L’envie d’y passer une main le prenait toujours. Mais jamais, il ne se laissait aller. Sa femme était et restait pour lui, sa déception la plus profonde. Certes, elle était magnifique, digne d’être l’épouse d’un haut fonctionnaire, il l’avait choisi pour ça, mais son passé houleux ternissait le tableau.
Malgré ses origines obscures, elle s’était montrée douée et avait fait son possible pour combler ses lacunes. D’ailleurs, elle s’avérait une danseuse hors pair. Bien au-dessus de son niveau. Raison pour laquelle il évitait au maximum de l’inviter. Le travail était un bon prétexte. Il s’en servait constamment pour ne pas avoir à croiser sa route. Ainsi, Aloysius n’avait pas à penser à elle et aux sentiments contradictoires qu’elle lui inspirait.
En permanence, le gouverneur disait qu’elle n’était rien pour lui, juste une femme qui lui devait tout. Il ajoutait que si l’envie lui prenait, il pourrait la mettre à la rue et en trouver une autre. La vérité était plus obscure. Malgré le fait qu’il sachait qu’il aurait dû l’abandonner à son sort comme la traînée qu’elle était, Aloysius ne pouvait s’y résoudre. Elle était si belle, qu’elle laissait ses invités bouche bée. En plus, même s’il ne l’aurait jamais avoué, elle lui plaisait.
Lorsqu’il était seul, et qu’il pensait à elle, le désir le prenait. Pour la première fois, il ressentait un attachement envers une femme. Cette constatation l’énervait au plus haut point. Si seulement, il s’était agi d’une jeune femme pure. Au lieu de cela, il avait fallu qu’il s’entiche d’une épouse qui avait connu tellement d’homme qu’elle n’en savait même pas elle-même le nombre exact.
Son poing se serra. Il avait fallu que ça tombe sur lui. Maintenant, il l’avait présenté à tous comme étant sa femme, il lui était difficile de s’en débarrasser.
Un coup d’œil dans son miroir lui indiqua qu’il était près pour recevoir ses invités. Ses cheveux blonds avaient été lissés avec soin, sa barbe taillée habilement, et ses tenues étaient choisies pour leur faste et leur coupe. Tout était fait pour le mettre en valeur. Aloysius devait avouer qu’il était plutôt bel homme. Malgré cela, sa femme n’avait aucun regard tendre pour lui. Pas qu’elle en soit incapable. Il l’avait bien vu faire avec ce monstre. Ses gestes étaient affectueux, et ses paroles douces. Elle l’aimait. Jamais Rosalina n’avait nié son lien avec le géant défiguré. Cette relation, son mari la rêvait pour ne pas dire la fantasmait. Il voulait se rapprocher d’elle pour à son tour sentir la délicate caresse de ses doigts sur sa joue.
Le dos droit, la tête haute, le gouverneur s’en retourna jusqu’à la chambre de sa femme. À l’intérieur, une servante terminait de nouer en chignon la longue chevelure auburn de Rosalina. Une fois cela fait, son épouse se leva. Il la fixa, les yeux brillants.
Après une courbette, la domestique préféra sortir pour abandonner le couple en tête à tête. Après un regard interrogateur, sa femme s’avança. La robe verte qu’il lui avait choisie mettait sa taille fine en valeur alors que le décolleté laissé entrevoir sa poitrine généreuse. L’envie de la prendre dans ses bras pour caresser sa peau le prit. Évidemment, il se maîtrisa. Un homme tel que lui ne pouvait pas se laisser aller à ce genre d’acte.
– Cela sera suffisant pour ce soir.
Il lui tendit la main, et elle accepta de s’en saisir en retenant un soupir.
– Ne me faites pas honte !
– Est-ce que cela est déjà arrivé ? lui demanda-t-elle brusquement.
Aloysius savait bien que ce n’était pas le cas, mais il préférait toujours prendre les devants.
– J’aime à vous rappeler les règles.
Sans un mot, elle lui emboîta le pas. Chaque soir, elle faisait de son mieux pour briller, mais son ciel restait invariablement sombre. Puisqu’elle n’avait aucun espoir de s’échapper, elle faisait avec. S’adapter pour survivre, en attendant une belle occasion pour fuir. Une nuit peut-être…
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