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Debout devant la fenêtre de leur bureau temporaire à Minneapolis, Hadria contemplait avec contrariété l’animation de la rue. Les réverbères embrumés capturaient dans leur halo les citrouilles illuminées et les groupes d’enfants en tenue de monstres, spectres et autres déguisements de fortune, que le mélange de bruine et de neige fondue qui tombait sur la ville n’avait pas découragés.

Son partenaire, l’ésotéricien « normaliste » John-Liang Ashley, leva la tête des dossiers qu’il consultait :

« Je vous sens troublée.

— Je n’aime pas Halloween, répondit-elle sombrement . Ce n’est qu’une parodie sans intérêt ! »

Comme elle prononçait ces paroles, son regard accrocha une vision qu’elle abhorrait : horrifiée, elle se recula vivement en portant une main à sa bouche.

« Miss Forbes… Tout va bien ? »

— Dehors… Un… fantôme… balbutia-t-elle.

— Un fantôme ? Ce n’est pas la première fois que vous êtes confrontée à un esprit… Cette terreur ne vous ressemble pas. »

Elle repoussa maladroitement quelques mèches rebelles de son front :

« C’est… différent… », répondit-elle d’un ton gêné.

Il se leva pour regarder à son tour : des enfants costumés s’étaient arrêtés devant l’immeuble d’en face ; parmi eux se trouvait un « fantôme » revêtu d’un drap de lit.

« C’est cela qui vous fait peur ? demanda Ashley avec incrédulité. Ce déguisement grossier ? »

Elle baissa la tête, la mine maussade :

« Et alors ? Est-ce important ? »

Le normaliste la fixa gravement :

« Ça pourrait l’être. Si vous vous trouvez face à une… représentation de ce style lors d’une mission, pourrez-vous y faire face ?

Elle ouvrit de grands yeux :

« Mais bien… bien sûr ! » protesta-t-elle.

Elle marqua une pause avant d’ajouter :

« Mais si… si vous pouviez me raccompagner ce soir, je vous en serais reconnaissante… »

***

Dix minutes plus tard, ils cheminaient dans les rues noyées d’humidité, croisant à l’occasion des groupes qui s’effaçaient dans la brume et l’obscurité. Le normaliste regardait attentivement autour de lui, les yeux mi-clos derrière ses verres fumés.

« Est-ce qu’il y a dans les… rues des choses qui ne devaient pas y être ? »

— Les plans d’existence sont perméables actuellement. Certains des êtres que nous croisons ne sont pas des… parodies. Mais la plupart n’ont aucune intention nuisible. Nous pouvons accepter leur présence au moins ce soir. »

La jeune femme se crispa légèrement :

« Vous voulez dire que d’autres ne sont pas aussi innocents ? »

Il soupira légèrement :

« Ils se maintiennent ici grâce à l’énergie des vivants. Si c’est juste un soir, cela n’a pas beaucoup de conséquences, mais certains sont dévorés par le besoin de rester… »

Le silence s’installa entre eux, tandis qu’ils poursuivaient leur chemin ; soudain, elle sentit la main d’Ashley sur son bras :

« Regardez là-bas », murmura-t-il hâtivement.

À quinze pas se trouvait un groupe d’enfants qui portaient des costumes curieusement élaborés, à l’exception d’un petit garçon blond, âgé de huit ou neuf ans peut-être, que les autres encerclaient.

« Alors vous voulez bien que je vienne ? lança-t-il avec enthousiasme.

— Mais bien sûr », répondit une fillette en robe de princesse.

Très pâle de peau comme de cheveux, drapée dans une cape sombre et soyeuse, elle irradiait d’une étrange autorité. Ses compagnons arboraient un assortiment d’habits d’un temps révolue ; des capuchons rabattus dissimulaient leurs traits.

« Je dois mettre mon costume ! poursuivit le petit blond.

— Cela peut attendre », déclara la petite fille avec désinvolture.

Ashley se pencha vers Hadria :

« Regardez bien, lui souffla-t-il. Regardez… mieux. »

La princesse souriait toujours, mais il y avait quelque chose d’avide, de glaçant dans son expression. La jeune femme sentit un frisson remonter le long de son dos. Elle reporta son attention sur les silhouettes autour d’elle : leurs vêtements étaient d’une étrange beauté, avec des parements de velours et des plissés de soie, mais curieusement fanés et poussiéreux…

Le garçonnet couvait ses nouveaux amis d’un regard ravi, les yeux brillants et les joues rosies par le froid.

« Mes parents ne voulaient pas que je sorte… poursuivit-il. Je suis passé par la porte de derrière. Vous ne direz rien ? »

La fillette hocha solennellement la tête :

« Tu as notre parole. »

Les deux agents de Spiritus Mundi échangèrent un regard ; d’un commun accord, ils s’avancèrent vers le petit groupe.

« Excusez mon intervention, déclara poliment Ashley, mais… est-ce normal qu’aucun adulte ne vous accompagne ?

— Nous avons le droit d’être ici, répondit la princesse d’un ton ennuyé.

— C’est vrai, répondit le normaliste avec douceur. Mais il existe des règles à ne pas transgresser… »

Hadria examinait toujours le groupe insolite : les vêtements étaient déchirés à certains endroits, et à travers les lacérations, elle pouvait apercevoir l’éclat blême des os. Elle aurait dû être effrayée, mais elle se sentait étrangement détachée.

« Nous voulions juste nous amuser », protesta la petite fille, rejetant en arrière ses longs cheveux embroussaillés, retenus par un diadème terni.

— Pas à ce prix ! »

Le garçonnet, bouche bée, suivant l’échange sans le comprendre. D’après Ashley, la plupart des gens ne pouvaient discerner ce qui ne s’accordait pas avec leur vision de la réalité. Leur esprit en refusait tout simplement l’existence. Les normalistes avaient le don de tout voir – au-delà même de leur singulière perception qui leur permettait de détecter tout phénomène surnaturel. Hadria ne possédait pas cette capacité, mais elle était devenue plus lucide au fil du temps. Depuis qu’elle était entrée à Spiritus Mundi, elle ouvrait plus facilement les yeux sur tout ce que ce monde présentait d’étrange.

Elle remarquait à présent que le teint de la fillette était bizarrement blafard dans la lueur aqueuse des réverbères, que ses lèvres se maquillaient de gris, que sa peau s’écaillait par endroits comme un mur lépreux.

Elle prit une longue inspiration, traversa le rang des silhouettes encapuchonnées et attrapa la main du garçon :

« Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle gentiment.

— Tommy.

— Eh bien, Tommy, imagine ce que ressentiront tes parents quand ils ne te trouveront pas dans ta chambre ? Ne crois-tu pas qu’ils vont s’inquiéter ? »

Le garçon acquiesça timidement. Hadria lui adressa un sourire en espérant qu’il semblait naturel et le tira vers l’extérieur du cercle, sans regarder la fillette ni aucun des autres « enfants ».

« Vous savez que ça ne durera pas, poursuivit Ashley. Dès demain, vous vous retrouverez isolés, affaiblis. Vous ne retrouverez peut-être pas le chemin du retour. Vous feriez mieux de rentrer maintenant… »

Un frémissement profond, presque un grondement s’éleva de l’ombre des capuchons.

« Vous pourriez rester avec nous, vous, proposa la princesse d’une voix charmeuse.

— Ce ne serait pas une bonne idée. »

Hadria raffermit sa prise sur la main de Tommy, décidée à le mettre à l’abri. Elle s’en voulait de laisser une fois encore Ashley faire seul face au danger, mais la sécurité de l’enfant primait sur tout le reste. Elle accéléra l’allure : plus vite Tommy serait à l’abri, plus vite elle pourrait revenir auprès de son partenaire, même si ses dons n’étaient pas vraiment utiles devant ce style de menace.

Bientôt, elle entendit des pas heurter le pavé derrière elle. Elle se retourna, et soupira de soulagement en voyant la mince silhouette d’Ashley se détacher de la brume.

« Vous avez pu les renvoyer ? demanda-t-elle.

— Sans trop de difficultés. Ce n’était que des enfants, après tout », répondit-il avec tristesse.

Tommy les regarda tous à tour :

« Ils voulaient me faire du mal ? »

Hadria hésita un peu avant de répondre :

« Eh bien… disons qu’ils étaient un peu… cruels et se seraient amusés à tes dépens… »

Le garçonnet hocha la tête, triste et déçu.

« Que dirais-tu de mettre ton costume ? proposa Hadria pour le consoler un peu. Nous pourrions nous amuser un peu avant de rentrer ! »

Elle se retourna pour consulter Ashley du regard.

« Seulement le temps de ramener ce jeune homme jusqu’à chez lui », déclara le normaliste, avec une sévérité que démentait l’éclat amusé de ses yeux verts. Dois-je en conclure, miss Forbes, qu’Halloween ne vous déplaît pas tant que cela ? » ajouta-t-il avec un petit sourire.

Hadria haussa les épaules :

« C’est juste pour faire plaisir à notre jeune ami… »

Entre temps, Tommy avait fini d’enfiler son déguisement. Hadria se retourna pour admirer le résultat…

… et demeuré pétrifiée sur place, le cœur affolé :

« Un… un fantôme », balbutia-t-elle, au bord de la syncope.

Avec philosophie, son partenaire contempla le garçon dissimulé sous le drap de lit « emprunté » à sa mère et percé de deux trous grossiers au niveau des yeux.

« Tout compte fait, déclara-t-il, je pense que nous allons rentrer au plus vite. »


Texte publié par Beatrix, 27 octobre 2013 à 14h11
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