Depuis plusieurs jours, Alexandre ne tenait plus en place ! Son enthousiasme le rendait encore plus remuant qu’à l’accoutumée. Le château champenois résonnait de ses pas énergiques et de ses longs monologues sur ce qu’il trouverait en étrennes. En cet hiver de ses huit ans, il avait neigé sur le domaine ; il avait passé toute la journée à jouer dans le parc avec son frère aîné Grégoire et Jacques, le fils du garde-chasse. Les trois enfants avaient élevé un « chevalier de neige », qui les avaient aidés à vaincre un dragon – la fontaine gelée – à grand renfort de projectiles glacés.
Le garçon aurait dû être épuisé, mais il éprouvait toujours cette excitation qui s’ajoutait à un autre sentiment qu’il avait peine à identifier, et qui rayonnait comme un soleil piégé au cœur de sa poitrine. Lui que la messe ennuyait habituellement attendait avec impatience la veillée, parce qu’il devinait que quelque chose de magique et de mystérieux allait se dérouler. Il connaissait son catéchisme, il savait que Jésus était né la nuit de Noël, et qu’il avait apporté la lumière au monde, mais il s’agissait pour lui d’une notion aussi lointaine qu’abstraite, qui ne pouvait tout expliquer.
Quand le soir arriva, tout le village s’était réuni dans la petite église médiévale du hameau, où les cierges répandaient une lueur d’or pur. Sa mère avait revêtu ses plus beaux atours hivernaux, ornés de velours et de fourrure. Comme Alexandre, elle aimait les teintes vives et les matières chatoyantes. Son père, comme à l’accoutumée, portait des couleurs sombres. Ils avaient pris place sur les bancs ouvragés qui leur étaient réservés.
Alexandre, Grégoire et leur jeune sœur s’étaient installés derrière eux, à côté de leur gouvernante qui veillait à leur attitude. Le petit garçon ne parvenait pas à se tenir tranquille. Plusieurs fois, son père se retourna pour lui lancer un regard sévère. Il soupira en balançant ses jambes : ce n’était pas de sa faute s’il se sentait toujours excité à Noël !
La messe avait déjà commencé quand quelqu’un se glissa à sa droite, où une place était restée libre. Il sourit en reconnaissant les cheveux blond-roux et les yeux brillants de son oncle Hippolyte, le frère cadet de sa mère. Alexandre le considérait comme son héros. Il avait voyagé dans des pays lointains où il recherchait des trésors du passé.
Tandis que les chants s’élevaient sous la nef, Alexandre tenta de se montrer aussi sage et patient que son frère et sa sœur, en vain. Il regarda avec envie ses aînés se lever pour aller communier ; son oncle, qui n’avait pas perdu de temps pour revenir à sa place, lui adressa un sourire encourageant. Le garçon en profita pour lui poser la question qui le taraudait :
« C’est quoi, le mystère de Noël ? Je veux dire, à part le petit Jésus… »
Hippolyte prit un instant pour réfléchir, puis se pencha vers lui pour chuchoter :
« As-tu entendu parler du solstice d’hiver ? »
Il secoua négativement la tête.
« C’est la nuit la plus longue de l’année. Depuis la Saint-Jean, les jours n’ont fait que raccourcir, et en cette saison il n’en reste plus grand-chose. Les nuits semblent interminables. Au point que les gens croyaient, autrefois, que le jour finirait par disparaître. Mais à partir de maintenant, les jours se mettront à rallonger et la lumière reviendra peu à peu. Quels que soient leur pays ou leur religion, les gens célèbrent son retour, et en éprouvent beaucoup de joie. »
Alexandre lui adressa un large sourire :
« Alors, c’est pour cela que cette nuit est vraiment magique et que je me sens si heureux ! »
Hippolyte éclata de rire et ébouriffa les cheveux d’Alexandre.
« Noël sera toujours merveilleux », songea le garçon en fermant les yeux de contentement.
Quand sa main quitta la surface lisse, Alexandre pouvait sentir l’émerveillement s’attarder en lui. Son visage s’était figé dans un large sourire, sans doute un peu ridicule. Toute la pièce baignait dans la lueur dorée du cristal, dont la couleur et l’éclat s’étaient intensifié.
« Il semblerait que vous ayez une capacité émotionnelle remarquable, déclara le graf. Ne nous arrêtons pas en si bonne voie… »
L’érudit aurait voulu refuser, mais l’expérience avait été si puissante qu’elle en devenait une drogue. La joie de revivre dans toute son intensité ce souvenir si précieux le portait à en désirer plus. Il observa les cristaux et jeta son dévolu sur un rouge-rosé.
« Vous ne regrettez pas trop de passer Noël si loin de votre famille ? »
Les grands yeux clairs d’Héloïse le fixaient, avec une touche d’inquiétude. L’hiver se montrait si rude que le nouveau couple n’avait pu se lancer sur les routes pour rejoindre le château d’Harmont pour y passer les fêtes. La famille de son épouse, dans la Mayenne, demeurait tout autant inaccessible. Héloïse et Alexandre n’avaient d’autre choix que de rester dans leur petit appartement parisien. Le jeune homme éprouvait une profonde reconnaissance envers son père de lui avoir permis d’étudier à la capitale, où il gagnait son existence en donnant des cours d’histoire, de grec et de latin et en cataloguant des bibliothèques privées. Son affabilité et sa passion vibrante avaient attiré assez d’élèves pour lui garantir une vie presque décente.
— Est-ce que cela vous attriste ? demanda-t-il à Héloïse d’un ton amusé.
— Cela devrait être le cas, mais j’avoue que la perspective de vivre cette fin d’année en votre seule compagnie n’est pas pour me déplaire… »
Ils échangèrent un sourire et Alexandre sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Héloïse ne possédait pas une beauté classique, mais elle vibrait d’intelligence et d’humour. Pour elle, le jeune homme avait abandonné son aspiration à marcher sur les traces de son oncle. Hippolyte avait disparu trois ans plus tôt durant une expédition en Terre de Feu, mais auparavant, il avait incité son neveu à chercher la connaissance… non plus à l’autre bout de la Terre, mais à travers les pages des livres. Ce sacrifice ne lui pesait guère, car la présence d’Héloïse à ses côtés valait tout l’or du monde. Il l’avait rencontrée lors d’un bal à Reims et leurs tempéraments s’étaient aussitôt accordés ; leur esprit et leur corps vibraient au même diapason.
Alexandre lui adressa son plus doux sourire et caressa sa joue du bout des doigts ; son cœur se gonfla d’un sentiment si intense qu’il avait l’impression qu’il allait exploser. Héloïse passa ses bras autour de son cou. Les deux petites pièces au plafond orné de moulures devenaient un palais où il pouvait enlacer sa princesse. Les flocons crissaient sur les carreaux, accompagnant les craquements du feu dans la cheminée dans une discrète mélodie. Il n’avait jamais éprouvé autant d’amour pour sa jeune épouse, et la perspective de vivre bien d’autres Noëls à ses côtés le plongeait dans une immense félicité. Il enfouit son visage au creux de son épaule et embrassa sa peau chaude et parfumée…
Les doigts d’Alexandre quittèrent le cristal, qui laissa dans son sillage un intense regret. Il resplendissait à son tour et teintait toute la chambre d’un doux incarnat. Son cœur frémissait toujours… Il s’accrocha désespérément à ces derniers échos.
« Vous devriez être plus hardi, déclara le graf avec un sourire empli de morgue. Peut-être… celui-ci ? »
Il désigna un cristal d’un bleu tirant vers le gris. Le comte éprouva une légère réticence face à cette couleur morne et froide. Il se tourna vers Angélique et crut voir un œil luire sous sa paupière visible. Avait-elle repris conscience ? Il lui fallait juste… encore un peu de temps.
« Eh bien, je serai hardi », décréta-t-il.
Il toucha le cristal bleu, non sans appréhension.
Jamais Alexandre, avec son enthousiasme naturel, n’aurait pensé un jour que Noël pourrait lui paraître si haïssable, que la joie des autres le poignarderait comme autant de couteaux en plein cœur. Le vide laissé par le décès d’Héloïse semblait l’environner en tout lieu et en tout temps, comme une ombre qui le suivait et s’insinuait en lui dès qu’il le perdait de vue. La mort en couches de son épouse l’avait anéanti. Peut-être aurait-il pu relever la tête si la famille de la jeune femme n’avait pas pris la décision de garder son enfant et de l’exclure totalement de sa vie. De leur point de vue, il était bien trop fantasque et son attirance pour des choses étranges, voire macabres et démoniaques, le rendait incapable d’élever correctement son propre fils. Sa mère, de santé fragile depuis la disparition de son père, n’avait pu l’assister, ni son frère, atteint de tuberculose, et sa sœur, mariée à l’autre bout du pays. Il demeurait seul avec sa tristesse, une ombre de lui-même…
Par la fenêtre de l’appartement parisien, il regardait tomber les flocons de neige… Jamais le garçon si positif et enthousiasme, qui trouvait mille centres d’intérêt et se passionnait pour tant de sujets, ne s’était retrouvé aussi vide. Il n’avait même plus de larmes pour pleurer. Certaines connaissances, croyant bien faire, lui avaient répété qu’il était encore jeune, qu’il pourrait se remarier… qu’il devait le faire : avec la mort probable de son frère sans descendance, il deviendrait l’héritier du titre familial. Mais cela lui était égal… il n’en avait jamais voulu, de toute façon. Il s’était penché sur les origines de sa lignée comme sur n’importe quelle histoire du passé. Sa naissance lui avait bien ouvert quelques portes dans sa recherche de savoir, mais tout cela lui semblait vain désormais… Il se rassit dans son fauteuil, sans prendre garde au froid qui régnait dans l’appartement. S’il pouvait se laisser sombrer, en ce soir glacé d’un Noël sans lumière, serait-ce plus mal… ?
Alexandre se recula brusquement, les yeux écarquillés d’horreur. Il avait fait de son mieux pour enterrer cette période de son existence, pour ne plus jamais se laisser avaler par une tristesse si intense que la vie n’avait plus aucun sens pour lui… Le cristal avait dû se repaître de son malheur, car la pièce baignait dans une lumière glacée. L’érudit frissonna en songeant que l’orgue pouvait imposer des sentiments aussi négatifs à des gens qui s’efforçaient de trouver le bonheur.
Il avait lutté pour chasser ces sombres pensées au fil du temps… Il avait fini par les transformer en nostalgie profonde, bien plus supportable. De quel droit cet Autrichien détestable se permettait-il de ressusciter cette douleur ?
Son regard se posa sur l’assortiment de cristaux et, plus particulièrement, sur celui qui arborait une couleur rouge un peu éteinte, mais qui ne demandait qu’à être ravivée. Il n’était pas porté à la colère ; il avait toujours travaillé à la refouler pour garder les idées claires… mais en cet instant, elle lui semblait une réponse légitime à la souffrance infligée. Il se souvint alors que quelqu’un dépendait de lui et se retourna pour vérifier comment allait Angélique ; cette fois, il distingua deux yeux qui brillaient dans la pénombre de la chambre. Malgré son apparence enfantine, Alexandre avait appris à ne pas la sous-estimer et il lui faisait pleine confiance pour dénouer la situation.
« Je suis désolé… déclara le graf sans une once de sincérité. Vous avez l’air plutôt secoué… Mais poursuivons ! Nous pouvons encore charger quelques cristaux… »
Alexandre inspira profondément pour se calmer et détacha son regard du cristal couleur de sang, pour contempler celui qui présentait une teinte verte, douce et printanière.
La vieille église, épaisse et râblée, se dressait au cœur de la nuit. À travers ses vitraux filtraient une douce lumière colorée. Les villageois s’étaient déjà éparpillés. Le comte avait noué avec eux des relations cordiales, mais en dépit des invitations qu’il avait reçues, il préférait ne pas imposer sa présence à leur famille. Il ne le regrettait pas : pour une fois, celui qui était devenu son meilleur ami avait accepté de le suivre, quand bien même Noël ne recelait pas de sens particulier pour un être tel que lui.
« Eh bien, demanda le comte en époussetant la neige qui s’était accumulée sur les épaules de sa cape prune, c’était une veillée bien agréable, vous ne trouvez pas ? »
À côté de lui, Henri esquissa un sourire énigmatique.
« Bien entendu, poursuivit l’érudit en pénétrant à sa suite dans l’auberge, vous avez sans doute eu l’occasion de fêter le solstice de façon bien plus prestigieuse, n’est-ce pas ? »
Le jeune homme ôta son pardessus sombre et l’accrocha à la patère, goûtant visiblement la chaleur qui régnait dans la salle commune. L’établissement manquait sans doute de classe pour quelqu’un de sa condition, mais le journaliste avait toujours eu la capacité de s’adapter à toutes les situations. L’endroit semblait accueillant, avec ses poutres basses brunies par la fumée et ses murs de pierres vénérables. Une énorme bûche se consumait dans l’âtre. Alexandre guida son ami vers une table un peu éloignée de la cohue ; tous ceux qui, pour une raison ou une autre, ne passeraient pas la nuit en famille s’y étaient rassemblés après la messe de minuit.
Le comte renonça à passer commande et préféra tirer de sa poche intérieure une flasque qui intégrait deux petits verres. Il les disposa devant lui avant de les remplir d’un liquide ambré :
« Une liqueur familiale dont vous me direz des nouvelles… Idéale pour se réchauffer. »
Les deux hommes restèrent un moment muets, savourant le breuvage par infimes gorgées et écoutant les rires et les chants qui assourdissaient la salle. Finalement, les choses commencèrent à se calmer. Après avoir longtemps cherché un sens à sa vie à travers des voyages incessants et entre les pages des livres, Alexandre l’avait trouvé en servant son pays auprès de ce complice inattendu. Il goûtait le plaisir de passer Noël avec un ami…
Un mouvement rapide dissipa sa nouvelle sérénité ; une ombre légère et furtive venait de bondir entre le graf et lui. Des mains agiles plongèrent dans le col chamarré pour en tirer un pendentif translucide qu’elles arrachèrent à sa chaîne. Alexandre souleva la mallette et lança son contenu au visage de son ravisseur. Les cristaux plurent sur l’homme qui ne portait plus de protection contre leurs émotions pures. Assailli par cette déferlante irrésistible, le seigneur du lieu tomba à genoux, avec un hurlement d’horreur. Alexandre en profita pour sauter sur ses pieds et saisir sa canne. Il se glissa derrière le sbire qui ne savait comment aider son maître et l’assomma d’un solide coup de pommeau.
Au même moment, il entendit le grincement de l’ascenseur ; deux secondes plus tard, la porte s’ouvrit brutalement pour laisser place à Henri.
« Vous voilà enfin ! s’écria Alexandre.
— Nous avons bien failli t’attendre », grommela Angélique.
Le journaliste, ébahi, contempla le chaos qui régnait dans la pièce :
« Vous allez bien, au moins ? J’ai dû mettre hors d’état de nuire une bonne vingtaine de sbires pour arriver jusqu’à vous ! »
Ses deux compagnons d’aventure échangèrent un regard, dans lequel passa une compréhension nouvelle. Alexandre remit de l’ordre dans ses vêtements et baissa les yeux vers le graf, réduit à un tas gémissant.
« Qu’allons-nous faire de lui ?
— Pour l’instant, pas grand-chose, répondit le journaliste. Je propose de l’enfermer dans un coin discret et de garder la clef, puis de prévenir au plus tôt les unbekanntenentdeckeren… »
Sous ce nom trop long se cachaient les « explorateurs de l’inconnu », mandatés par l’Empire autrichien pour régler les problèmes que certains qualifiaient de « surnaturels ». En somme, leurs homologues dans cette nation.
« Pour le moment, je crois que nous avons tous mérité un peu de repos… déclara Alexandre. Je ne serai pas fâché de retrouver un peu de sérénité… »
Sur ces mots, l’érudit esquissa un petit sourire au souvenir qu’avait fait remonter le cristal vert. Il le chassa bien vite pour aider Henri à traîner le graf et son acolyte dans l’ascenseur.
De retour à l’auberge, aucun d’entre eux n’avait envie de dormir. Les trois voyageurs se retrouvèrent une nouvelle fois dans la chambre d’Henri et d’Angélique. Le comte et la fillette se sentaient encore un peu troublés par ce qu’ils avaient enduré ; mais ils purent néanmoins raconter au journaliste ce qu’ils avaient vécu dans l’église puis dans la tour du château. Henri écouta avec attention leur aventure :
« Je suis navré… déclara-t-il enfin. J’espère que vous ne gardez pas trop de traces de ces épreuves… »
Le jeune homme se sentait sans doute coupable de ne pas les avoir secourus plus tôt, mais Alexandre ne lui en voulait nullement. A posteriori, il ne regrettait pas d’avoir revécu les souvenirs de ces Noëls révolus, en dépit de la douleur que certains avaient suscitée. Après tout, ils avaient forgé celui qu’il était aujourd’hui.
« Disons que je n’ai jamais passé un Noël si riche en émotions… » déclara-t-il avec un petit sourire, qui lui valut un haussement de sourcil de la part d’Henri et une grimace de celle d’Angélique.
Il se laissa sombrer dans le fauteuil confortable, en songeant au chapon qui les attendait et sa garniture de choux, ainsi qu’au bonheur simple de les partager avec des gens qu’il appréciait. Un sentiment, cette fois, authentique et spontané.
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