Henri maudissait le sort qui avait mené leurs pas dans cette banlieue industrielle du pourtour de la capitale. Il n’avait jamais été fanatique de ces lieux qui ne se décidaient pas entre ville et campagne, où les vergers entourés de murets alternaient avec les hautes grilles des usines. En ce mois d’avril 1897, les fleurs de pêchers répandaient dans les airs leur douce fragrance, qui se mêlait à la fumée issue de la vertigineuse cheminée de briques de la forge locale, l’une des plus grandes de la région de Paris.
« Nos recherches ont fait chou blanc, déclara son ami Alexandre d’Harmont en redressant son haut-de-forme, mais je ne m’avoue pas vaincu pour autant ! Ce souterrain existe bien, il doit relier l’église au château qui se trouvait ici ! »
De sa canne à pommeau d’argent, il désigna les hauts murs de la forge. Henri leva le nez et soupira :
« Château qui n’existe plus… Nous risquons de déboucher dans un potager… ou une fonderie, si nous avons moins de chance.
— Encore un ravage de cette soi-disant révolution ! » grommela le hobereau.
Alexandre ne se mêlait pas de politique et sa haine de la Révolution – si un homme tel que lui était capable d’en éprouver – ne venait pas de sa qualité de nobliau provincial, mais des dégâts irréversibles dont des pièces inestimables d’art et d’architecture avaient fait les frais.
« D’ailleurs, ce souterrain n’a rien de bien surnaturel, poursuivit Henri pensivement. Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il pourrait entrer dans votre somme ? »
Le comte rédigeait depuis près d’une quarantaine d’années une encyclopédie de l’Étrange qui constituait le grand œuvre de toute sa vie. En tant qu’expert, il collaborait périodiquement avec le bureau des Affaires hermétiques, une modeste administration qui avait la tâche lourde et secrète d’enquêter sur les faits dont l’origine laissait deviner une intervention ésotérique ou l’utilisation de sciences insolites. Avec ses longs cheveux gris et ses habits aussi surannés que bariolés, il passait pour un original, mais il possédait un esprit fin et affûté ; même s’il approchait de la soixantaine, il restait prompt à employer sa canne-épée si la situation l’exigeait.
Pour ceux qui ne connaissaient pas le duo, la profonde amitié qui le liait au jeune journaliste Henri Berliniac pouvait paraître étrange, mais au fil de leurs missions au sein du bureau, ils étaient devenus inséparables. Alexandre était l’une des rares personnes informées de l'exacte nature de ce garçon désinvolte, dont les yeux noisette s’animaient parfois d’une bizarre lueur de vif-argent. Le journaliste traversait une mauvaise passe et même s’il avait tenté de rompre avec son meilleur ami pour ne pas l’entraîner dans une affaire qui le dépassait, le comte tenait, à chacun de ses retours à Paris, à l’emmener avec lui dans de rocambolesques explorations pour lui changer les idées.
« Eh bien… Je pense au contraire qu’il a pu y avoir d’étranges rituels liés à l’existence d’une source souterraine qui est attestée… »
Henri laissa Alexandre parler, l’écoutant à peine ; bien trop de préoccupations habitaient son esprit pour qu’il s’amusât, comme par le passé, de ces recherches fantaisistes. Ils longeaient un vaste terrain vague, bordés d’un muret, quand le portail s’ouvrit, livrant passage à un homme qui n’avait rien d’un ouvrier ni d’un cultivateur. Très proprement vêtu d’un costume sombre, il le frappa par la vivacité qui émanait de lui. Même dans son pas plein d’allant, il percevait une précision de geste qui invoqua chez lui un vif intérêt.
À sa grande surprise, Alexandre s’arrêta net en voyant l’inconnu, qui leur faisait face à présent ; son visage aux traits aigus, parés d’une barbiche noire bien taillée et d’une moustache soigneusement rebiquée, s’accordait au reste de sa personne ; son regard brillant laissait deviner un esprit des plus affûtés.
« Alexandre, vous ici ? s’exclama l’homme.
— Georges, quelle heureuse surprise ! »
Les deux hommes se serrèrent la main et échangèrent nouvelles et propos plaisants sous le regard d’un Henri un peu ennuyé.
« Henri, venez donc ! » lui lança Alexandre en appuyant ses paroles de grands signes.
Le journaliste se rapprocha ; il avait toujours prisé la société, mais les circonstances actuelles avaient changé radicalement ses habitudes. Le comte était l’une des rares exceptions à sa solitude imposée. Toutefois, il ne pouvait manquer de courtoisie envers une connaissance de son meilleur ami !
« Georges, que voici, poursuit la très noble carrière d’illusionniste ! »
Henri lança un regard surpris vers l’encyclopédiste, qui ajouta avec un petit sourire :
« Sans doute vous étonnez-vous qu’un homme de ma vocation fréquente les magiciens de scène, mais leur concours m’est en fait fort précieux. Comment, sinon, pourrais-je dissocier le vrai du faux ? Leur connaissance des trucages et leur œil acéré me sont d’un immense secours. D’ailleurs, je serais étonné que vous n’appréciiez pas vous-même les tours de passe-passe ! »
Henri le concéda d’un haussement d’épaules :
« Je ne peux, hélas, rien vous cacher… Mais, poursuivit-il en se tournant vers leur interlocuteur, à présent que j’y réfléchis, il me semble vous avoir déjà croisé… ou peut-être vu sur une scène. N’est-ce pas vous qui avez racheté récemment le fameux théâtre de monsieur Robert-Houdin ? »
L’illusionniste sourit avec une belle humeur :
« C’est bien cela… il y a presque dix ans à présent.
— Mais dans ce cas, quel heureux hasard nous vaut de vous croiser dans ce lieu perdu ?
— Je pense acheter ce terrain, dans le cadre d’un nouveau projet…
— Cet endroit est trop peu passant pour un théâtre… »
L’homme éclata de rire :
« Je propose que nous poursuivions cette discussion dans un endroit plus agréable que cette rue ! Je vous expliquerai tout !
— C’est une idée que j’approuve ! », déclara Alexandre, toujours soucieux de son confort.
Un peu plus tard, Henri, Alexandre et Georges se trouvaient attablés dans un troquet du centre-ville, non loin de l’église vénérable qui avait conduit le duo en ces lieux, mais aussi de la frontière fluctuante avec la campagne environnante.
« Vous continuez de faire mystère de votre projet, remarqua Alexandre après avoir pris une gorgée de sa liqueur de fine champagne.
— Patience, mon ami ! s'amusa Georges. Je vais y venir bien vite ! »
Henri sentait la fatigue déjà peser sur lui, mais l’ami d’Alexandre dégageait une telle énergie qu’il parvenait presque à dissiper la lassitude qui avait pris résidence dans ses os, depuis une certaine rencontre malencontreuse. Cette conversation le distrayait de ses nombreux soucis – il devait bien l’admettre. Et même s’il avait manifesté de l’étonnement face à cette accointance, il s’avouait très féru de la magie de spectacle, sans doute en raison du mélange d’habileté, de boniment et d’art qu’elle constituait.
« Maintenant que j’y réfléchis, je me souviens avoir lu vos chroniques, monsieur Berliniac., déclara Georges. J’appréciais tout particulièrement vos articles sur les progrès de la science. Il n’y a pas de limites à ce qu’ils peuvent offrir, mais vous êtes l’un des rares à ne pas les considérer comme ennemis de l’imagination et de la fantaisie ! »
Ses yeux étincelaient d’enthousiasme.
« Et cela a un rapport avec votre fameux projet ? demanda finement Alexandre.
— Je suppose, déclara Georges sur le ton de la confidence, que vous êtes au fait de l’invention des frères Lumière ?
— Le Cinématographe ? Qui pourrait l’ignorer ? »
Cette fois, l’intérêt d’Henri se trouvait tout à fait éveillé.
« C’est cela ! Des images qui bougent, pensez-vous ! Même si ces deux hommes sont des génies des plus distingués, ils n’ont pas perçu toutes les possibilités de leur invention. Il est bien joli de montrer des scènes pittoresques de nos villes, ou de petites saynètes… Mais je crois qu’on peut aller plus loin ! Nous autres illusionnistes avons déjà intégré la science à nos numéros ! Est-ce que ce cinématographe ne permet pas, finalement, de porter à un niveau ultime l’art de l’illusion ? »
Henri devait avouer que l’enthousiasme de Georges était infectieux.
« Et vous, monsieur Berliniac, à quoi vous consacrez-vous à présent que vous avez quitté l’Hermès parisien ? »
Le journaliste demeura silencieux un moment ; il ne pouvait révéler sa mission très spéciale auprès d’un certain magnat des transports américain. Il déclara la première chose qui lui passa par l’esprit…
« Je me suis lancé dans l’écriture. Même si je n’ai encore rien publié, je poursuis la rédaction d’un roman-feuilleton !
— Oh, vraiment ? Mais c’est merveilleux ! Et que raconte-t-il ?
— Je reste dans le registre des histoires fantastiques…
— Et vous ne pouvez vraiment pas m’en dire plus ? Je vous comprends… »
Henri avait le sentiment de s’embourber… Il était plutôt doué pour tisser des mensonges, mais pour une fois, il se sentait un peu acculé.
« Eh bien… »
Il repensa aux différentes affaires qu’il avait résolues avec l’aide d’Alexandre, mais la plupart disparaissaient sous le sceau du secret d’État. Il se laissa inspirer par des faits bien plus personnels – et bien plus incroyables, pour que quiconque puisse leur reconnaître un fond de vérité…
« Eh bien… C’est l’histoire d’un détective qui court après un voleur dont la complice est la lune…
— La lune ? En tant que personnage ? »
Georges esquissa un sourire rêveur :
« Il est vrai qu’elle ressemble parfois à un large visage lumineux penché sur nous… Alors qu’il semblerait qu’elle ne soit qu’un caillou froid et sans vie… Nous sommes loin des Sélénites de Cyrano de Bergerac ! Et sans doute bien plus proche du voyage que nous a décrit monsieur Jules Verne voici déjà près de trente ans ! »
Henri s’estima soulagé que la discussion se portât sur un terrain moins incertain que les méfaits d’une magicienne aux lèvres pâles et aux yeux teintés de sang.
« Je suis navrée de devoir vous fausser compagnie, Alexandre, poursuivit Georges, mais quelques obligations me rappellent à Paris. C’était un plaisir de vous rencontrer, monsieur Berliniac. J’espère pouvoir très bientôt lire votre roman-feuilleton, voire échanger de nouveau avec vous ; vous possédez une imagination très vivifiante ! »
Henri s’étonna un peu de voir ainsi vanter ses deux ou trois mots sur un projet fictif. Il devait avouer que ce Georges lui plaisait ; il brûlait en lui une flamme si intense qu’il communiquait sans peine sa passion. Il espéra pouvoir lui aussi le rencontrer de nouveau. La petite compagnie se salua avant de se séparer.
Quand l’homme fut reparti, Henri se tourna vers Alexandre :
« Quel était son nom, déjà ? Je crains de n’avoir saisi que son prénom…
— Oh, pardonnez-moi. Son nom est Méliès… »
Henri nota mentalement ce nom… Il espéra silencieusement que ce magicien pourrait un jour donner corps à ses rêves et que ceux-ci ne seraient jamais trahis par la grisaille du monde. Si ledit monde ne succombait pas au danger qui le menaçait et qu’Henri tentait désespérément de déjouer.
Mais même au fond du tunnel, il fallait parfois laisser les rêveurs montrer la voie.
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