Le cabinet de Sophie Le Guellec se trouvait au rez-de-chaussée d’un immeuble modeste, aux alentours de la gare Montparnasse. Plus d’une fois, en parcourant les rues à la recherche de la bonne adresse, Fornassier entendit le timbre rauque du patois bretonnant et celui plus pittoresque du « gallo ». Il lui parut naturel que la jeune fille, dont le nom évoquait la péninsule occidentale, résidât parmi ses compatriotes.
Malgré tout, il ne se faisait pas une grande idée de celle qu’il allait rencontrer. Il jugeait aberrant de gagner sa vie de cette façon ! Cela dit, au milieu des voyantes, des magnétiseurs et des médiums qui truffaient le milieu des amateurs d’ésotérisme, son domaine d’expertise ne détonait pas particulièrement.
Il frappa à la porte de ce qui ressemblait à une ancienne boutique, dont la vitrine murée avait laissé place à un trompe-l’œil représentant une mystérieuse forêt aux arbres moussus, autour de rochers majestueux. Le battant s’ouvrit presque aussitôt, pour laisser apparaître une jeune femme au visage pâle piqué de taches de rousseur, aux cheveux sombres parcourus des reflets cuivrés. Malgré sa petite taille – elle lui arrivait à peine au menton – sa présence le submergea tout entier. Le trait qui retint le plus son attention fut ses yeux : d’un gris très clair, cerclé d’un anneau plus foncé, ils semblaient plonger aux tréfonds de son âme.
« Vous… vous êtes mademoiselle Le Guellec ? »
Elle acquiesça en souriant :
« C’est moi, en effet. Comment puis-je vous aider ? »
Sa voix contenait encore une pointe de l’accent de sa terre natale. Fornassier ne le trouva pas désagréable, bien au contraire.
« Je suis l’inspecteur Fornassier et je … je souhaitais recourir à votre expertise à propos d’un objet étrange. Je suis recommandé par le comte Alexandre d’Harmont. »
Son visage aimable s’épanouit davantage :
« Vous êtes un ami du comte ?
— Hélas, avoua-t-il, nous ne nous connaissons que depuis peu… Mais il m’a dit que vous pouviez m’aider. Il m’a laissé une lettre pour vous !
— Venez, nous serons mieux à l’intérieur ! »
Elle fit entrer Fornassier dans un couloir sombre, qui donnait sur une porte qu’elle ouvrit pour lui. Il découvrit un salon des plus dépouillés, sans autre décoration que quelques tableaux pendus aux murs, évoquant sans doute la Bretagne. Il s’était attendu à voir des livres, mais il n’y en avait aucun… ni même de bureau. Juste quelques sièges, une console, un placard et… des plantes.
« Si vous volez vous asseoir… » proposa la jeune femme en lui désignant l’un des fauteuils.
Le policier s’installa, luttant pour détourner son attention du bout de ses chaussures. La maîtresse des lieux s’assit en face de lui. Il en profita pour la détailler à la dérobée. Elle portait des habits simples, mais de bon goût : un corsage blanc et une jupe bleu-gris, avec un ruban assorti au col. De discrets pendentifs d’argent luisaient à ses oreilles.
« Pouvez-vous me montrer cette lettre ?
- La lettre ?
- Oui, celle du comte ! »
Embarrassé par sa distraction, Fornassier la tendit à son interlocutrice. La jeune femme le décacheta et prit le temps de la parcourir avec attention. Un petit sourire joua au coin de ses lèvres. Elle replia le papier qu’elle glissa dans une poche de sa jupe et fixa son visiteur de son regard aigu, en pianotant sur le bras du fauteuil :
« Le comte semble vous apprécier. Je vais vous aider, mais juste parce que je lui demeure redevable ! Pouvez-vous me montrer l’objet en question ? »
Le jeune homme tira de sa poche la cuillère à absinthe, toujours enveloppée dans son mouchoir blanc. Sophie Le Guellec la saisit en prenant garde de ne toucher que le tissu, qu’elle écarta pour l’examiner :
« Les conclusions du comte me semblent tout à fait exactes. Il s’agit bien d’un objet de puissance… je peux le sentir ! J’ignore qui l’a créé et dans quel but, mais une chose est sûre : il ne peut être employé que par une femme. Je pense qu’il s’agit d’un instrument d’invocation… mais de quelle créature, je ne saurais le dire ! À moins que... »
Elle se mordilla pensivement la lèvre inférieure. Fornassier ne put que suspecter ce qu’elle n’avait osé formuler, et cela ne lui plaisait guère.
« Vous ne pensez quand même pas… essayer ? souffla-t-il.
— Et pourquoi pas ?
— Parce que… c’est dangereux ! souffla-t-il.
— Pas pour moi en tout cas. D’après ce que vous m’avez dit, les victimes étaient toutes des hommes, non ? »
Le visage du policier devint cramoisi :
« Mais ce n’est pas pour moi que j’ai peur ! »
La jeune femme leva les yeux au ciel :
« Voyons, est-ce qu’une seule fois, une femme a subi autre chose que d’une accusation rapide qui aboutira sans nul doute à une condamnation injuste ? »
Le jeune policier soupira :
« Maintenant que vous le dites…
— De plus, poursuivit Sophie Le Guellec d’un ton docte, contrairement aux accusées, je suis tout à fait consciente de ce qui peut arriver ! »
Fornassier se frotta la nuque, un peu gêné ; jamais il n’avait envisagé d’entraîner une jeune femme dans cette situation aussi étrange que menaçante.
« Vous n’êtes pas convaincu ? » insista-t-elle.
Il hésita à répondre ; la demoiselle possédait de toute évidence un caractère bien trempé. Il ne pouvait affirmer que cela lui déplaisait, même si elle lui mettait le dos au mur. Son regard se posa de nouveau sur le visage de Sophie Le Guellec : doucement arrondi, avec un nez légèrement retroussé, une bouche aux lèvres un peu plus minces que ne le voulait la mode, mais bien dessinées et expressives… et surtout ces grands yeux couleur de pluie. Il sentit son cœur battre un peu plus vivement.
« Écoutez, proposa-t-il, je sais que nous venons de nous rencontrer, mais que diriez-vous de dîner avec moi ce soir, dans un restaurant de votre choix ? Vous pourriez me parler de votre métier ?
— C’est d’accord, déclara-t-elle gravement, mais à une condition. »
Il haussa un sourcil, surpris :
« Ne m’invitez pas. Chacun paiera sa part. Je ne suis pas persuadé que vos revenus soient meilleurs que les miens. Et nous sommes… des relations d’affaires. »
Il en fut vaguement surpris, mais le caractère de la jeune femme lui plaisait. Il serra la petite main fine, mais ferme qu’elle lui tendait et esquissa un sourire :
« Comme vous le désirez ! »
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