Il fallut bien à Fornassier une semaine pour admettre que cette étrange affaire continuait d’occuper constamment ses pensées. Il finit par céder à l’appel dévorant de la curiosité. Cette fois, cependant, il comptait intervenir en dehors de ses heures de service. Quand arriva son jour de congé, il décida de passer à l’action et se rendit à l’adresse de l’érudit, dans le cinquième arrondissement de Paris, non loin de la vénérable Sorbonne. Que risquait-il, encore une fois – hormis un ridicule dont personne ne serait témoin ? L’homme semblait inoffensif, et se montrait parfaitement urbain. Le jeune policier songea qu’il pourrait même trouver un certain plaisir à sa fréquentation.
En ce beau dimanche d’avril 1893, où un souffle printanier s’attardait sur la ville, Fornassier prit le temps d’arpenter les rues les plus pittoresques du quartier et de suivre les quais de la Seine parmi les badauds attirés par les bouquinistes et autres petits marchands, sous la majestueuse férule de Notre-Dame. Il admira la monumentale fontaine Saint-Michel, longea les anciens termes de Cluny, observa avec mélancolie la façade austère et classique de l’université – lui qui aurait tant aimé en user les bancs ! Mais la fortune – ou plutôt l’absence de fortune – de sa famille en avait décidé autrement.
Enfin, il retrouva la rue des Feuillantines et l’immeuble où habitait le comte, au numéro 7. D’allure modeste, le bâtiment arborait de discrètes décorations baroques au-dessus de la porte et des fenêtres. Quand il frappa, le concierge vint lui ouvrit et le dirigea vers le second étage, avec un mélange de curiosité et de suspicion.
« Monsieur le comte reçoit peu… », précisa-t-il, espérant sans doute quelques détails que le jeune homme n’avait aucun désir de lui confier. Tandis qu’il l’escortait vers l’escalier, il poursuivit :
« C’est un véritable honneur qu’il accepte de vous faire venir chez lui. J’espère qu’il ne va pas changer d’avis… Enfin, il n’a pas dû vous convoquer pour vous mettre à la rue ! En tout cas, vous ne serez pas déçu, croyez-moi ! Il est sûrement ici, à cette heure, il travaille à son… grand œuvre, comme il le dit. Tenez, nous y voici, c’est sur la droite. »
Un peu noyé sous ce flot des paroles, le jeune homme se laissa conduire sans prononcer un mot. La main glissée dans sa poche, il tournait entre ses doigts la carte de visite, en se demandant où il allait mettre les pieds. Il veilla à ce que le concierge eût disparu avant de frapper à la porte, puis attendit, un peu nerveux, que lui parvînt une réponse. S’il n’en recevait aucune, ce serait sans doute le signe qu’il s’était fourvoyé en acceptant l’invitation de l’érudit.
Au bout d’une longue – très longue – minute, des pas feutrés se firent entendre. Enfin, le battant pivota en craquant, révélant le digne aristocrate. D’Harmont avait revêtu un costume de flanelle d’un bleu un peu vif, et portait aux pieds de confortables pantoufles. Un épais foulard rouge sombre entourait son cou. Il semblait fidèle à lui-même – ou plutôt, à ce que Fornassier avait pu voir de lui.
« Ah, mon jeune ami ! Voilà qui est inattendu ! Mais… aussi, fort plaisant ! Si vous voulez bien entrer… »
Il s’effaça pour livrer passage au jeune homme, qui eut l’impression d’entrer dans une bibliothèque, certes pas des plus grandes, mais qui conservait des ouvrages plus précieux que la plupart des établissements officiels. Chaque mur se doublait d'étagères, où se livraient au regard des dos de cuir estampillés d’or, de toutes teintes et de toutes époques, portant des titres aussi étranges que La clavicule de Salomon ou Le songe de Polyphile. Il dut prendre sur lui pour avancer plus avant dans l’antre du comte. Celui-ci le dirigea vers un bureau dont la fenêtre donnait sur la rue, tapissée de livres comme tout le reste de son appartement.
Fornassier ne put s’empêcher d’admirer le magnifique meuble Henri II sur lequel l’érudit donnait naissance à ses œuvres. Orné de sculptures baroques, mais néanmoins élégantes, il semblait encourager tout à la fois la rigueur et la fantaisie. Son hôte se garda de prendre place derrière ; il invita le jeune policier à s’installer sur l’un des deux sièges qui se trouvaient devant, comme pour une conversation entre amis. Fornassier s’exécuta sans discuter.
« Je suis content que vous ayez osé me rendre visite ! déclara D’Harmont avec un sourire amusé, mais bienveillant. Je suppose que vous avez hésité avant de franchir le pas, et c'est bien naturel, mon jeune ami ! Vous n’avez sans doute pas été formé à garder l’esprit ouvert. Un peu de sérieux, de rigueur, d’incrédulité n’est pas un mal, mais refuser les mystères du monde est toute autre chose ! »
Le jeune homme acquiesça maladroitement, indécis sur l’attitude à adopter face à cet individu paradoxal.
« Je pense qu’avant toute chose, un policier doit être curieux. Tout comme moi, vous avez pour mission de porter la lumière sur les mystères que vous trouvez sur le chemin, d’aider les gens qui s’y trouvent confrontés et de faire triompher la vérité ! Vraiment, vous avez choisi une admirable vocation, même si la fréquentation de tout ce que le monde offre de plus noir peur parfois la ternir… »
Le jeune homme écouta ce discours avec intérêt. Jamais il n’avait considéré son métier sous ce jour passionnant, même si le désir d’être utile à la société avait clairement pesé dans son choix de sa carrière.
« À vrai dire, répondit-il d’un ton un peu sinistre, j’ai bien souvent l’impression de n’être qu’une sorte d’égoutier, qui doit plonger les mains dans la lie pour nettoyer l’ordure que charrie la société… Mais le plus triste, c’est de découvrir qu’il y traîne bien souvent des choses qui auraient pu être sauvées, et qui peuvent l’être encore, mais de n’avoir aucun moyen ni aucune solution pour le faire. »
Le comte opina gravement :
« Je vous comprends. D’une certaine manière, on me demande parfois de jouer le même rôle ! Je dois apporter mes lumières sur des questions pour lesquelles il n’existe a priori aucune réponse logique ni scientifique. Mon constat, malgré tout, diffère un peu du vôtre : nous vivons dans un monde d’aveugle et de sourd, mais je crois fermement que l’humain peut encore s’améliorer, s’éduquer… Que toute la société peut évoluer dans le bon sens. Vous allez sans doute me trouver trop optimiste, mais j’ai choisi de ne pas me concentrer sur les aspects les plus sombres de la vie, juste sur les plus merveilleux ! »
Fornassier esquissa un timide sourire. La compagnie de cet homme le changeait fort agréablement de celle de Clément, qu’il respectait pour son expérience du métier, mais qui prenait un soin presque méticuleux à ne pas quitter les sentiers battus.
« Mais trêves de bavardage. Vous êtes venus chercher une aide que je vous ai promise. Il se trouve que j’ai très exactement ce que vous recherchez. Un docteur féerique. Ils sont rares en ces terres parisiennes – ou plutôt elles sont rares… car le plus souvent, il s’agit de femmes…
— De femmes ? »
Le jeune homme rougit légèrement. Il n’avait pas l’habitude de fréquenter la gent féminine. À la mort de sa mère, il avait été confié par son père, un marchand itinérant, à un oncle et une tante boutiquiers déjà parents de trois garçons. Il avait formé avec eux une fratrie soudée, même s'il ne partageait pas leur aspiration à suivre une carrière familiale parfois ingrate, mais confortable. Le comte s’amusa de sa réaction, mais choisit avec tact de ne pas la commenter :
« Il s’agit de personnes capables de voir les fées, qui ont souvent reçu de leur famille un savoir ancestral à leur sujet. Il n’en existe que deux dans tout Paris. J’ai pensé que Sophie Le Guellec constituait le meilleur choix. C’est une jeune personne très sérieuse. Quand la pauvre enfant est arrivée de Bretagne, elle cherchait un travail de domestique, mais avec un don pareil, c’eut été un véritable gâchis ! Elle possède également des talents de médium particulièrement affinés. Lors d’une aventure que je vous conterai un jour, j’ai eu l’occasion de travailler avec elle. Elle m’a tellement impressionnée que je l’ai aidée à montrer son cabinet et à se constituer une clientèle. Mais pour vous, bien sûr, ce sera gratuit… Je vais de ce pas rédiger une lettre de recommandation. »
Il sortit d’un des casiers de son bureau une feuille vierge, trempa sa plume dans son encrier et commença à rédiger. Quand il eut fini, il scella la lettre, inscrivit le nom et l’adresse de la jeune femme, et la tendit au policier :
« Tenez. Prenez-en soin. »
Il examina la lettre un moment, avant d’enfin tendre la main pour le saisir.
« Je vous remercie », déclara-t-il très formellement.
Il glissa le pli dans la poche intérieure de sa veste. Même s’il restait sceptique, il choisit de se fier à l’avis du comte. Seul l'avenir jugerait de sa décision…
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