Fornassier perçut le regard réprobateur de son supérieur, mais il l’ignora ; il saisit avec douceur le bras de la jeune fille pour la conduire vers une chaise.
« Mademoiselle Rajot, que s’est-il passé ? »
La domestique baissa les yeux et se laissa tomber sur une chaise, pressant l’une contre l’autre ses mains tachées de sang.
« Je l’ai tué », souffla-t-elle d’une voix atone.
Le jeune policier sentit sa gorge se serrer face à cet aveu désespéré. Émilie Rajot n’avait visiblement rien d'une tueuse, pas plus, en fait, qu’Ève Cliquot. Cette fois, ce fut Clément qui se détourna avec un peu de gêne. Voyant que son supérieur s'effaçait devant lui, il s’assit à son tour et demanda avec le même ton calme et compatissant :
« Que s’est-il passé exactement ? Pouvez-vous vous en rappeler ? »
Elle releva vers lui son visage tâché de sang et de larmes.
« Vous allez me prendre pour une folle… »
Fornassier soupira :
« Je ne peux rien vous promettre, mademoiselle Rajot. Malheureusement. Mais je veux entendre votre histoire. Et, s’il vous plaît, n’en omettez rien ! »
Les mains de la jeune fille se serrèrent sur sa jupe ; sa respiration se fit heurtée :
« Mon père… J’ai tenté d’être une fille dévouée. Il n’avait que moi… Il se sentait seul… Et sans doute… sans doute. Je… »
Le jeune homme se tourna vers le policier en uniforme qui veillait derrière son dos :
« Pouvez-vous sortir, je vous prie ? »
Clément laissa échapper un grand éclat de rire :
« Et pourquoi pas moi, pendant que j’y suis ?
— Justement, chef… je vous en prie… Je suis certain que je ne risque rien ! N’est-ce pas, mademoiselle Rajot ? »
Elle acquiesça en silence.
« Bien, grommela l’inspecteur en hausser ses épaules épaisses. Cette affaire est la vôtre si vous le souhaitez. »
Une fois seul avec la jeune fille et le cadavre, pudiquement recouvert d’une nappe blanche, Fornassier demeura assis devant elle sans prononcer un mot, attendant qu’elle prît l’initiative des révélations. Le bruit de la pendule et le craquement des vieilles poutres rythmaient le silence qui s'éternisait.
« Mon père… souffla-t-elle. Il se sentait très seul depuis la mort de ma mère. Il me prenait pour elle... du moins, je pense. Parce que sinon, pourquoi aurait-il fait une chose pareille ? »
Fornassier n’avait pas besoin de lui demander de quoi elle parlait. Les policiers étaient conduits à voir les aspects les plus noirs de la société, et les relations incestueuses forcées par certains pères sur leurs enfants en faisaient partie. Même si la jeune domestique tentait de l’excuser, elle devait éprouver une profonde aversion pour ce qu’il lui faisait subir. Peut-être avait-elle fini par perdre tout contrôle et abandonné sa soumission de bonne fille pour se défendre…
« Que s’est-il passé juste avant, mademoiselle Rajot ? Cette absinthe et cette cuillère… Vous les avez... pris chez votre patronne ? »
La jeune fille blêmit :
« Mais comment…
— Il restait des traces sur les verres brisés. Vous vous êtes glissées dans l’appartement, juste après l’agression, et vous avez volé les deux objets. Est-ce que je me trompe ? »
Elle baissa la tête d’un air coupable :
« J’ai été horrifiée par ce que j’ai vu. Je voulais appeler la police, je pensais qu’un tueur était rentré chez elle ! C’est alors que je les ai vus… le flacon et la cuillère. Mon père… Il aimait tant cela…je suis une honnête fille, monsieur, mais je pensais que si je pouvais lui donner… Il me laisserait en paix… »
Les larmes coulaient sur ses joues. Ses doigts se crispaient si fort sur l’étoffe que ses jointures blanchissaient.
« Continuez…
— Il a été très content en les voyant. Tout allait très bien. J’ai commencé à préparer la boisson sous son regard. Ses yeux… »
Elle secoua la tête.
« J’ai versé l’absinthe, j’ai posé la cuillère, puis j’ai fait couler l’eau sur le sucre… Et là, il s’est passé une chose très étrange. J’ai vu surgir une forme translucide… d’un vert clair… Une femme qui me souriait. Elle m’a parlé… Elle m’a dit que je devais faire ce qui me tentait depuis tant d’années… »
Elle ravala un sanglot avant de poursuivre :
« Sa voix était… terriblement envoûtante… Et là, c’est comme si tout ce que j’avais enduré, enfermé au fond de moi resurgissait soudain. Comme si plus rien ne pouvait m’empêcher d’agir. J’ai attrapé le couteau sur la table et j’ai frappé… frappé… »
Elle enfouit son visage entre ses mains, laissant les sanglots l’agiter comme si un barrage en elle s’était soudain brisé. Le policier soupira ; il éprouvait encore plus de pitié pour Émilie que pour Ève. Elle avait dû subir cette situation depuis son enfance, sans oser se défendre. Il espéra que les jurés ne se montreraient pas trop durs avec elle, même si le crime de parricide était considéré comme l’un des plus terribles au monde. Mais pouvait-il reprocher à cette jeune fille d’avoir supprimé un monstre qui avait commis contre elle, à de multiples reprises, un forfait haïssable, au point que la folie s’était emparée d’elle ?
Malgré tout, quelque chose dans son histoire lui semblait étrangement familier. Certes, Ève Cliquot n’avait pas été aussi loin dans ses aveux, mais elle avait parlé d’une présence, d’une voix…
« Je prends la cuillère et le flacon comme pièces à conviction », déclara-t-il.
Clément se moquerait de lui, mais il n’en avait cure. Il y avait un véritable mystère derrière toute cette affaire, qu’il était bien décidé à éclaircir.
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