L’affaire avait été vite classée. La folie constituait un motif simple et évident aux yeux de tous ; Eve Cliquot demeurerait confinée pour le restant de ses jours dans l’aile des patients dangereux. Fornassier décida de sortir tout cela de sa tête, même s’il gardait l’étrange impression de trahir la jeune femme. Après tout, il n’avait pas pris le temps d’interroger la domestique, mais sans doute n’avait-elle eu aucun rôle dans cette histoire.
Il pensait ne plus jamais avoir d’échos de ce drame. Peut-être Clément avait-il vu juste, tout compte fait : les bizarreries qu’il avait pu remarquer n’étaient que le fruit de son imagination qui, aux dires de son supérieur, était souvent trop active.
Les choses auraient pu en rester là, mais à peine une semaine plus tard, Clément et lui-même furent appelés sur le théâtre d’un nouveau désastre. Une affaire terrible qui devait faire resurgir ses doutes de la façon la plus violente qui fut, en les ramenant non loin du premier crime.
Même si le quartier dans lequel avait habité Ève Cliquot était plutôt cossu, tous les logements n’offraient pas un luxe similaire. À l’arrière des cours et sous les combles se trouvaient des appartements plus modestes, comme celui vers lesquels ils montèrent par un escalier torsadé, en une fin de journée ensoleillée. Les rayons entraient à peine par les fenêtres dormantes dont les carreaux avaient été pour partie remplacés par des planches de bois ; les murs sentaient le salpêtre et le renfermé. Ils durent s’user les jambes sur six étages – au grand dam de Clément, qui soufflait comme un phoque – avant de parvenir sur le bon palier.
Cette fois, ils furent les premiers sur place. Les policiers en uniforme qui les accompagnaient eurent vite fait de sécuriser les lieux. Quand ils cognèrent à la porte, ce fut une jeune femme – presque une jeune fille – qui vient leur ouvrir. Elle portait des vêtements simples, mais de bonne qualité, éclaboussés de sang, et les fixait avec des yeux affolés. Même si elle ne semblait pas aussi hagarde qu’Eve Cliquot, quelque chose de similaire dans son regard alerta Fornassier.
« En… entrez vite », balbutia-t-elle en se tordant les mains.
La jeune femme s’effaça précipitamment. Dans le petit appartement modeste, mais bien tenu, une scène terrible apparut devant les deux policiers. Un homme d’une cinquantaine d’années, grand et osseux, le crâne garni d’un chevelure maigre et grisonnante, baignait dans son sang. Ses lèvres avaient été atrocement tailladées, comme si quelqu'un avait tenté de les lui couper… de même que son bas-ventre. Le couteau de cuisine qui avait servi à toute cette boucherie avait fini sa course dans sa gorge.
Fornassier dut se détourer le temps que ses haut-le-cœur se calmassent. Clément, qui s’était endurci au fil de ses vingt-cinq ans de métier, fit asseoir la jeune femme :
« Vous connaissez cet homme ? »
D’une main maculée de sang, elle ramena une mèche sombre derrière son oreille, marquant sa joue d’une trace écarlate.
« C’est… c’est mon père… Alexandre Rajot. »
Le nom de Rajot parut familier au jeune homme. Où avait-il bien pu l’entendre ?
« Et vous êtes ?
— Émilie Rajot… »
La lumière se fit dans l’esprit de Fornassier ; il s’avança et demanda abruptement :
« Seriez-vous par hasard la domestique de mademoiselle Eve Cliquot ? Ou plutôt, son ancienne domestique ? »
La jeune fille demeura bouchée-bée, avant de baisser la tête.
« En effet… Comment le savez-vous ? » chuchota-t-elle.
Le policier regarda autour de lui, sur le simple buffet de bois, sur la table massive… Cette fois, ce qu’il cherchait était bien là.
Un flacon d’absinthe.
Une bouteille d’eau.
Un verre à réservoir.
Enfin, une magnifique cuillère ajourée.
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