Thème : « Non, arrêtez ! »
Il n’y a pas grand-chose qui soit susceptible de le troubler durablement ni profondément. Quelles que soient les horreurs auxquelles il se trouve confronté, il fait en sorte de ne pas les laisser s’imprimer dans sa mémoire. Et s’il n’y arrive pas, il enfouit les souvenirs désagréables au plus profond de son esprit, dans le plus petit caveau noir de sa psyché.
Même l’expérience la plus terrifiante de toute sa vie a été depuis longtemps oubliée. Oh, il sait ce qui s'est passé, puisqu’il est ce qu’il est, mais il ne parvient pas à invoquer la moindre image, la moindre sensation.
Parfois, dans ses rêves, sans doute revit-il ces moments, car il se réveille en sueur, le cœur battant… mais déjà, ils se sont effacés. Seule demeure cette vague angoisse, ce sentiment d’horreur absolue.
Peu importe, finalement : ce n’est pas l'unique drame qui a marqué son existence. Et il faut affronter le quotidien.
Ce jour-là, la mission qu’il a reçue, en compagnie de son ami et partenaire Alexandre, recèle une sensibilité toute particulière : ils doivent envahir le laboratoire d’un savant fou qui effectue des expériences sur des enfants. Plusieurs petits corps portant les stigmates terribles de ces actes sordides ont été retrouvés, abandonnés comme des poupées cassées dans d’anciennes carrières. Aucun être civilisé ne peut accepter cela. Même le très stoïque capitaine Borée, lorsqu’il expose les faits à ses deux agents, paraît secoué. Henri se souvient que son supérieur possède, sous un autre nom, dans une autre vie, une épouse et des enfants. Cette fois, ce ne sera pas une obligation sociale ou politique, ni le sens du devoir qui le poussera à traquer le coupable, mais un besoin inné de justice qui anime son cœur révolté.
Le temps presse. Avec une urgence fébrile, les deux hommes remontent des pistes embrouillées, pour enfin parvenir à démêler l’écheveau et suivre le fil principal jusqu’à une mine désaffectée, à deux heures de Paris.
Quand ils plongent dans le dédale de tunnels, un étrange sentiment s’empare d’Henri. D’autres images se superposent à celles qui défilent devant ses yeux. Des visions d’un très lointain passé, presque effacées, presque oubliées. Petit à petit, le panorama change. Il distingue des installations récentes ; des plaques de métal couvrent les parois. Une faible luminosité tire de l’ombre des portes blindées, des armoires chargées de leviers, de boutons, d’ampoules et maints éléments insolites.
Les deux agents progressent avec précaution dans la lueur blanchâtre des barres électriques. Enfin, ils parviennent à une issue lourdement gardée. Les deux sbires ne résistent pas longtemps à leur attaque conjointe et atterrissent inconscients sur le sol.
Henri a tôt fait de forcer la serrure pour leur donner accès au laboratoire secret. Et là, les deux hommes se retrouvent confrontés à une vision d’horreur. La pièce regorge d’appareils bizarres, qui pulsent, clignotent, mugissent, vibrent, grondent… C’est un véritable enfer mécanique. Et au milieu, sur une froide table d’acier, sous un étrange dispositif hérissé de câbles, de tuyaux et d’aiguilles, un homme attache un petit garçon avec des bracelets de métal doublés de cuir, aux poignets comme aux chevilles.
Après l’examen des cadavres abandonnés dans la grande forêt aux alentours, les deux agents savent ce qui attend le jeune prisonnier. Des courants de différente intensité vont parcourir son corps frêle , des substances chimiques se déverseront dans ses veines. Ils ignorent l’objectif d’une telle barbarie… Ils ne peuvent que supposer. Créer un surhomme ? Un être pourvu de pouvoirs exceptionnels ? Un monstre destructeur ? Ou tout simplement tester l’effet de ces expériences sur un humain ? Cela importe peu : l’horreur reste l’horreur.
L’enfant pleure et se débat, sa voix s’élève, perçante, brisée, à moitié assourdie par le bruit des machines.
« Nous, arrêtez ! »
Ce sont les paroles que crie l’enfant, tandis que son oncle le couche sur la dalle de pierre polie. Il a tenté de se montrer fort, même s'il est terrorisé. Il veut sa mère, la seule personne qui peut le rassurer… mais elle l’a abandonné à l’entrée de la caverne. Il a perdu le collier d’ambre qu’il porte depuis sa prime enfance, en guise de protection. Le colifichet s’est brisé comme va se rompre sa jeune vie. De toute façon, comment aurait-il pu le préserver du destin qui l’attend ?
La pierre est glacée ; sa froideur traverse sa fine tunique. L’homme penché sur lui lui paraît effrayant : maigre, ascétique, avec de grands yeux couleur de néant…
« Reste tranquille ! »
Il ferme les yeux, retenant un sanglot. Malgré lui, il laisse échapper quelques mots :
« Je vous en supplie, laissez-moi, s’il vous, plaît... »
La petite voix résonne d’une manière inattendue dans cette pièce encombrée. Une autre image se superpose à celle qui apparaît devant ses yeux : une salle vide, nue, aux murs de pierre lisse, aux proportions élégantes. Le garçonnet qui est couché sur une dalle, sous un mécanisme plus simple, mais tout aussi effrayant, ne porte plus un pantalon et une chemise de toile grise, mais une tunique de lin blanc.
Il est cet enfant.
Une lumière de plus en plus intense l’environne ; il a l’impression que son âme est arrachée à son corps…
« Henri ? »
La voix inquiète ne lui parvient que de très loin ; elle lui paraît étrangère, comme un bourdonnement qu’il comprend à peine.
« Henri, nous devons intervenir ! »
Le journaliste sursaute ; il se sent comme englué dans ce souvenir qui remonte à la surface comme une nappe de goudron. D’un geste machinal, il sort son pistolet et braque le savant :
« Écartez-vous ou je tire ! »
Le scientifique tourne les yeux vers lui ; son visage creusé exprime une stupéfaction intense, puis une colère profonde. Sa main s’avance vers un levier qui va lancer tout le processus.
Un processus qui aboutira à la mort de l’enfant…
« Tu vas mourir pour revivre encore, et encore... »
La voix de son oncle résonne dans la salle de l’Ideon, mais quand le chaos de lumière et d’ombre l’emporte, tout son corps s’embrase de douleur. Rapidement, la souffrance physique laisse place quelque chose de pire, une chute dans le néant, comme si quelque chose avalait son âme pour la recracher…
Le coup part sans qu’il ait conscience de l’avoir tiré. Le savant hurle et tombe, serrant contre lui sa main mutilée par la balle. Alexandre se rue vers la table pour libérer l’enfant terrorisé et tâche de le calmer en murmurant des paroles rassurantes.
« Tout va bien, tu es sauvé... »
Oui, l’enfant est sauvé.
Mais Henri n’a pas eu cette chance.
Rien ne l’a sauvé en jour lointain, et rien ne le sauvera plus.
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