Thème : « Insomnie »
Parfois, les souvenirs le saisissent, en plein milieu de la nuit, sous forme d'images inconfortables…
Non. Pas inconfortables.
Insoutenables.
Des visions dont l'horreur le pétrifie, au point que son souffle se fige, prisonnier de son corps paralysé. Au bout d'un long moment, il respire de nouveau, avec les inspirations haletantes d'un homme qui a bien failli se noyer.
Ce n'est pas constant. Pas même fréquent, en fait. Mais ces nuits emplies d'ombre, de violence et de désastres passés ou fantasmés le laissent épuisé au petit matin.
« Fatigué, Berliniac ? »
Eusèbe Grangier, rédacteur en chef du Mercure parisien, pose un œil aussi soucieux qu'indulgent sur son journaliste vedette : il prend sans doute – et c'est compréhensible – les cernes sous les yeux d'Henri pour le témoignage d'une vie nocturne un peu trop festive. Ou d'un trop grand dévouement à sa mission d'information.
Il ne réfute rien. Il sourit, hausse les épaules, ramasse carnet et crayon et invoque une piste intéressante qu'il a commencé à remonter. Il ignore le regard brillant d'inquiétude de son supérieur. L'homme possède un bon fond, malgré ses tentatives répétées pour caser son employé avec l'une de ses multiples nièces aux cheveux roux. Henri préférerait ne pas avoir à le tromper de la sorte. Lui avouer toute la vérité sur sa vie mouvementée. Ses activités auprès du bureau des Affaires hermétiques, en tant qu'agent du gouvernement français chargé d’enquêter sur les faits « insolites » qu’aucun autre service n’est compétent à traiter. Sa nature d’« âme éveillée », sa qualité de « plus jeune des Douze » qui maîtrise autant de talents qu'il a connu d’existences, sa fonction de guide des âmes égarées. Car Henri a porté bien des noms au fil du temps.
Peut-être est-ce la nécessité de mentir qui l’épuise le plus ; davantage encore que ces rêves qui entremêlent les drames qui ont traversé une vie qui ne ressemblera jamais à celle des humains ordinaires. Peut-être est-ce le sourire permanent qu’il s’impose, pour assurer son image de dilettante – presque – oisif. Cette ambiguïté, ce paradoxe constant qui le font paraître si désinvolte, quand de tout temps il a œuvré sur de multiples fronts.
Alors, quand Eusèbe laisse échapper une remarque, Henri hausse les épaules et prétend qu’il doit sa fatigue à sa conquête du moment ou une sortie tardive et arrosée.
Pour un peu, il s’en persuaderait lui même !
Le temps passe.
Certaines nuits le voient combattre les ennemis de la République, ce gouvernement du « peuple » qui ne montre aucun scrupule à user et abuser de ses talents. D’autres le mènent à chercher l’oubli entre les bras d’une demoiselle peu farouche. Avec son charme naturel, il trouve aisément à satisfaire ses besoins. Même quand il rentre à l’aube et qu’il s’effondre, épuisé, sur son lit, le sommeil se fait rare. Il se retrouve avec la plus exigeante et la plus jalouse des maîtresses : sa solitude.
Le regard du comte d’Alexandre d’Harmont, son partenaire, comme celui d’Eusèbe Grangier voire celui du capitaine Borée, son supérieur au bureau des Affaires hermétiques, reflètent la même lueur inquiète. Leurs discours résonnent d’un même accord.
« Vous devriez vous reposer, Henri. Même vous n’êtes pas insensible à l’épuisement. Prenez du temps pour vous. Peut-être devriez-vous partir un temps à l’étranger ? La Toscane est magnifique en cette saison. Vous vous y plairiez beaucoup ! »
Il sourit, répond que tout va bien, que sa vie a été un peu trop animée ces temps-ci, mais que cela ne durera pas.
Même Léo, son frère aîné, n’est plus dupe :
« Henri, tu ne peux plus continuer comme ça. Même le service de notre père ne t’a jamais réduit à de telles extrémités ! »
Peut-être. Il ne s’en souvient plus.
Un matin, alors qu’il arrive de bonne heure à la rédaction du Mercure parisien, il trouve un mot sur son bureau, qui lui enjoint de se rendre immédiatement devant son supérieur. Surpris plus qu’inquiet – à vrai dire, le pire qu’il puisse craindre est qu’Eusèbe lui présente une autre de ses nièces –, il demeure un moment confus, le message entre les mains, avant de se décider à obtempérer. Le rédacteur en chef l’accueille avec un sourire, en repoussant le tas de papiers en vrac qui recouvre le bureau.
« Henri ! Je vous attendais ! »
Il se lève et s’avance vers son journaliste vedette pour l’attraper par le bras :
« Venez vous asseoir ! Il fait que nous parlions ! »
Une fois que le journaliste a sombré dans une assise de velours rouge, Eusèbe regagne sa place et poursuit :
« Eh bien, mon cher, vous avez des amis dévoués ! Je viens de recevoir deux lettres qui me demandent de vous offrir quelques congés ! L’une provient de votre frère, à ce qu’il me semble. Fort beau papier à lettre, en passant, avec ces enluminures à la façon italienne du XVe siècle ! Je n’en espérais pas moins de votre Parnassien ! »
Henri soupire : pourquoi faut-il toujours que Léo se mêle de ses affaires ? Malgré tout, il ne peut le blâmer. La fatigue l’entrave comme un linceul et devient de plus en plus difficile à cacher. Pas étonnant que son aîné si protecteur saisisse le taureau par les cornes !
« Quant à la seconde, elle vint d’un certain… Comte Alexandre d’Harmont ? »
Henri réprime un sourire. Il ne sait s’il doit être amusé ou agacé !
« D’après ce que je crois savoir, c’est un de vos bons amis, qui se spécialise dans l’étude du surnaturel, ou quelque chose comme cela... »
Eusèbe Grangier a toujours manifesté un scepticisme de bon aloi face à tout ce qu’il appelle, avec une pointe de tendresse, des « contes de fées ». Parfois, Henri imagine la stupeur du brave homme s’il venait à découvrir le véritable don et la nature complexe de son protégé.
« Enfin, peu importe ! Ce distingué gentilhomme semble éprouver une certaine affection pour vous. Il va dans le sens de votre frère. »
Il repose la feuille de papier bistre, à la tranche discrètement dorée.
« Je suis touché par la sollicitude que vous suscitez, Henri. Mais vous pouvez leur dire qu’ils ne devraient pas perdre leur temps à soutenir votre cause ! »
Henri le fixe avec perplexité. Il a toujours considéré son directeur comme un homme de cœur, qui manifeste envers lui une indulgence à la limite du scandale. Alors, pourquoi cette remarque qui lui fait craindre un refus brutal ?
Grangier s’éclaircit la voix et tend à son employé une page arrachée à un journal.
« Peut-être avez-vous entendu parler de ces bateaux qui embarquent des passagers uniquement pour les voyages d’agrément ? L’un d’entre eux part de Marseille dans cinq jours. Pensez-vous pouvoir vous y rendre ? »
Devant la stupeur d’Henri, il ajoute :
« Le voyage doit durer une semaine. Le bateau fera plusieurs escales sur les rives de l’Italie, de la Grèce, de l’Espagne... »
Il croise les mains sur son ventre rebondi :
« Je vous ai retenu une place. C’est la meilleure saison pour en profiter. J’attends bien sûr de vous un article sur ce nouveau loisir, qui semble promis à un bel avenir ! »
Henri baisse la tête, dissimulant un sourire. Bien sûr… Jamais il n’aurait dû douter de la générosité de son directeur
« L’air de la mer vous fera le plus grand bien. Il a le don de vous assommer et de vous plonger dans le sommeil pour dix heures d’affilée. Alors, revenez-moi reposé et en bonne forme ! »
Il lui tend une enveloppe qui contient sans doute les billets pour cette « croisière ». Henri la saisit comme dans un rêve.
« Je… Merci, Eusèbe. »
Grangier semble très fier de lui. Henri ne lui dénie pas ce petit triomphe. Il faut à présent persuader le capitaine Borée de ne pas avoir recours à lui dans la semaine qui suivra, mais il ne doute pas qu’Alexandre a déjà pris soin de lui suggérer qu’il avait besoin de repos.
« Rentrez chez vous, maintenant, et faites vos bagages ! Je suppose que vous aurez besoin de prendre quelques dispositions. »
Henri quitte les locaux du journal, un peu groggy. Bientôt, un sourire s’afficha sur son visage. Ce soir, les images monstrueuses qui déferlent dans son esprit seront sans doute remplacées - ou du moins atténuées – par la chaleureuse certitude de se trouver au cœur de tant d’attentions.
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