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tome 1, Chapitre 9 « L'aigle et la harpie » tome 1, Chapitre 9

Éliane avait passé le reste de la journée à éviter Yvan et avait même choisi de prendre ses repas dans la cuisine au risque de mécontenter son père.

Le lendemain, elle ruminait encore les événements de la matinée précédente, qu’elle prenait comme une humiliation personnelle. La tentation avait été forte de dresser son père contre son noble visiteur, mais elle avait préféré taire l’altercation. Convaincre les gardes d’en faire de même fut facile, après tout leur fierté devait avoir pris un plus gros coup encore que la sienne. Mais elle avait quand même voulu s’en assurer en insistant sur les problèmes qu’une telle accroche pouvait créer.

– Vous vous doutez bien qu’il serait plus judicieux de la part de mon père de vous châtier plutôt que de risquer tant de discorde dans la Confédération, n’est-ce pas ? leur avait-elle soufflé avant de les précéder hors de la salle d’armes.

Les gardes n’avaient pas pris la peine de lui répondre. Ils n’appréciaient pas beaucoup leur jeune maîtresse, mais ils avaient trop de considération pour elle pour envisager de la remettre à sa place. D’ailleurs, n’était-ce pas justement sa place ?

Yvan avait de toutes autres préoccupations. Un commis venait de l’informer que dame Marfa lui faisait savoir que sa délégation partirait dans l’heure et qu’elle serait « honorée » de l’avoir à ses côtés. Vu comme le garçon l’avait dit, il était clair que l’invitation avait été quelque peu déformée pour être plus polie.

Il ne blâmerait pas le garçon de l’avoir fait : les nobles n’étaient pas toujours tendres avec les messagers. Autant éviter d’avoir l’air malpoli, même si c’était manquer de fidélité au message initial. Il lui tendit même une pièce d’argent.

– Pour avoir eu à subir la Harpie.

– Merci seigneur !

Le garçon l’accepta avec hâte. Yvan venait de lui offrir l’équivalent d’un mois de petits travaux. Il allait déjà repartir en courant, mais se retourna vers l’homme aux cheveux de jais.

– Vous allez devoir voyager avec elle… Qui vous paie, vous ?

Yvan ricana, le garçon semblait avoir pitié de lui. Et il ne connaissait même pas Marfa comme lui…

– Personne, jeune homme. Ce n’est pas mon travail, mais mon devoir.

Il planta là le commis pour aller préparer ses affaires, mais marmonna encore dans sa barbe : « Et ça, je n’y manque jamais. »

***

– Et qu’est-ce qui, si vous me permettez de poser la question, vous fait apprécier la compagnie de cette ourse de Briseglace ?

« Je ne vous permets rien. », aurait voulu rétorquer Yvan. Mais c’eut été manquer de diplomatie, et il était en mission.

– Elle ne jacasse pas inutilement, répondit-il à la place.

Si la remarque fit mouche, Marfa n’en laissa rien paraître. De toute façon, sa figure était toujours figée dans une expression pincée. Son visage était creusé de rides, mais Yvan savait qu’elle n’était pas si âgée que ça. Son humeur acariâtre l’avait rendue vieille avant l’âge.

– Je me doutais que ce ne serait pas pour sa bonne conversation. Je n’ai jamais entendu autre chose que des rugissements sortir de cette bête là… Rassurez-moi mon cher, vous ne vous êtes pas lié à elle ?

– D’aucune manière, si ce n’est par la plus sincère des amitiés.

Yvan serra les dents pour ne pas ajouter des choses que son hôtesse lui ferait certainement regretter. Il était là en tant qu’ambassadeur, aussi difficile que ça soit pour lui, il devait mettre de côté sa fierté pour les intérêts de sa région. Même si cela impliquait de laisser la Harpie verser impunément sa bile.

Au moins maintenant comprenait-il la raison de cet entretien. Enfin, pas entièrement encore, et il serait bien resté entièrement ignorant, mais quand un cavalier s’était approché pour lui dire que la dame s’ennuyait et désirait converser avec lui, il n’avait hélas pas pu refuser. Alors il avait laissé le pas de sa monture tomber dans le même rythme que celui des bêtes qui tiraient le grotesque nid de tentures et de couvertures qui servait d’attelage à la dame des Sarquiau.

– Me feriez-vous l’honneur de partager vos pensées sur les révélations faites par le seigneur Vallion ? s’enquit la Harpie, interrompant le cours de ses pensées.

Sa façon de s’arrêter sur le terme « révélations » en disait déjà long sur sa façon de les considérer. Mais de quelle partie de la réunion parlait-elle exactement ?

– Je n’en penserai rien avant d’avoir fait mon rapport à mon seigneur et père. Auriez-vous le sentiment que la convocation ait été inutile ?

– Un tel rassemblement n’est jamais inutile, mon cher, vous devriez le savoir. Ce que j’ai pensé des propos de ce cher Ricardo… c’est une autre question.

Encore une fois, elle évitait la véritable question pour ne laisser filtrer que son mépris. Yvan eut une pensée nostalgique pour ses tranquilles voyages avec Brinda. Les deux femmes étaient bien différentes, quoique chacune à sa façon aussi taiseuse que l’autre.

– Et que remettez-vous en question ? Que sa fille soit l’enfant dont parle la prophétie ? Ou plutôt que le Mal nous aurait déjà infiltré ?

– Tiens, vous ne mentionnez pas le fait que le Mal remuerait de nouveau… Vous en êtes convaincu alors ?

Il sentait son petit sourire moqueur derrière les fins rideaux. Il était dans sa voix et il n’avait rien de chaleureux.

– Mais pas vous. Pourquoi alors l’insistance sur l’incapacité des Briseglace à défendre la frontière ?

– Parce que vous les auriez laissé accaparer tous les avantages politiques octroyés pour la défense du territoire ? Mes hommes aussi seront contents d’être payés à ne rien faire.

– Vous sous-estimez l’importance de la question, mais je comprends mieux votre position lors du débat. J’ai cru que vous faisiez preuve de générosité et de prudence en argumentant en faveur de subsides pour les défenseurs. Mais vous n’aviez en vue que vos propres intérêts.

– Comme chacun devrait le faire… Permettez-moi de vous donner un bon conseil : ne perdez pas les vôtres de vue.

Marfa tira la lourde tenture sans un mot de plus pour signaler la fin de l’entretien. Yvan eut un rire amer en regagnant sa place à l’avant du groupe. La Harpie a toujours jalousé les Aigles. Le petit Diable doit être content d’enfin pouvoir regarder de haut celui qui le domine.


Texte publié par Mart, 21 juillet 2020 à 22h18
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