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tome 1, Chapitre 6 « Sagesses » tome 1, Chapitre 6

Éliane Vallion n’était encore qu’une petite fille, quoi qu’elle essayât de faire croire avec son attitude et ses connaissances. Elle n’était qu’une petite fille, mais celle de l’homme le plus puissant du continent, son héritière et celle qui, selon une obscure prophétie, mènerait la victoire finale du Bien contre le Mal. Elle n’y croyait pas trop, elle, aux prophéties. Elle n’arrivait pas encore à tout comprendre de ce que disaient certains philosophes sur le sujet, mais il lui semblait que les possibilités du futur étaient trop nombreuses pour pouvoir être décrites à l’avance avec une quelconque précision.

Elle avait déjà beaucoup appris, et elle aimait bien apprendre, mais parfois elle devait s’avouer une pointe de jalousie en voyant d’autres petites filles de la cour jouer ensemble ou apprendre lentement à coudre avec leurs mères.

Une courtisane lui avait appris aussi, à six ans. Et après quelques jours elle n’avait plus rien su apprendre d’elle ; elle avait même continué son œuvre dans sa chambre, ajoutant des motifs plus compliqués que sa tutrice n’aurait pu imaginer.

C’était son don : celui d’apprendre rapidement et facilement. Mais il allait ensemble avec une malédiction : l’ennui.

Rien n’arrivait jamais à la retenir longtemps. À huit ans elle maîtrisait parfaitement tous les travaux manuels auxquels s’occupaient les dames de la cour. Elle avait ensuite découvert que les livres pouvaient lui apprendre bien plus que son précepteur. Celui-ci fut utile pour lui donner des conseils de lecture, mais elle n’eut jamais besoin qu’il lui réexplique un concept si celui-ci était bien défini dans l’ouvrage. Elle apprit ainsi tout ce qu’il y avait à savoir sur la géographie du Bien, s’intéressa à l’histoire, la trouva peu précise par endroits et interrogea son précepteur à ce sujet. Il lui expliqua que pour les temps anciens histoire et légende se confondaient souvent et n’étaient en fait même pas des concepts séparés à l’époque.

Elle avait maintenant dix ans et se débattait avec les concepts philosophiques les plus compliqués. Elle comprenait tous les mots et la logique de l’argumentation, mais avait du mal à voir ce qu’ils voulaient exactement atteindre avec leurs grandes démonstrations. Dans ce domaine aussi, son vieux précepteur lui servait de prescripteur, mais elle commençait à se demander si sa confiance n’était pas mal placée. Elle avait déjà lu la tranche de certains traités qui lui semblaient bien plus intéressants que ce qu’on lui faisait lire, mais ils lui avaient toujours été refusés. Elle devrait probablement plus insister. Ou bien y jeter juste un petit coup d’œil… Non ! Elle ne pouvait pas ! Elle était la gardienne du Bien ; elle ne devait pas se laisser corrompre par la tentation.

Elle se replongea donc avec un soupir dans les élucubrations apparemment sans fin de l’auteur qu’elle lisait pour le moment.

Le précepteur avait suivi son regard vers les autres livres, dans les rayons qu’il lui avait interdits pour le moment, et entendu son soupir. Même la vue, normalement si apaisante, de ces hauts rayonnages en bois qui se terminaient contre les gracieuses arabesques du plafond ne parvenait pas à calmer son inquiétude. Il avait toujours aimé avoir de bons élèves, encore plus lorsque ceux-ci se montraient intéressés et avaient envie d’apprendre, mais celle-ci lui faisait peur. Elle l’avait déjà dépassé dans plusieurs savoirs, lui, le grand érudit. Son éducation lui revenait, mais il n’était pas sûr de savoir la gérer. Il était déjà plus un guide qu’un maître, et lorsqu’il n’aurait même plus cette autorité, il ne saurait plus contenir sa curiosité sans fin, et alors, qui pouvait savoir sur quoi elle tomberait ?

Il devait aller voir le seigneur avant que cela n’arrive et lui indiquer les livres dangereux à éliminer. Pour la sûreté de sa fille et du monde.

Zang ne savait trop que penser de ce qu’il avait entendu cette journée-là. Le conseil, après les révélations de Ricardo, avait encore débattu longtemps et en était finalement venu à établir des plans. Mais le plus important de ceux-ci était le « si une nouvelle invasion du Mal devait se produire » qui les précédait. Les seules mesures qui avaient réellement été décidées étaient l’envoi de plus d’espions au sud des Ombres et l’établissement d’un nouveau réseau de contre-espionnage. Ricardo avait aussi annoncé que pour plus de sécurité dans la capitale, les mendiants en seraient expulsés et que toute action contrevenant aux lois serait susceptible d’entraîner le bannissement de la ville. Il espérait ainsi augmenter la sécurité de son héritière et rendre la tâche des supposés espions ennemis plus difficile.

Cette dernière mesure lui paraissait excessive ; le nettoyage des rues de Vallion ne serait en soi pas une mauvaise chose, mais où iraient les personnes expulsées ? Le sénéchal craignait que le brigandage qui avait si difficilement été expugné des collines de la région reprenne.

Sa tasse de thé en main, assis dans une simple chaise droite dans un coin de sa pièce privée dans la tour, Zang souffla. Les nobles ne comprenaient rien : la vie était tellement plus simple dans ses montagnes où il n’y avait ni droits de naissance ni criminalité. Ces mots de « bien » et de « mal » qu’ils n’avaient qu’à la bouche n’étaient pas employés aussi simplement d’où il venait ; c’étaient des concepts abstraits qui avaient été balayés par un seul mot d’ordre avec lequel les petits Frialans étaient élevés : « justesse ».

Tous vivaient par cette règle : faire ce qui était juste, mais rien, si ce n’était l’éducation, ne définissait ce qui l’était. Les Frialans étaient un peuple patient et indulgent, mais si la justesse de l’acte d’un individu était remise en question, le village était rassemblé, et la faute discutée. La plupart du temps, il s’agissait surtout d’une leçon donnée aux jeunes, mais parfois, si le fautif ne se montrait pas repentant, il pouvait être banni.

À cette idée le cœur de Zang se serra. Son exil avait été son propre choix et si les siens avaient pleuré son départ, ils l’avaient aussi compris et accepté. Mais toutes ces années plus tard, il se demanda s’il n’avait pas manqué de justesse à cet instant, s’il ne s’était pas montré égoïste en se séparant de ceux qui l’aimaient.

Il s’était lui-même imposé la punition que lui méritait l’égoïsme de son cœur brisé.

Le vieil homme but une autre gorgée de thé amer. Les événements de la journée l’avaient chamboulé plus qu’il ne pensait pour lui rappeler ainsi la mort de sa femme.


Texte publié par Mart, 25 juin 2019 à 14h17
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