À Cornude, l’aube n’était pas encore levée que déjà la grande maison était pleine de vie. Des enfants de tous âges se bousculaient, dans les escaliers, dans l’embrasure des portes ou à table. La scène aurait été joyeuse s’il n’y avait pas eu ce détail : tout ceci se passait dans un silence presque total. Il n’y avait aucune protestation contre les bousculades, aussi rudes soient-elles, tout au plus y avait-il des représailles silencieuses. Mais ce qui manquait le plus, c’étaient les rires. Et non seulement les rires sonores ; toute émotion positive semblait absente de ces jeunes visages faits pour sourire. Certains affichaient une mine sérieuse, d’autres étaient simplement mornes, et quelques-uns, surtout parmi les plus jeunes, étaient au bord des pleurs.
Le petit-déjeuner était supervisé par les plus âgés. Ils distribuaient le pain et des morceaux de fromage à ceux qui leur donnaient l’argent que réclamait Garmesh pour les loger et les nourrir. Pour les plus petits qui ne faisaient encore que mendier, l’objectif était difficile à atteindre en hiver, surtout les années de mauvaises récoltes comme celle-là : en effet, si l’agriculture était extrêmement limitée à Cornude, qui vivait surtout de la pêche, du minage et de l’artisanat, l’augmentation du prix de la farine, du pain et des légumes resserrait le cordon autour des maigres bourses des habitants.
Mais à l’abri des regards grâce aux diversions de Kat et à sa terrible discrétion, Will allait de visage renfrogné en joues mouillées de larmes pour opérer la magie qui change ceux-ci en visages souriants ou heureusement étonnés : des miches de pain blanc frais. Il semblait bouger normalement pour quiconque ne l’aurait pas observé attentivement, mais si dans la pièce quelqu’un avait prêté attention à ses mouvements, il y aurait reconnu une grâce égalant celle des plus grands danseurs et une agilité digne d’un jongleur. Personne ne voyait le bout d’une miche si elle ne lui était destinée, sortant d’une manche ou de sous un pli dans le chandail de l’orphelin, pour aussitôt glisser dans les mains ou le sein de celui qui en avait besoin, parfois accompagné d’un sourire communicatif ou d’un clin d’œil, le plus souvent sans même que celui qui la recevait ne sache de qui elle lui venait.
Will s’amusait beaucoup dans son rôle de gentil bienfaiteur, d’autant plus qu’il le faisait au nez des grands et que les miches qu’il distribuait venaient directement de la réserve personnelle de Garmesh, à qui il ne portait rien d’autre qu’un dégoût instinctif.
Après le repas, la plupart des orphelins partiraient gagner de l’argent pour le gros voleur, pendant que celui-ci serait encore au lit. Il était devenu mou avec l’âge, et s’il avait encore beaucoup de force dans ses membres, sa carrure n’avait plus rien de celle du jeune homme agile qu’il avait dû être. Will sourit intérieurement à l’idée des bajoues de Garmesh tressautant de rage lorsqu’à son réveil il découvrirait sa réserve de pain vide alors qu’il avait chargé un des aînés d’aller en acheter.
Et tant pis si ce dernier se faisait punir par sa faute, Will ne les aimait pas beaucoup, les grands.
L’autre partie des résidents resterait à la maison, pour nettoyer d’abord, et ensuite recevoir une leçon. Will se demandait ce que le vieil escroc essayerait de leur inculquer aujourd’hui. Il n’apprenait pas souvent de nouvelles choses, surtout au niveau des compétences physiques, mais parfois l’expérience et la ruse de leur tuteur l’ouvraient à de nouvelles perspectives.
Garmesh n’était pas de bonne humeur, c’était évident. Will s’en réjouissait et en riait intérieurement malgré son expression qu’il s’efforçait de garder neutre. Il resta de marbre lorsque le regard mécontent du gros homme passa sur lui, mais sentit Kat frémir de peur. Will regretta presque son action, il n’aimait pas que Kat ait peur.
Mais la marque rouge des cinq doigts dodus de Garmesh sur la joue d’un des aînés le valait bien. Voilà une bonne revanche pour tous les mauvais traitements passés !
Que feraient-ils aujourd’hui ? Garmesh prenait plus de temps avant de l’annoncer qu’à l’habituelle. Will aimait bien que les choses sortent de l’ordinaire, mais là il avait un mauvais pressentiment.
– Je vous ai déjà parlé des capacités pour un vrai voleur à s’adapter à son environnement. Nous avons fait des exercices variés, et aujourd’hui nous allons les étendre à un milieu particulièrement important dans une ville qui, comme Cornude, s’est développée autour d’un lac et est parcourue par diverses rivières. Dans la cave vous attendent différents ateliers pour améliorer vos compétences en terrain aqueux.
Un sourire mauvais avait fleuri sur les lèvres du voleur pendant qu’il parlait, et alors que le discours aurait normalement rendu Will curieux de voir les ateliers, il n’avait tout à coup plus aucune envie de les découvrir.
Il suivit néanmoins les autres vers le sous-sol, Garmesh en tête, les enfants derrière lui et les aînés fermant la marche. Ses compagnons avaient tous à peu près le même âge que lui, personne ne connaissant son âge exact.
La cave était humide et froide et plus d’un pied glissa sur une marche, mais personne ne tomba. Will s’émerveilla une fois de plus devant la maladresse de certains autres ; comment n’avaient-ils pas pu apprendre à choisir l’endroit où ils mettaient leurs pieds alors que c’était leur gagne-pain ? Mais si tous ne réussirent pas brillamment, aucun n’échoua à la première tâche.
Ce qui les attendait en bas était cependant d’un tout autre niveau. D’abord ils durent tous retirer leurs chaussures, parce qu’il fallait améliorer sa capacité à supporter le froid. Ensuite il fallut traverser les flaques d’eau sur le sol en faisant le moins de bruit possible, d’abord en marchant, ensuite en courant, et finalement en rampant. Lorsqu’ils furent tous trempés et frigorifiés, ils durent former trois files devant des tonneaux ; toujours pieds nus sur le sol froid, ils attendaient, incapables de comprendre ce qu’il se passait. Tout ce que Will voyait était qu’il y avait un aîné à côté de chaque tonneau et que Garmesh supervisait le tout, donnant des signaux. Il pouvait cependant entendre le clapotis de l’eau et les violentes expectorations de ses compagnons les plus avancés, des bruits de bouches avalant avidement de l’air, des pleurs et des membres se débattant vainement.
Il était quatrième de sa file, personne derrière lui. Kat était à sa gauche, à sa droite il n’y avait personne. Ils étaient onze donc. Kat avait peur. Lui aussi, mais il lui prit la main pour la rassurer malgré l’ordre de ne pas bouger en attendant son tour.
Devant lui, au début de la file, il y avait maintenant des bruits de haut-le-cœur, puis d’eau recrachée par terre et de respiration sifflante. Ils avancèrent tous de deux pas pendant que les trois premiers garçons remontaient tant bien que mal les marches avec force chancellements, leurs chaussures à la main.
– Baissez les yeux et tenez-vous tranquilles ! Un voleur qui laisse sa curiosité prendre le dessus est un voleur mort ! Il faut savoir patienter même dans les pires conditions !
Le temps passait lentement, l’attente était horrible et l’appréhension de Will grandissait, nourrie par la peur de Kat.
Lorsque leur tour arriva de se tenir devant les tonneaux, ils ne sentaient déjà plus leurs pieds et tout leur corps tremblait de froid et de peur. Entre temps, Will avait pu voir ce qui était arrivé à la fille devant lui, et son amour pour les aînés n’en avait pas augmenté. Sous l’œil sévère de leur maître, ils plongeaient la tête des orphelins dans l’eau jusqu’à ce que Garmesh fasse signe d’arrêter. Avant de recommencer. Et ainsi de suite, environ vingt fois. Will perdait le compte chaque fois. À la fin, la fillette s’était effondrée, et Will avait dû invoquer toute sa maîtrise de soi pour ne pas se précipiter sur elle et la relever. L’aîné qui lui avait tenu la tête la traîna négligemment en arrière, vers ses chaussures.
Will avait fait de son mieux pour calmer sa respiration, mais ce n’était pas facile avec la peur, et avec celle de Kat ajoutée à la sienne, il n’arrivait pas à la rassurer.
Il sentit le garçon à côté de lui lever la tête vers Garmesh, et prit une grosse goulée d’air. L’instant d’après, sur un signe de ce dernier, on lui plongea la tête dans l’eau. Celle-ci était glacée, et sous le choc du froid, il laissa s’échapper tout l’air qu’il avait emmagasiné. Il connut un moment de panique et voulut instinctivement se redresser. La main sur sa tête l’en empêcha et le poussa même plus profondément dans l’eau. Il sentait aussi la panique de Kat qui pour essayer de se rassurer était restée en contact avec lui. Il essaya de se calmer pour elle. Il réussit plutôt bien et arrêta de se débattre. Mais cela n’eut aucun effet sur elle. Elle continuait à paniquer : elle allait se noyer, on allait la noyer !
Il essaya de la rassurer, de la calmer, mais elle était trop affolée. Et soudain Will eut peur. Quand allaient-ils leur permettre de respirer ? Comme elle était partie là Kat ne tiendrait pas trente secondes. Elle pourrait réellement se noyer. Pas qu’il puisse réellement faire quelque chose…
Les secondes passaient, la panique de Kat griffant contre la patience de Will.
Au moment où il sentit la présence de Kat diminuer dans son esprit, il décida que cela avait assez duré. Comme lorsqu’il allait vers la cachette, Will essaya de rendre ses mouvements imperceptibles ; il n’avait pas la force de se lever contre la main qui le maintenait, alors il devait l’éviter. Avec une patience aussi grande que désespérée, sachant bien que s’il allait trop vite il n’aurait aucune chance d’aider son amie, Will bougea progressivement sa tête avant de, en un même mouvement se redresser, balayer en arrière de sa jambe gauche, fauchant les jambes du garçon derrière lui et se tournant vers Kat. Le premier garçon n’avait pas encore touché le sol que Will lançait déjà son poing dans les côtes de celui qui tenait son amie.
Le coup n’avait pas assez de force, mais il surprit et ce fut assez pour que l’adolescent se tourne vers lui et lâche Kat. Celle-ci émergea en toussant et crachant, cherchant avidement à aspirer tout l’air qu’elle pouvait faire entrer dans ses poumons.
Will s’était arrêté à cette vue et fut pris totalement par surprise par le poing qui le cueillit sur la pommette droite, l’envoyant tituber en arrière.
Celui qui venait de le frapper s’avançait vers lui pour plus, mais un mot de Garmesh suffit à l’arrêter :
– Assez !
Le maître voleur descendit les quelques marches de l’escalier depuis lequel il avait tout orchestré pour s’approcher d’un Will chancelant et tremblant de froid maintenant que l’adrénaline l’avait déserté.
– Eh bien eh bien, qu’avons-nous là ? Si ce que je venais de voir là n’était pas la plus grande prouesse de furtivité que j’aie jamais vue, je te punirais sévèrement. Au lieu de quoi je vais te récompenser. À partir d’aujourd’hui tu seras mon apprenti. Tu as de l’avenir, mon garçon.
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