Brinda et Yvan eurent du mal à se frayer un chemin dans la foule qui se pressait au pied des portes. Mais dès que celles-ci furent franchies, les deux cavaliers purent délaisser l’allée principale pour longer la muraille sur la droite.
La tour n’était pas loin du mur extérieur et ils ne tardèrent pas à arriver à son pied. De près, elle était encore plus impressionnante, les différentes couleurs ne s’arrêtaient pas abruptement, mais formaient des dégradés vers leurs voisines tout le long de leur ascension spiralée. Les animaux allégoriques, dont auparavant seuls les plus hauts semblaient flotter autour de l’édifice, jetaient maintenant des ombres monstrueuses sur les bâtiments environnants et inquiétaient ceux qui passaient en dessous tellement ils paraissaient immenses, et fines leurs attaches à la tour. Un grand cercle autour de celle-ci avait été laissé libre, comme pour accentuer encore sa magnificence.
Il n’y avait pas de porte, seule une grande arche s’ouvrait au pied de la tour. Devant elle, les attendait un homme en robe blanche, tranchant sur le noir de l’ouverture et la myriade de couleurs de la tour. Elle était cependant bien en accord avec ses fins sourcils blancs, sa moustache effilée et sa barbe taillée en pointe, également d’un blanc immaculé. Ils ne se voyaient pas, mais Brinda savait bien que ses cheveux blancs, qui avaient abandonné son front, se terminaient en une longue queue de cheval dans son dos.
Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques pas de lui, Zang s’inclina devant eux très cérémonieusement avant de les interpeller :
– Honorables conseillers, j’espère que l’agrément de votre périple fut à la hauteur de vos dignes personnes.
Brinda sourit, elle aimait beaucoup le vieillard et ne comprenait pas qu’il continuât de respecter aussi strictement l’étiquette.
– Permettez-moi de vous présenter les respects du seigneur Picaglie, répondit Yvan, en vous remerciant pour votre inquiétude, qui heureusement, cette fois encore, fut vaine.
Brinda secoua légèrement la tête aux mots de son compagnon de route, mais ne se permit pas de souffler. Qu’est-ce qu’ils étaient pesants avec leurs salutations formelles ! Et l’accueil du sénéchal n’était que le début…
Zang s’inclina une fois de plus avant de répondre :
– J’espère que votre seigneur et père se porte bien et le remercie de son attention. Maintenant, si vous vouliez bien vous donner la peine de me suivre…
Il n’attendait pas de réponse, et se retourna, entrant dans l’embrasure noire de la tour sans vérifier qu’ils lui avaient bien emboîté le pas.
Que l’entrée de la tour puisse paraître si obscure était un autre mystère ; en effet, une fois à l’intérieur, la lumière qui filtrait à travers les parois était un étrange mélange tamisé de toutes les couleurs du spectre, constamment changeant selon l’endroit où l’on se trouvait.
Zang les attendait au pied de l’escalier en colimaçon qui montait le long des parois. Un petit sourire plissa les coins de sa fine bouche sévère comme il voyait les deux conseillers fascinés une fois de plus par la tour dont il avait la responsabilité. Oh, il ne les comprenait que trop bien. Même lui qui vivait ici continuait de s’émerveiller du kaléidoscope que formait l’intérieur de la tour quand il en gravissait les marches.
Il se retourna, en partie pour cacher l’élargissement de son sourire à l’idée qu’il était, avec ses prédécesseurs, le seul à avoir vu toutes les pièces de l’édifice, et commença son ascension.
Brinda et Yvan échangèrent un regard, des étoiles plein les yeux, et suivirent le sénéchal.
Yvan et Brinda furent les derniers à arriver en haut de la tour. Aucun des deux n’avait le souffle court, mais seul Zang n’avait pas sué. Le vieil homme semblait achever une petite promenade lorsqu’il frappa à la porte du dernier palier et l’ouvrit en annonçant :
– Les très estimés conseillers de Picaglie et Briseglace sont arrivés, permettez-moi de les introduire.
Zang s’effaça de l’embrasure de la porte pour laisser passer ceux qu’il venait d’annoncer. Il allait la refermer lorsqu’une voix forte depuis l’intérieur s’adressa à lui :
– Un moment, je vous prie, Sénéchal.
Zang suspendit son mouvement, intrigué.
– Je vous écoute, seigneur Vallion.
– Le conseil serait honoré de pouvoir profiter de votre sagesse durant cette réunion exceptionnelle. Entrez, je vous prie.
L’homme en blanc revint sur le pas de la porte, ses émotions contradictoires cachées derrière son masque impassible.
– Votre requête est sans précédent, mais si vous m’y conviez, le sénéchal assistera à la réunion.
– Ainsi soit-il ! Entrez, mon cher Zang, et asseyez-vous parmi nous.
Les douze conseillers étaient tous là, et même sans les regarder Zang aurait pu tous les nommer ainsi que les décrire jusque dans leurs moindres détails et localiser efficacement sur une carte les régions dont ils étaient les ambassadeurs ou seigneurs. C’était son rôle de sénéchal de pourvoir à leurs besoins tant qu’ils logeaient dans la tour du conseil, qu’il était venu à considérer comme sienne.
Comme il y avait une chaise disponible entre Fayun et Dara, il jugea adéquat de s’y installer, sa contrée natale étant entourée par leurs régions. Avec au nord le dauphin pacifique de Halsana et au sud la paisible jument de Chaveleria, les hautes terres du Frial n’avaient jamais eu à craindre la confédération du Bien, malgré qu’elles soient les seules au nord des Ombres à ne pas en faire partie.
Lorsqu’il fut lui aussi devant sa chaise, les conseillers, qui s’étaient levés à l’arrivée des deux derniers, s’assirent et la séance débuta.
– Cette réunion spéciale du conseil du Bien doit vous interloquer, surtout ceux d’entre vous qui sont du nord du continent. Je ne tarderai donc pas plus pour vous annoncer la raison de votre convocation : je crains que le Mal ne remue et puisse sous peu lancer une nouvelle invasion. La Grande Paix est menacée.
Les mots de Ricardo de Vallion furent accueillis par un silence. Celui-ci ne dura pas longtemps cependant. Tout à coup la pièce s’anima : tous, à l’exception de Brinda, Ricardo et Zang, se mirent à parler en même temps, certains à leurs voisins, d’autres essayaient de capter l’attention générale.
Ricardo, qui présidait l’assemblée, ne faisait rien pour les calmer, il savait qu’il devait les laisser faire un peu avant d’espérer rétablir l’ordre.
Brinda ne partageait pas son point de vue…
– Silence !
Sa voix avait tonné lourdement, écrasant toutes les autres sans qu’elle ait crié pourtant.
– Je ne vous laisserai pas insulter la valeur de mes gens plus longtemps ! Le Sud est sous le pouvoir des Briseglace et nous ne laisserons personne, encore moins des créatures du Mal, franchir nos frontières sans autorisation.
Le brouhaha allait reprendre, mais Ricardo saisit l’occasion de se faire entendre :
– Loin de nous l’idée d’entacher par des paroles la renommée des vôtres, Brinda, mais il ne me semble pas que votre protection s’étende sur toute la longueur des Ombres.
– Et si on parle vraiment d’une nouvelle invasion, je doute que, aussi valeureux soient-ils, les Briseglace suffisent à l’arrêter.
Marfa des Sarquiau venait de parler, et ses mots ne plaisaient pas à Brinda, mais elle se retint de relever l’apparent sarcasme que contenaient les paroles de la voisine d’Yvan.
– Une invasion ? Comme dans les contes, vous voulez dire ? Avec des gobelins, des trolls et des démons ? Enfin ! Nous savons tous que ce ne sont que des légendes !
Le commentaire venait du Nord-Ouest cette fois. Zang n’était pas étonné : il était normal que Senec tende à minimiser l’importance de la menace puisqu’elle ne risquait pas d’arriver jusqu’à ses terres. Et comme les Frialans, les Féniciens étaient bien moins superstitieux que les peuples des autres régions, même s’ils croyaient en un complexe cycle de réincarnation. Le sénéchal doutait cependant de la sagesse de cette intervention, même s’il partageait son opinion sur l’existence des créatures du Mal.
Zang en fait, comme tous les Frialans, rechignait à appliquer les termes « bien » et « mal » à des peuples entiers, mais cette question ne serait pas soulevée au grand conseil du Bien.
Comme il s’y attendait, le moment suivant, les conseillers étaient à nouveau en train de crier dans tous les sens. Ils pourraient continuer des heures sur ce thème : dans le Nord presque personne ne croyait à ces créatures alors qu’au Sud leur réalité était indiscutable. Zang se permit donc de décrocher de la conversation, son regard se promenant sur les murs opaques et pourtant reluisants de la pièce. Lorsqu’il y pensait, il se demandait parfois comment il en était arrivé là, comment il avait pu volontairement se laisser enfermer dans une tour, aussi belle soit-elle. L’azur des lacs dans ses montagnes natales valait au moins le saphir du dauphin, le vert des feuillages, l’émeraude de l’aigle, le tronc des bambous, l’opale du cheval, et même la combinaison de toutes ces couleurs dans la spirale de la tour peinait à rivaliser avec la pure diffraction d’un rayon de soleil dans l’eau des cascades qui se précipitaient du haut des falaises frialannes. Mais ce qui lui manquait surtout, c’étaient les bruits de la nature ; les bruissements du vent dans les feuilles, ses sifflements dans les roches, le fracas lointain des cascades…
– Silence !
Le lion avait rugi et tous les autres se turent.
– Voilà réunis dans une pièce les personnes les plus importantes de la confédération ou leurs représentants, et que font-ils ? Ils se querellent comme des enfants ! Je suis embarrassé de vous avoir fait assister à pareille scène, Sénéchal, et ne prolongerai pas mon embarras. C’est pourquoi je vais annoncer la deuxième raison pour laquelle je vous ai tous convoqués. Et si en effet nous n’avons encore ouï que des murmures du Mal, je crains que ce soit parce qu’une bonne partie de nos espions sont compromis.
Un murmure plein de stupeur s’éleva de l’assemblée, mais Ricardo continua :
– Pire encore, je crains que des espions du Mal se soient introduits jusque dans nos cours pour colporter de fausses nouvelles et le doute.
Le brouhaha recommença, l’inquiétude poussant certains à suspecter l’intégrité de la politique de son voisin sur base de faits anecdotiques. Le seigneur Vallion haussa donc une fois de plus la voix :
– Mais, et c’est la raison pour laquelle je vous ai également conviés à cette réunion, mon cher Zang, je tenais surtout à vous annoncer que ma jeune fille, Éliane, est celle qu’annonçait la prophétie : jamais le pouvoir familial n’a coulé avec autant de force dans les veines d’un de mes ancêtres ni dans les miennes. Et vous savez tous ce que cela veut dire : trahison et guerre sont proches, mais surtout, celle qui sortira notre monde de la sombre époque qui vient à notre encontre est née !
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