Il y avait une forme de pureté dans son approche ; jamais ce qui la heurtait ne semblait l’effrayer. Jamais ce qui la blessait ne semblait la dévoyer. Elle poursuivait sa route, inlassable, déterminée, incapable de dévier du but qu’elle s’était fixé. Stricte, ou peut-être pas, elle voyait, mais ne regardait pas, à moins que ce ne fût l’inverse. Sévère, ou s’en donnant l’air, elle écoutait, mais n’entendait pas. Rapace, à moins que ce ne fût charognard, elle ressentait, mais ne sentait pas. Mensonge affable, mensonge aimable ; elle était semblable à une illusion de miroir, le souvenir froid d’un passé sans âme. Âpre était le ton de sa voix, fade était la saveur de semblant d’âme.
Surprise, le crayon glissa sur la surface lisse.
— Plaît-il ? s’enquit-elle d’un ton acide tandis qu’elle dévisageait l’étranger qui l’avait ainsi interrompue.
Il portait un chapeau mou, qui lui tombait sur le front, et dissimulait ses yeux dont elle n’apercevait que les contours ; elle nota toutefois qu’ils étaient dépourvus de cernes noirs des habitués de ce lieu. Jeté sur son dos voûté, un vieil imperméable beige maculé de boue ; elle pouffa.
— Qu’est-ce qui vous fait rire ainsi ? la questionna-t-il.
Amusée, elle se détourna de l’homme qui la fixait d’un regard morne et referma le carnet, soustrayant à sa curiosité son contenu.
— Vous, bien sûr ! pouffa-t-elle.
— Voyez-vous parmi notre petite assemblée un autre sujet de moquerie ? ajouta-t-elle comme elle piquait une olive verte au bout d’un pique en bois.
L’étranger demeurait muet et contentait de porter sur elle un regard de biais.
— Ah ?
L’étranger avait ôté son chapeau et découvrait un crâne presque chauve, si ce n’était quelques cheveux épars et filasse.
— Peut-on savoir pourquoi ? Qu’ai-je bien pu vous faire pour mériter semblable traitement de votre part ? lança-t-il, alors qu’il attrapait un verre de l’autre côté du comptoir et se servait d’une liqueur ocre aux puissants relents de tourbe fumée. Le bras tendu, il avait placé sa coupe sous l’une des innombrables bouteilles suspendues, tête en bas, puis il avait tourné la vis et attendu.
Intéressée par la répartie, elle croqua dans l’olive sans pour autant se départir de son sourire en coin. Derrière elle, au milieu des fumées, des gens s’invectivaient en silence quand d’autres s’adonnaient à leurs vices favoris.
— Je ne sais pas, monsieur la caricature, minauda-t-elle.
L’étranger se passa une main dans les cheveux et les aplatit sur son crâne.
— Chacun ses vices, mademoiselle, rétorqua-t-il d’un ton égal tandis qu’il avalait une lampée d’un whisky qu’elle savait hors d’âge.
— Ce ne sera rien, ni madame ni mademoiselle, seulement rien, susurra-t-elle en même temps qu’elle se tournait sur son tabouret, les jambes croisées.
Les yeux étrécis, elle le dévisageait avec une curiosité dévorante. Elle n’avait pas alors remarqué les immenses lunettes qu’il portait sur son nez ; les verres étaient si gros qu’un modéliste aurait pu les monter en hublots. Elle secoua la tête pour mieux dissimuler son fou rire.
Nourricière, elle pensait l’avoir été. Généreuse, elle croyait l’avoir été. Capricieuse, elle se piquait de tout connaître. Vénéneuse, elle s’imaginait de tout paraître. Parente maligne, elle veillait sur son troupeau qu’elle imaginait perdu. Parente indigne, elle couvait, dévote, ses ouailles qu’elle supposait corrompues. Elle se promenait souvent, trop peut-être, mais cela, seules les langues mauvaises et déliées le chuchotaient ; murmure ténu de l’entre-deux. De ces yeux, qu’elle souhaitait chassieux, elle s’efforçait d’être, ni trop présente, ni trop pesante ; une mère pour chacun d’entre eux.
— Alors si ce ne sera rien, que sera-ce ? s’enquit-il d’une voix sans éclat.
La figure tournée vers le fond du comptoir, il lui semblait que son regard s’était perdu dans la contemplation d’une chose oubliée, à moins qu’elle ne fût égarée. Elle reposa de nouveau le crayon qui lui glissa presque d’entre les doigts. Les mots filaient, mais elle n’était pas pressée ; la nuit ne finirait pas avant bien longtemps, peut-être jamais. Qui savait ? Est-ce que les temps derniers n’étaient pas déjà arrivés ? Le coude appuyé sur le bois laqué, en un mouvement félin elle se retourna vers l’étranger ; il avait bu environ la moitié de son verre.
— Pourquoi devrai-je vous le dire ? Peut-être n’ai-je pas de nom ? Qui sait ?
Elle rit, de nouveau. À côté d’elle, l’homme ne la regardait pas, il fixait toujours le fond du bar, avec ses bouteilles à moitié vides, l’évier rempli d’une eau saumâtre et mousseuse d’où émergeaient quelques verres à l’éclat douteux et ses bols débordant d’olives ou de cacahuètes bon marché.
— Vous en avez un ! Sinon pourquoi seriez-vous là, à écrire je ne sais quel roman à deux sous ? lança-t-il sans joie ; il avala une nouvelle gorgée de ce qui semblait être son poison favori.
— Cela se pourrait. Et quand bien même ? murmura-t-elle, sans se départir de son sourire.
Du bout des doigts, elle effleura le carnet qu’elle n’avait, cette fois, pas refermé. À l’autre bout, le barman en livré remplissait le verre d’un couple auquel il adjoint deux pailles en bambous tressés. À
Invisible et omnisciente, elle s’introduisait jusque dans leur rêve pour le souffler la bonne parole. Infaillible et efficiente, elle les guidait à travers des déserts pour leur chuchoter une parole frivole. Aveugle dame, sourde de cœur, elle croyait transporter dans son sillage tant de chaleur, tant de bonheur. Hélas, il n’était que froideur et torpeur, noirceur et déshonneur ; vents mauvais venus des plaines contre lesquels luttaient les marcheurs. Jamais ils ne relevaient la tête, jamais il ne regardait là où leurs pieds se posaient ; ils allaient.
— Peut-être que je trouve cela dommage, balança l’étranger, presque vulgaire.
Il jouait négligemment avec son verre ; au fond le liquide ambré décrivait des courbes de plus en plus rapprochées. Le barman ne lui prêtait aucune attention, pas même lorsqu’il se pencha pour la seconde fois pour remplir à nouveau son verre.
— En effet…, glissa-t-elle un doigt sur les lèvres. Cependant…
Elle coula un regard dans sa direction. Il tournait toujours le dos à la salle, fixant le désordre d’un œil morne.
— Disons que pour vous, il se pourrait que je fasse une exception, susurra-t-elle.
Du bout de l’index, elle traçait des arabesques sur la surface brillante ; un crayon posé à côté. Soudain, elle plongea la main dans son sac et en sortit un mince étui en métal doré.
— Je vous en offre une, l’interrogea-t-elle comme elle le lui tendait.
L’homme semblait ne pas s’en émouvoir puis, dans un mouvement d’une lenteur presque calculé, il se retourna. Il contempla un instant les cigarettes alignées, mais refusa poliment.
— Merci.
Dans ses yeux pâles se reflétaient d’étranges motifs, semblables à des échos de paysage perdu.
— Tant pis pour vous, lui rétorqua-t-elle tandis qu’elle s’emparait de l’un des cylindres ivoire.
Cependant, à peine la porta-t-elle à ses lèvres, qu’une flamme mordorée avait jailli sous ses yeux.
— Merci, murmura-t-elle en haussant un sourcil. Rapide et galant avec ça, monsieur la caricature.
L’étranger ne releva pas, il la fixait de ce regard si invraisemblable, qu’il en devenait presque insolent. La flamme dansait toujours devant sa figure et illuminait ses traits d’une manière qu’elle trouvait tout à fait gracieuse. La fumée s’élevait en des volutes vertes et parfumées et l’étranger la contemplait.
Indolente, elle n’entendait que le murmure des socs, le souffle du métal qui racle le sol, la clameur du bois qui s’abat, le silence de leur muette souffrance. Parfois, l’un tombait, mais l’autre ne le ramassait pas et poursuivait sa route ; il reviendrait, plus tard. Alors elle se précipitait et tenait sa tête inerte entre ses bras, mais rien ne le ressusciterait et il demeurait là, éternelle statue de sel que le sable recouvrirait.
Elle avait refermé son étui dans un claquement sec et l’avait rangé dans son sac. Le visage de l’étranger ne laissait entrevoir aucune émotion tandis que le fond de ses yeux reflétait les douleurs de la nuit.
— Qui êtes-vous ? murmura-t-elle soudain, alors qu’elle portait sa cigarette à ses lèvres.
L’homme esquissa un pâle sourire.
— Vous l’avez dit vous-même, une caricature, rétorqua-t-il d’une voix éteinte ; sa main étreignit son verre qu’il visa d’un trait.
— Dommage, ajouta-t-il en le contemplant. C’était le dernier.
— Permettez alors que vous en offre un autre, minauda-t-elle comme elle faisait signe au barman situé à l’autre bout du comptoir.
Mais une main posée sur son avant-bras la dissuada ; elle était brûlante. En d’autres circonstances, elle l’aurait giflé, car personne ne la touchait à moins qu’elle n’en eût décidé autrement. Du fond, l’homme en queue de pie observait la scène, puis s’en désintéressa pour mieux servir une silhouette qui l’interpellait à grand renfort de moulinets.
— Tout a une fin, même quelqu’un comme moi, répondit-il énigmatique.
Il lui semblait que sa main devenait glacée comme plongée dans un liquide gelé.
— Au moins aurai-je passé une agréable soirée en votre compagnie, poursuivit-il d’une voix de plus en plus éthérée.
Il fit mine de s’emparer de son chapeau. Mais celui-ci ne possédait plus guère de substance et sa main passa au travers, à moins que ce ne fût l’inverse.
Dans le désert, un œil glacé observait les ténèbres et bientôt il se refermerait à jamais.
D’une main délicate, elle referma son carnet. L’étranger n’était plus là. De lui, ne restait que quelques gouttes d’un whisky volé, les traces d’un esprit oublié ; elle écrasa sa cigarette au fond du cendrier et jeta quelques pièces sur le comptoir avant de s’en aller ; la nuit était loin de s’achever.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2780 histoires publiées 1267 membres inscrits Notre membre le plus récent est JeanAlbert |