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tome 1, Chapitre 9 tome 1, Chapitre 9

Voilà. Ce sont les derniers mots que j’écris. Dans quelques jours, la treizième lune marquera la fin de ma soixante-huitième année. La dernière année que je passerai dans ce monde. J’espère, malgré mes actes, avoir le droit à une réincarnation humaine, pour pouvoir mener une existence pieuse et racheter mes fautes. Car, maintenant, vous savez que j’en ai fait.

Je suis responsable de ce qui est arrivé à des innocentes, car j’ai construit ce monstre qui les a égorgées.

Si tout se passe selon mes plans, je mourrai demain soir. La puissance que demande ce que je vais faire est trop grande pour ne pas ravir les dernières forces de mon corps.

Je vais mourir, mais j’emporterais Aleya dans ma tombe.

Extrait du journal d’Iwona, année soixante-huit, douzième lune, vingt-cinquième jour.

***

Une voix derrière la grande palissade de Nebol se fit entendre. Un vieillard qui n’habitait pas très loin tendit l’oreille, plus très sûr de son organe après les années de surdité qui l’avaient déjà assailli et, quand l’appel se répéta, il s’arma de sa canne pour prévenir les gardes les plus proches. Les deux grands ventaux s’ouvrirent alors et l’on vit arriver le jeune Hansel, les traits tirés de celui qui a connu le Mal et qui en est ressorti indemne, les deux loups du protecteur le suivant comme une garde rapprochée. Des cris de liesse explosèrent et le garçon, malgré son paquet pestilentiel, fut soulevé de terre et porté par les épaules des hommes les plus gaillards, souvent d’ailleurs des individus qu’il avait côtoyés dans ses nombreux travaux journaliers dans la cité. C’est avec une joie immense due à l’énorme soulagement qu’il avait provoqué qu’Hansel fut emmené jusqu’au château du seigneur, à bras d’homme, n’ayant pas posé un seul orteil à terre malgré la longueur du chemin. Avec la foule qui se pressait autour d’eux à chaque nouvelle rue croisée, ce fut bientôt les trois quarts de la ville qui fut entassée autour d’Hansel dans un convoi de la victoire, ralentissant plus encore leur allure. Les portes du château s’ouvrirent sur eux, et, face à la joie violente et délurée de la foule, les soldats laissèrent passer une bonne vingtaine d’hommes et de femmes pour accompagner Hansel jusque dans la grande cour intérieure avant de parvenir à arrêter le flot humain. Dès qu’ils le purent, Sery et Predan rejoignirent leur maître sans que personne ne s’aperçoive que deux loups en liberté courraient dans les couloirs du château.

Un homme hurla de sa voix tonitruante d’appeler Wilhelm, et le seigneur ne mit pas longtemps avant d’apparaître devant le petit attroupement. Un sourire fendit sa barbe drue, si large qu’il en oublia d’houspiller les gardes pour leur maladresse, et aussitôt, d’un ton plein de rires, il annonça le grand banquet. En quelques pas, il fendit la foule pour se retrouver près du héros, le prit dans ses bras comme s’il s’agissait de son fils, et attrapa son poing dans le sien pour le brandir en l’air.

Il avait vaincu. L’humanité avait gagné. Ils avaient enfin gagné contre cette menace obscure et informe, là, et cette victoire était symbolisée par cette pique sur laquelle la tête de la sorcière avait été plantée. Personne ne remarqua le regard insistant que dame Sofia lança à ce visage figé dans une expression de souffrance.

***

Dans l’agitation ambiante, personne ne les avait remarqués. Gretel avançait derrière Agniezska qui avait changé sa chevelure rousse en une crinière brune, pour être moins reconnaissable, et avait également assombri celle du jeune homme. Elle l’avait conduite dans son ancienne demeure, d’où son père l’avait chassée à cause de ses pouvoirs, et lui avait donné une ancienne robe de bure, simple, irritant légèrement la peau au toucher, loin des étoffes dont Gretel avait l’habitude. En regardant leurs reflets dans la fenêtre, on aurait cru deux sœurs, et ce constat réjouit Agniezska.

— Je suis Anita, et toi Ivana. Nous sommes sœurs, et nous sommes très douées en cuisine.

— Moi peut-être, mais toi, argua Gretel avec un sourire.

Elle lui donna une légère tape sur le bras, tout de même amusée, mais cherchant à rester sérieuse, et continua à lister leurs qualités. Étrangement, Gretel remarqua que c’était tout ce qu’ils avaient fait ensemble, durant les semaines d’attente chez Iwona, mais n’en dit rien. Sans doute l’avait-elle préparée sans le lui dire. Une fois prêts, ils sortirent et marchèrent, vite, jusqu’au château où les bruits de liesse devenaient plus prenants. Gretel eut un pincement au cœur en pensant qu’Hansel était là-bas, et repensa à leur promesse. Une volonté nouvelle courut en lui, une adrénaline qui fit battre son cœur plus vite : il ne pouvait pas le décevoir. Il devait réussir, parce qu’il l’avait promis, et parce qu’Hansel l’aimait. Enfin. Après toutes ces années à refouler ce qu’il ressentait, il pouvait enfin prétendre au bonheur, alors Gretel n’allait pas le laisser filer en laissant la mort l’emporter. Il baissa la tête pour éviter d’être reconnu, alors qu’Agniezska, elle, avançait droit devant elle sans faire attention aux regards posés sur elle. Quand ils arrivèrent près des gardes, ayant joué des coudes et marché sur quelques pieds, elle planta ses yeux dans ceux des hommes armés jusqu’aux dents qui lui faisaient face et dit :

— Nous avons entendu qu’il allait y avoir une fête, ma sœur et moi venons prêter nos bras.

Le garde eut un sourire.

— Seulement vos bras ?

Gretel sut sans la consulter qu’Agniezska devait bouillir, et devait contenir sa colère un maximum pour pouvoir rendre le sourire au garde et adopter une étincelle lubrique dans le regard.

— Pour l’instant, répondit-elle avec le ton de la promesse.

Gretel réussit à trouver ses vieilles habitudes et à adopter le même air aguicheur que son amie et, satisfaits, les gardes les laissèrent rentrer, non sans égarer une main sur leur postérieur à leur passage.

— Adressez-vous au chef de la maisonnée, maître Vorh, il vous trouvera du travail !

— Merci ! lança la jeune femme alors qu’ils s’éloignaient. Crois-moi, ce soir, ils ne vont pas être capables de tenir leur poste, et pas pour la raison qu’ils croient, souffla-t-elle à Gretel. Souris, continue de sourire.

Ils se frayèrent un chemin jusqu’à l’intérieur, où déjà, des serviteurs se pressaient de tous les côtés. Les uns allaient en cuisine les bras chargés de commissions, d’autres montaient aux étages pour préparer les chambres — car le seigneur Wilhelm, fier de son succès, avait invité les nobles et les grands bourgeois des alentours pour fêter la paix retrouvée — et enfin, certains s’affairaient à décorer la grande salle de réception du château pour les festivités prévues le soir même. Personne ne savait plus où donner de la tête. Maître Vorh n’était pas visible de loin : petit homme, il était entouré d’une foule d’individus à qui il distribuait ses ordres à la volée en plein milieu du hall d’entrée. Lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur, le petit homme les toisa en haussant ses sourcils blancs.

— Je ne vous connais pas, vous…

Malgré son vieil âge, il avait une carrure nerveuse qui donnait à son corps un tonus incroyable. Il avait travaillé pour le père de Wilhelm et sa réputation n’était plus à faire dans le milieu des serviteurs. Impitoyable, il voulait la perfection. Mais son œil aiguisé ne perçut pas les lèvres d’Agniezska qui remuaient imperceptiblement : elle lançait un sort au maître de maison pour qu’il les laisse passer où les prétendues servantes avaient besoin.

— Je ne sais pas de quoi vous êtes capables, et je n’en ai cure. J’ai besoin de bras. Alors toi, dit-il en désignant Agniezska, tu iras rejoindre les cuisines, et toi, la mignonne, je t’affecte au service de dame Sofia pour sa toilette. Tu feras le service dès qu’elle te congédiera. Allez !

Il frappa des mains, et ce qu’il pensait être deux jeunes femmes se regardèrent, échangeant leurs encouragements mutuels, avant de filer là où on leur avait dit. Depuis l’escalier où il regardait la scène depuis un bon moment avec acuité, Peon Krasny reconnut leurs silhouettes et demanda confirmation à son loup, à ses côtés. Sery donna un coup de museau dans sa main pour toute réponse, et Peon sourit. Iwona avait joué son coup.

***

Il y avait dans tout le château une ambiance de fête et une tension palpable partout pour que tout soit le plus parfait possible, et vite. Depuis le départ du garçon, Wilhelm avait annoncé au maître Vorh son souhait de faire un énorme banquet dès son retour, et toute la maisonnée s’était entraînée. Mais, même rôdé depuis plusieurs jours aux mêmes exercices, la réalité était jonchée d’imprévus que le maître Vorh et chacune des personnes sous ses ordres devaient gérer au mieux. Embaucher tous les bras à disposition avait été une priorité et le château était devenu une ruche bourdonnante d’activités et d’individus.

Une ruche qui tapait sur les nerfs de dame Sofia. Elle n’avait jamais aimé la présence d’autant d’âmes autour d’elle et supportait mal toute cette agitation inutile. Inutile parce qu’elle-même savait qu’Iwona n’était pour rien dans ces meurtres et que ce n’était pas un blanc-bec armé d’une fausse tête qui allait arrêter tout ça. Tout ça, toute la progression de Sofia vers l’éternelle jeunesse, vers l’éternité et l’immortalité. Rien ne pourrait arrêter sa soif de pouvoir qu’elle volait aux corps jeunes et beaux qu’elle souillait. Rien. Et ce fils qui n’y comprenait rien donnait ses ordres joyeux, s’entretenait avec le gamin en voulant connaître tous les détails d’une histoire que son ennemie avait tissée pour qu’il la récite avec la plus grande passion. Qu’est-ce que Sofia n’aurait pas donné pour avoir une fille… Son pouvoir, gigantesque, aurait été l’héritage de cette fille qu’elle aurait élevée comme elle aurait voulu être élevée, alors qu’un garçon annihilait toute sa puissance, et coupait bien souvent sa transmission. Des lignées entières de sorcières s’étaient éteintes pour ne pas avoir eu de fille à qui transmettre son sang.

Son pouvoir ne s’éteindrait pas. Parce qu’elle n’allait pas mourir. Elle leur donnerait tort, à tout cela, tous ceux qui voulaient la voir périr depuis sa naissance. Elle vivrait, éternellement, au-dessus de cette masse grouillante dont elle avait eu si peur dans sa jeunesse. Elle vivrait en leur montrant à quel point ils ont eu tort de la sous-estimer. Elle serra les poings et retint un cri.

— Un problème, madame ?

Sofia revint doucement à la réalité lorsqu’une jeune servante la regarda d’un air inquiet. Aussitôt, elle fit revenir le masque qui couvrait chacune de ses émotions véritables.

— Le bruit de toute cette agitation me donne un mal de crâne épouvantable.

Elle s’aperçut qu’elle ne la connaissait pas, et que le maître de la maisonnée devait avoir rattaché une petite nouvelle à son service, se doutant que la vieille femme serait vite fatiguée par tous ces chamboulements.

— Quel est votre nom, ma petite ?

Elle baissa humblement les yeux, qu’elle avait d’un vert brillant et hypnotisant, et esquissa une élégante révérence qui charma Sofia, avec une impression de déjà-vu vite chassée par l’attirance qu’elle éprouva automatiquement pour elle.

— Ivana, madame.

Ivana. Un joli prénom, assez courant, une fille qui l’était moins, gracieuse comme une princesse dans ses habits grossiers. Sofia eut un sourire qui paraissait doux.

— Préparez-moi mon bain, Ivana. Avec l’essence de fleur d’oranger, vous serez mignonne.

Plus que mignonne, elle était d’une beauté incroyable, et elle allait bientôt lui être utile.

***

Les festivités battaient leur plein. Victuailles, musiques, rires, danses, tout était beau, tout était joie, tout était vie. Hansel n’avait pas quitté le seigneur de la journée, qui le montrait à tous comme on brandissait un trophée. À travers sa victoire, Hansel le savait, c’était son propre pouvoir qu’il mettait en scène. Toute cette débauche de luxe était l’occasion pour Wilhelm de montrer à tous qu’il était le maître de tous et de toutes choses en ces lieux. Le jeune homme n’était pas dupe, mais jouait son rôle à la perfection. Toute la journée, il avait tenté d’apercevoir Gretel, Agniezska ou Peon, mais les cheveux blonds de Gretel étaient introuvables, la crinière rousse d’Agniezska encore moins, quant à Peon, il était chargé de la sécurité du château sous toutes ses coutures et comme à l’accoutumée prenait son rôle très à cœur. Celui qu’Hansel avait à tenir n’était pas des plus compliqués, exception faite du mensonge permanent dans lequel il était plongé pour plusieurs heures et qui, pour un homme honnête tel que lui, pouvait lui compliquer la tâche, mais personne ne voyait rien de ses petites erreurs. Il était là pour faire de la figuration, après tout.

Après avoir répété une énième fois la même histoire à un gentilhomme ébahi devant ses exploits concoctés par Iwona elle-même, Hansel se sentit fatigué. Il n’en laissa rien paraître, et sourit, encore, alors qu’on lui présentait un morceau de cou de cygne. Le jeune homme n’avait jamais mangé les trois quarts de ce qu’il y avait au menu, mais si en temps normal il s’en serait rempli la panse, ce soir-là il avait juste envie de vomir. Hansel attendait désespérément un signe pour savoir où en étaient les choses. Il épiait partout pour voir si la silhouette de l’homme en rouge, ou celle de ses loups traversaient son champ de vision pour lui indiquer de le suivre et de, enfin, pouvoir passer à l’action. Chasser son inquiétude dévorante par l’action, voilà de quoi il était capable. Parce que oui, il était très, trop inquiet pour Gretel, et ne pouvait s’empêcher de le chercher du regard dans la foule, sans succès.

Son bras bouscula une servante sans qu’il n’y fasse attention et il se confondit en excuses pour la pauvre fille qui, depuis des heures, devait travailler entre tous ces gens qui se saoulaient. La jeune femme ne le regarda pas, baissa le visage et un voile de cheveux châtain la masqua au regard d’Hansel. Il reconnut la main qui les remit élégamment derrière son oreille pour l’avoir tant de fois serrée dans la sienne, et il s’arracha à sa vision pour éviter de faire capoter tout leur plan, le cœur battant. Ils n’étaient pas censés se connaître. Gretel s’éloigna de lui sans avoir levé une seule fois ses yeux verts sur lui, et lui reprit sans joie la discussion ayant cours autour de lui, évitant de suivre la silhouette de son compagnon du regard. Il était là, encore, pour quelques instants. Un mouvement rouge au fond de la pièce l’informa de la présence de Peon. En sécurité, mais pour combien de temps encore ?

***

Boum boum. Boum boum. Boum Boum. C’est le cœur battant à ses tempes que Gretel se rendit dans les caves du château, là où étaient entreposées les bouteilles de vin qu’on lui avait réclamées. Il savait que c’était maintenant, alors qu’il était seul et apparemment sans défense que Sofia le suivrait pour l’enlever. Il savait que c’était maintenant qu’il fallait agir. Jouant son rôle et feignant l’ignorance depuis qu’il avait pénétré dans ce château, Gretel, ou plutôt Ivana, se rendit donc dans les sous-sols, cherchant le numéro de la cave qu’on lui avait indiquée en fredonnant l’air que les troubadours jouaient à l’étage pour se donner du courage. C’était la dernière étape. Dans une poche de son jupon, il caressa la petite bourse en cuir qu’Iwona lui avait donnée et l’air sembla se faire un meilleur chemin jusqu’à ses poumons.

Depuis le début, Gretel faisait ce qu’on lui disait et n’agissait pas par lui-même. Rejoindre Hansel dans la forêt avait été la première chose dont il se sentait responsable. Prendre part à l’anéantissement de Sofia était comme une libération. Il ne devait pas attendre qu’Hansel le fasse, sagement, comme c’était prévu au début de leur aventure. Lui aussi devait le protéger.

Fort de cette résignation, Gretel poussa la lourde porte de la cave en question, et, armé de sa chandelle, prit plus de temps qu’il n’en était nécessaire pour détailler les rangs poussiéreux des bouteilles alignées, en déplaça quelques-unes quitte à faire hurler un amateur de vins. L’air était frais et mordant sur ses bras, mais ce n’était pas à cause de cela que les frissons s’enchaînaient de sa nuque jusqu’au bas de son dos. Il sentait la présence d’une force qui approchait, puisqu’il ne pouvait qu’y faire attention. Cette force même qu’il lui faudrait arrêter. Il sortit une nouvelle bouteille, l’essuya avec son tablier et regarda l’étiquette.

Un vent froid fit claquer la porte et elle se referma. Gretel lâcha un cri en sursautant, lâchant brusquement la bouteille qui se brisa sur le sol tandis que la chandelle, seule source de lumière, fut soufflée. Plus aucun doute. Sofia était là.

Une main attrapa son poignet, mais Gretel se débattit aussitôt, envoyant du pied les morceaux de verre dans la direction supposée de son agresseur qui le lâcha.

— Débattez-vous, ma belle, c’est encore mieux.

C’était comme si la voix douce et presque inaudible de la vieille dame qu’il avait assistée en fin d’après-midi avait été totalement modifiée. À présent, dans cette cave, sans lumière et sentant le moisi, elle prenait une ampleur nouvelle, froide, décidée, âpre. Si l’adrénaline ne courait pas déjà dans ses veines, Getel aurait été immobilisé par la peur. Il tâtonna dans le noir pour s’armer d’une bouteille et la brisa contre le mur, en gardant le goulot effilé dans la main, qu’il dressa devant lui, et commença à bouger, le dos au mur, vers ce qu’il se souvenait être la porte. Un rire sardonique lui vrilla les tympans.

— Je suis désolée, Ivana, mais ce n’est pas ça qui va vous empêcher de mourir ce soir.

Gretel serra les dents en essayant de lutter contre la peur qui lui disait de fuir. Aveugle, avec une défense pitoyable, il ne pouvait rien faire d’autre que s’éteindre… Il entendit un bruit de tissu et devina les mouvements de bras de Sofia. Mais, constatant que rien ne venait, la sorcière pesta.

— Je vais faire ça à l’ancienne, alors !

Des mains s’emparèrent de son cou et le serrèrent, mais Gretel donna un coup de goulot et la vieille recula d’un geste vif. La main libre dans la poche, il essaya de répandre la poudre sur le sol dans une arabesque continue mais privé de ses yeux, il ne pouvait pas constater son travail, rendu compliqué par le tremblement de ses mains. Un nouvel assaut de Sofia et Gretel s’échappa.

— Ce petit jeu a assez duré, Ivana ! J’ai besoin que vous vous laissiez faire !

Il ne répondit rien, la gorge trop nouée par la terreur. La porte, qu’il venait de tâter était fermée et ne pouvait s’ouvrir que de l’extérieur, il était dans le noir, et n’avait pas moyen de se sortir de là. Sa poudre lui parut une protection bien maigre, surtout s’il n’arrivait pas à la disperser comme il le fallait…

— De la poudre de sorbier, n’est-ce pas ? ricana Sofia. Savez-vous qu’il faut qu’elle soit autour de moi, en cercle pour m’emprisonner ? Serez-vous septième fille d’une septième fille, vous aussi ? Intéressant…

Gretel ne comprenait rien du tout à ce qu’elle disait, et pour l’instant n’en avait cure. Le plan d’Iwona ne fonctionnait pas. Il allait mourir, ici, sans réussir à arrêter Sofia…

La porte s’ouvrit, brusquement, une main l’attrapa et le tira à l’extérieur. Une autre, plus fine, s’infiltra jusque dans la poche de son jupon et attrapa la petite bourse en cuir. Quand la lumière brilla de nouveau, Gretel plissa les paupières. Le manteau si rouge de Peon fut la première chose qu’il vit. Le chasseur avait armé son arbalète et tenait en joue la vieille Sofia, à l’intérieur de la cave, au milieu de bris de verre. À côté du protecteur, Agniezska, la bourse en cuir vide dans les mains, et à ses pieds, le reste de la poudre de sorbier, en ligne droite entre les deux pans de murs, à la place de la porte. Un sourire étira fièrement ses lèvres alors que les yeux de Sofia s’agrandirent d’horreur.

— Bonsoir, madame, dit calmement Peon.

Sofia lança son bras en l’air, vivement, mais la force qu’elle essaya de projeter sur eux rebondit contre le mur invisible formé par le sorbier. Elle hurla.

— Vous n’auriez pas dû céder à la tentation ce soir, dame Sofia, continua le chasseur. Ce soir, nous avons réussi à vous cerner.

— Ce soir c’est vous qui allez mourir, termina Agniezska.

La sorcière rit, une nouvelle fois, d’un rire plus dément.

— Une arbalète ? Vous pensez que c’est un vulgaire carreau qui va me mettre hors d’état de nuire ?

Agniezska leva la main à son tour et sa propre force passa la barrière de sorbier, s’amplifiant même à son contact. À chaque trait mal posé par Gretel que la force traversa, elle prit en intensité. Sofia finit par atterrir sur le mur opposé, comme soufflée par une explosion. Elle se releva péniblement, puis posa sur Agniezska des yeux intrigués, encore flous à cause du choc.

— Qui êtes-vous ?

Les cheveux d’Agniezska retrouvèrent leur flamboyance alors qu’elle se présenta :

— Je suis la petite fille d’Iwona.

Sofia se redressa tout à fait et s’approcha, vite, trop vite pour son âge, de la jeune femme, essaya de tendre le bras pour la toucher, mais la barrière de sorbier l’en empêcha en lui donna un coup de jus. Le mur invisible se nervura de zébrures blanches.

— Elle n’a eu qu’un fils pourtant… Comment… son pouvoir n’aurait pas dû passer par lui…

Agniezska fit claquer ses doigts pour éloigner à nouveau la sorcière, qui trébucha.

— Le pouvoir est passé, dit-elle d’une voix dure.

Une voix qui ne lui ressemblait pas, plus éraillée et plus grave. Gretel ouvrit grand les yeux en constatant que la tenue de la jeune femme était devenue plus bossue par les âges.

— Bonsoir, Aleya.

— Ne prononce pas ce nom, Iwona ! hurla Sofia.

— C’est pourtant celui sous lequel je t’ai connue, continua Iwona à travers la bouche de sa petite-fille. Mais tu as changé, n’est-ce pas ? Il y a cinquante années, lorsque tu as quitté ce village pour une vie meilleure. Je ne sais pas ce que tu as fait pour changer de nom, et je ne veux pas le savoir, Aleya, je veux juste te rappeler que, malgré tous tes efforts, tu es la même personne.

Le rire de Sofia eut quelque chose de plus sombre, cette fois. Elle essaya de lancer un champ de force, mais une fois encore, il fut stoppé par le sorbier.

— Pour qui me prenais-tu, Iwona ? Pour une jeune fille frêle et sans défense ? J’ai changé ! Heureusement que j’ai changé !

— Tu n’as pas pris le bon chemin…

— Quel chemin Iwona, le tien ? Regarde-toi ! Ils t’ont mise au ban de la société, et n’ont pas hésité à te rendre responsable ! Tu es reléguée au fin fond d’une forêt dont tu n’arrives même pas à sortir, tu es aveugle et tu ne bouges presque plus pour conserver le reste de force que ton vieux corps contient !

— Je n’ai volé l’énergie de personne, je ne me suis pas sali les mains comme tu l’as fait.

— Oui, je l’ai fait, et je ne regrette rien ! J’ai pu vieillir aussi longtemps grâce aux filles de ces monstres, te souviens-tu de ce qu’ils nous ont fait ?

— Aleya…

— Tu pourrais me rejoindre. Comme nous nous l’avions promis. Nous devions faire de grandes choses, ensemble !

Soudain, la vieillesse des traits de Sofia s’envola et il sembla à Gretel qu’elle retrouvait la fougue et les espoirs de sa jeunesse.

— Pour aller où ? Nous allons mourir, mon amie.

— NON ! hurla Sofia. Non, je ne mourrais pas ! Jamais !! Je serais éternelle !! Je pourrais faire comme toi, trouver un corps dans lequel m’incarner !

Elle désigna Gretel de l’index,.

— Donne-la moi ! Je vais te montrer, je peux faire comme toi !

— Aleya, souffla calmement Iwona, si je parviens à occuper ma petite-fille, c’est parce qu’elle me laisse faire, et au prix de grands efforts sur ma propre énergie. Tu n’y arriveras pas avec notre jeune ami.

Sofia eut un pleur. Elle tenta de mobiliser sa force, mais rien ne vint.

— Je trouverai, je trouverai si tu m’aides, s’il te plaît… Comment as-tu fait pour m’épuiser à ce point… ?

— Ton essence pour le bain, à la fleur d’oranger. Notre ami y a glissé ma propre recette.

Sofia sanglota en riant en même temps, comprenant ce qui allait arriver.

— Une potion d’enflamment, c’est ça ?

Elle leva les yeux vers ceux d’Iwona, et les deux femmes échangèrent un sourire plein de souffrance.

— C’est fini, Aleya.

— Non, Iwona, s’il te plaît, on peut encore…

Iwona prononça les mots en langue ancienne alors que Sofia, sachant très bien ce qu’elle était en train de faire, lui hurla d’arrêter, la supplia de la rejoindre, se mit à genoux et tambourina contre le mur invisible à se saigner les poings. Elle s’enflamma dès que la dernière syllabe fut prononcée. Le visage d’Agniezska ne trahit aucune émotion, si ce n’est une larme qui coula, avant que le corps de la jeune femme ne s’écroule dans les bras que Peon avait tendus, ayant lâché son arbalète dans ceux de Gretel.

— Gretel !

Une lumière, au bout du couloir, se rapprocha d’eux alors qu’Hansel les rejoignait à grandes enjambées, talonné par la haute silhouette humaine de Sery. Dans un réflexe pavlovien, Gretel lâcha la précieuse arme du chasseur par terre, et attrapa son ami pour le serrer contre lui. Envahi par son odeur familière, entouré par ses bras rassurants, il resta là en silence, fermant les paupières et griffant presque le dos d’Hansel tellement il le voulait là, avec lui. Les larmes coulèrent, silencieuses. Le monde autour d’eux n’exista plus pendant cette étreinte où tout passa. Hansel égara ses lèvres dans les cheveux de Gretel, redevenus blonds, caressa son dos, échoua une main sur sa nuque pour le tirer avec douceur et poser leurs fronts l’un contre l’autre. Ils respirèrent le souffle de l’autre pendant de longues minutes sans qu’aucun mot ne soit formulé, se disant tout avec la force de leurs gestes. C’était eux et c’était parfait.

— Elle est partie…

La voix blanche d’Agniezska les fit se détacher l’un de l’autre. Dans la cave, derrière la barrière de sorbier, un tas de cendres résumait ce qu’avait été Sofia, ou Aleya, Gretel ne savait plus.

— Oui, répondit Peon d’une voix patiente alors qu’il avait encore la jeune femme dans les bras, nous l’avons vaincue.

— Ma grand-mère, le coupa-t-elle. Elle est partie. Je ne la sens plus…

— Tu vas la retrouver…

— Non Peon, elle est partie, elle aussi. C’étaient ses dernières forces…

Agniezska éclata en sanglots qui résonnèrent entre les murs de pierres, alors que depuis le rez-de-chaussée, la musique des troubadours continuait de battre la mesure comme si rien ne s’était passé.


Texte publié par Codan, 9 septembre 2019 à 18h43
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