C’est à peu près à cette époque que je perdis la vue. La puissance nécessaire pour garder une constante invisibilité était à ce prix. Cette protection, j’en avais besoin. Elle était la garantie de ma survie, même si vivre, je ne savais plus vraiment pourquoi je le faisais.
Je l’ai su quand je l’ai vue arriver. Ma belle enfant. La fille de mon fils, Agniezska, mon portrait craché tant en physique — de ce que mes sens et ma magie m’en disaient — qu’en caractère. Elle me cherchait dans la forêt, et elle avait hérité de mes dons. C’était rare, mais je les avais transmis à mon fils, qui les lui avait transmis à son tour. Pensant sa fille maudite comme je l’étais à ses yeux, il l’a chassée, et elle était venue chercher refuge cher moi.
Moi qui me souvenais d’elle comme un adorable poupon, elle était revenue femme, très belle, très forte, ayant la rage de vivre. Elle s’enfermait avec moi, je sentais qu’elle dépérissait… Alors, je l’autorisais à faire des balades en forêt. Un jour, elle est allée plus loin, et s’est absentée pendant près d’une semaine. Inquiète, mais incapable de quitter la prison que je m’étais conçue, je l’attendis. Elle revint, effrayée, porteuse des nouvelles de Nebol.
Une vague d’assassinats de jeunes femmes, dont certaines étaient ses amies lorsqu’elle y habitait encore.
Et là, je compris. Je compris que la manœuvre quinze ans auparavant pour me faire disparaître du paysage venait d’elle. Aleya. J’étais la seule qui aurait pu la reconnaître malgré tous les masques qu’elle portait. J’étais la seule à connaître l’odeur de sa magie, le goût de sa volonté, les marques de sa puissance.
Et j’ai compris également ce qu’elle voulait : la vie éternelle. Le sang de jeunes femmes devait rajeunir les sorcières, suivant des sacrifices aux rituels complexes et sur lesquels, j’en étais sûre, elle s’était renseignée beaucoup plus que moi. Moi, je savais, j’avais compris que son ambition était devenue démesurée et qu’elle s’estimait si supérieure aux autres qu’elle prétendait avoir le droit de vivre éternellement et, si possible, de retrouver la beauté de sa jeunesse.
Alors, j’ai décidé de m’engager auprès du protecteur pour l’arrêter. J’avais de la pitié pour les simples hommes, et j’en ai toujours, malgré ce qu’ils m’ont fait, et malgré les accusations qu’ils me portaient encore dans cette affaire. C’était aussi mon devoir : j’avais contribué à construire ce monstre, et la culpabilité me rongeait depuis trop d’années.
Extrait du journal d’Iwona, année soixante-huit, douzième lune, dix-septième jour.
Le temps qu’Hansel et Gretel passèrent chez Iwona était ignoblement long. La potion avait encore besoin de se décanter pour être au goût de la vieille sorcière. Sery et Predan tournaient comme deux lions en cage, tantôt sous leur forme humaine à laquelle Hansel ne s’habituait pas, tantôt sous leur forme animale, qui ne masquait en rien leur impatience. Les deux loups viscéralement attachés à Peon sentaient que le chasseur était de plus en plus en danger et leur incapacité à le rejoindre pour le protéger les rendait complètement fous. Mais Iwona était claire : elle avait passé un pacte avec l’homme en rouge, ils resteraient ici tant qu’Hansel et Gretel resteraient ici. Malgré les charmes de diplomate de Sery, rien n’avait fait fléchir la position de la vieille dame.
Hansel s’occupait de tout ce que la magie d’Iwona ou d’Agniezska ne pouvait résoudre : problème d’équilibre entre les pieds de la chaise, une cheminée à ramoner d’urgence, une fenêtre qui laissait passer l’eau de pluie… Il soupçonnait d’ailleurs les deux femmes de le faire exprès, afin qu’il ne s’ennuie pas. Pour Gretel, par contre, c’était une autre histoire. Agniezska le réclamant pour tout et n’importe quoi, de la cuisine au potager en passant par le ménage, il était très souvent avec la jeune femme et leurs chamailleries fréquentes ne cachaient pas le fait qu’ils se rapprochaient inexorablement. Impuissant, pour la première fois de sa vie, Hansel avait vu son ami s’attacher à une femme sans qu’il ne soit question de relation de travail et le jeune homme avait du mal à comprendre la jalousie qui tempêtait au fond de lui chaque fois qu’il entendait leurs coups d’éclat.
Peon commençait à trouver le temps long. Bien sûr, Iwona l’avait prévenu que ses préparations prenaient jusqu’à plusieurs semaines pour être pleinement efficaces, et il savait qu’ils avaient besoin de cet incroyable atout que lui fournissait la vieille sorcière, mais l’impatience montait. Il avait de plus en plus de mal à paraître calme et inconscient de ce qui se tramait autour de lui à la table de Wilhelm, et à croiser les yeux de la vieille Sofia sans montrer tout le dégoût que cet être lui inspirait. Il devait faire preuve de tout son sang-froid pour rester dans cette position d’attente imposée par leur plan.
Cette attente, il la mettait tant bien que mal à profit en aidant les habitants à s’armer et se défendre. Même s’il savait que l’ennemi était intérieur, cette menace avait fait en sorte que la communauté se soude et prenne conscience de ses besoins pour se défendre elle-même. Peon avait poussé dans ce sens, d’ailleurs : il voulait que chacun puisse être en mesure de défendre son chez-soi. Les gardes n’étant souvent pas suffisants pour couvrir tous les quartiers, le protecteur avait instauré une sorte de service civil où les citoyens volontaires s’engageaient pour grossir les rangs des gardes. Bien que les tâches qui leur étaient confiées n’étaient pas encore de la même importance que celles de vrais soldats, Peon pensait qu’à force de patience et d’années, la ville saurait être autonome face aux dangers. Et lui, si jamais il venait à disparaître, aurait fait de son mieux pour que Nebol reste protégée quoiqu’il arrive. Il lui restait peut-être à former quelques individus aux pratiques si particulières qu’avait développées sa famille depuis les origines. Il pourrait y consacrer la fin de ses jours, même s’il était encore jeune…
C’était la tête perdue dans ces projets d’avenir que Peon rentrait dans cette ignoble chambre froide que Wilhelm avait tenu à ce qu’il occupe. Il se tenait sur ses gardes malgré tout depuis son dernier accident, et il évita soigneusement l’endroit où la sorcière avait forcé leurs chemins à se rencontrer. Plusieurs fois par jour, il faisait ses poches, craignant de retrouver cette poupée qui l’avait rendu incapable de se défendre. Bely ne le quittait plus, traînant sa patte infirme toute la journée à ses côtés et, pour ne pas forcer les maux de son loup, Peon prenait de plus fréquentes pauses, souvent chez les habitants qui lui ouvraient leur porte et lui offraient une boisson chaude traditionnelle à base de plantes des bois, forte, pour lutter contre le froid de l’hiver. Ces plus nombreux contacts avec les gens ordinaires permettaient au protecteur de se tenir informé des rumeurs, des impressions de ces personnes qu’il protégeait, de ce qui se disait dans la ville. Et bien souvent, il en sortait content de lui-même. Ces gens, même s’il n’avait pas conscience du danger réel, se sentaient à l’abri et le soutenaient. Certains lui avaient même inspiré ces idées de garde citoyenne qu’il avait ensuite mise en place, et qui augmentait le sentiment de protection qu’ils ressentaient.
Peon se promit, en entrant dans sa chambre, qu’il allait éradiquer la menace pour les protéger, réellement, et que tous ces gens qui lui ouvraient leur cœur allait pouvoir retrouver la paix.
Ses yeux furent attirés par un morceau de papier plié en quatre déposé sur son lit que renifla Bely. Il l’attrapa quand son loup lui indiqua qu’il n’y avait aucun danger, le déplia et trouva une pièce d’échec, qu’il tourna dans ses doigts pour la reconnaître. Pas de doute : un roi, coiffé de sa croix, un roi noir, sa couleur de prédilection lorsqu’il jouait. Et sur la note qui l’accompagnait, une simple phrase.
« Ton prochain coup fera ton mat. » Il sourit. Si Sofia le menaçait de cette manière, elle n’avait probablement plus la force de le faire par elle-même, avec le tour de passe-passe qu’elle avait exécuté la dernière fois. Ou, plus grave, et son sourire se fana à cette perspective, elle conservait ses forces pour ce qui allait arriver…
Une semaine après leur arrivée, Iwona avait dit avec la voix d’une grand-mère satisfaite :
— Je suis heureuse qu’il soit venu finalement, ton ami.
Depuis son fauteuil, ses doigts s’agitaient alors sur son tricot en produisant un cliquetis métallique. Hansel, fixant la tringle à rideaux, eut un léger sursaut. La sorcière parlait rarement comme ça, pour faire la conversation : elle ne gaspillait jamais ni ses efforts physiques ni sa salive.
— Ania a besoin de vivre et toute seule ici avec moi, elle n’a pas beaucoup l’occasion de rencontrer des gens. Il est une bouffée d’air pour elle. Remercie-le de ma part une fois que tout sera fini.
Le cliquetis imperturbable de ses aiguilles ne s’était pas interrompu pendant qu’elle lui parlait, et remplissait le silence qu’Hansel avait pour toute réponse.
— Va les chercher, veux-tu, il est bientôt l’heure de manger.
Les journées étaient rythmées ainsi par les repas, toujours aux mêmes heures, imperturbable routine que leur projet commun, symbolisé par cette potion qui arrivait doucement à maturation dans la verrerie de la petite maison, ne chamboulait en rien. Ainsi, Hansel termina son travail en quelques secondes et se rendit devant la chambre d’Agniezska. Il tapa et annonça l’heure du repas et, d’une voix rieuse, la jeune femme l’invita à rentrer. Aussitôt celle de Gretel tempêta de ne pas venir mais trop tard. Agacé, Hansel avait déjà tourné la poignée.
Il trouva Gretel dans les habits de la jolie rousse, ses longs cheveux blonds relevés en une coiffure sophistiquée, le corps serré dans un bustier qui donnait à son dos une courbure toute féminine. Hansel les avait interrompus et des restes de rire subsistaient sur leurs deux visages. Il avait toujours détesté voir Gretel dans des tenues de femme, associant cette image à ce que son ami devait faire pour survivre, et s’arrangeait toujours pour ne pas avoir à le croiser habillé comme ça. Le revoir ainsi fit naître au creux de son ventre un mélange complexe d’émotions entremêlées dont la jalousie était la plus forte.
Il avait révélé ce secret à Agniezska.
— Il est magnifique ! commenta cette dernière. Je n’ai jamais vu de femme renvoyer une telle aura ! Tu n’es pas d’accord, Hansel ?
Hansel dut laisser transparaître quelque chose sur son visage, parce qu’aussitôt, les si expressives émeraudes de Gretel se mouillèrent et il se leva, croisant les bras sur sa poitrine et lui tournant le dos pour échapper à son regard.
— C’est bientôt l’heure du repas, annonça froidement Hansel.
Sans répondre aux questions d’Agniezska, le jeune homme sortit et referma la porte derrière lui.
Les yeux résolument tournés vers l’extérieur, refusant de répondre aux interrogations hésitantes d’Agniezska, Gretel serrait de plus en plus fort les bras autour de sa poitrine, comme pour empêcher la douleur de se répandre ailleurs dans son corps. Il savait très bien ce qu’il allait lire dans les prunelles de son ami, mais il avait tout de même cédé à Agniezska, dans sa fierté toute particulière à lui montrer que lui savait mettre un corset correctement. Elle l’avait mis au défi et il s’était appliqué à lui montrer à quel point elle avait tort de l’avoir fait. Il s’était déshabillé devant elle, avait attrapé la tenue qu’elle lui tendait en commentant chaque geste, sous le rire contaminateur de la jeune femme. Elle avait soufflé, incrédule et amusée, que c’était un scandale qu’un homme sache mieux se parer qu’elle, et Gretel avait comiquement pincé ses lèvres peintes en rouge en hochant la tête.
Mais il n’avait plus du tout envie de rire, plus maintenant, pas après s’être heurté au dégoût d’Hansel. Pas alors que le sien, le propre dégoût qu’il avait de lui-même, s’emparait de ton son être et le poussait au bord du précipice. D’habitude, il ignorait ces signes, pour ne pas avoir mal, mais avec un tel niveau de nervosité et de fatigue, provoquées par le projet auquel il participait pour Iwona, Gretel n’avait pas su se protéger. Il avait reçu ce regard comme on reçoit une lame en pleine poitrine. Agniezska se rapprocha de lui et, dans cette amitié toute nouvelle et si forte qu’ils avaient développée, passa les bras autour de sa taille pour poser son menton sur son épaule.
— Je suis désolée, souffla-t-elle.
Un nuage passa pour masquer le soleil, et Gretel vit son reflet qui l’effraya. Il passa frénétiquement une main rageuse sur son rouge à lèvres en l’étalant sur le reste de son visage. Agniezska s’empara de son poignet pour l’arrêter et le força à la regarder dans les yeux. Ses yeux noisette et pétillants de malice étaient pleins d’une force que Gretel ne possédait pas. Il y plongea pour mieux s’en imprégner. Les délicats doigts de la jeune sorcière frottèrent à l’aide d’un mouchoir en tissu le reste de rouge à lèvres, avec attention, et l’effacèrent lentement. Sans mot entre eux, Gretel se sentit compris. Son cœur blessé saignait un peu moins.
Iwona appela sa petite-fille, un semblant d’impatience dans la voix, et Agniezska leva les yeux au ciel.
— Reste ici si tu en as besoin.
Elle, cette inconnue qui leur avait parlé avec une telle agressivité la semaine passée se montrait douce et compréhensive avec lui. Aucun jugement dans son regard, aucune marque lui montrant sa désapprobation face à ce que Gretel lui montrait : un homme à l’aise en femme, amoureux d’un autre homme. Agniezska, des dehors rugueux cachant la réalité d’une très belle personne. Gretel aussi était content d’être venu pour la rencontrer.
Agniezska était venue trouver Hansel après le repas, auquel Gretel n’avait pas participé. Elle qui, de coutume, était si franche et parlait sans détour, semblait marcher sur la pointe des pieds devant lui. Le jeune homme ne la regarda pas, restant concentré sur la bibliothèque de grimoires d’Iwona, dans la verrière, qu’il agrandissait en ajoutant quelques planches de plus entre celles déjà existantes mais trop espacées. Agniezska elle, tournait la potion selon les instructions de sa grand-mère, et lançait de trop fréquentes œillades en direction de son voisin pour que celui-ci ne s’en rende pas compte. Dans le silence relatif de leurs travaux respectifs, la tension était palpable. Exaspéré, Hansel finit par poser marteau et clous pour lui demander d’une voix exaspérée et passablement agressive, une ire contenue brûlant ses orbes chocolat :
— Quoi ?
L’agressivité de son ton dut faire réagir la rouquine, qui sembla se reprendre et rétorqua sur le même ton :
— Quoi, c’est moi qui ai un problème ?
— Apparemment, puisque que tu me fixes.
Elle dressa le dos, fière, posa la cuiller en bois sur le côté du chaudron et le rejoignit en quelques enjambées.
— Est-ce que tu te rends compte que ton attitude blesse ton ami ?
— Ce n’est pas ton problème, répondit Hansel qui ne daigna pas la regarder et continuait son travail.
— Si, ça l’est, depuis qu’il est mon ami. Peut-être pas depuis aussi longtemps que toi, je te l’accorde.
Cette fois, Hansel la toisa. Le gentil garçon bon enfant et serviable que Gretel décrivait à Agniezska s’était mué en un homme jaloux, possessif et désagréable.
— Et alors ? Ce qu’il y a entre lui et moi ne te regarde pas. Rien ne te regarde. Dans quelques jours, nous allons remplir notre mission et partir d’ici. Je l’emmènerai loin, et toi, tu n’es pas dans mes projets, pas plus que tu n’es dans les siens.
La jeune femme perçut un peu trop d’assurance dans ces derniers mots, et elle sourit à la manière d’un chat qui trouve une proie avec laquelle jouer.
— Tu aimerais ça, hein ? Que je ne sois pas dans ses projets à lui.
Hansel ne répondit rien, mais sa mâchoire s’était contractée.
— Que ferais-tu s’il avait décidé de m’emmener ? Ou s’il restait ici, avec ma grand-mère et moi ? Que ferais-tu si toi, tu n’étais plus dans ses projets à lui ?
Cette fois, le poing d’Hansel s’abattit sur la planche qu’il était en train de fixer et la brisa en deux. La violence du coup fit sursauter Agniezska.
— Je ne te laisserais pas me le voler.
— Il n’est pas à toi, brava la jeune femme.
— Si. Il est à moi, et depuis des années.
— Tu l’aimes ?
La question, lancée dans le flot rapide de leur dialogue, surprit Hansel qui, Agniezska le devinait, posait ces mots pour la première fois sur ce qu’il ressentait. Sa colère sembla fondre un peu et laisser place à de la méfiance.
— Et alors ? la brava-t-il.
La rouquine lui envoya un sourire aussi flamboyant que ses cheveux et lui tapota l’épaule.
— Tu devrais le lui dire.
Puis elle s’en alla d’un pas léger retrouver son aïeule qui venait de l’appeler.
— Que mijotes-tu, Ania ? lui demanda la vieille femme alors qu’elle tricotait de ses doigts experts.
Sa petite-fille eut un sourire en venant à ses genoux lui poser quelques pelotes de plus.
— Mon travail de sorcière blanche, répondit-elle d’un ton complice, je soigne les gens et leurs maux.
Iwona ne dit rien, mais l’air complice qu’elle afficha pour toute réponse en révéla plus long que n’importe quel mot.
Hansel était courageux, mais dès qu’il s’agissait d’affronter Gretel, l’affaire était différente. Il laissa couler plusieurs jours durant lesquelles Agniezska ne cessait de lui faire les gros yeux, alors que son ami évitait tout bonnement de le regarder. Hansel se rendit compte qu’il l’avait blessé, et si la colère auparavant l’empêchait de le rejoindre, c’était ensuite l’appréhension qui lui tenaillait le ventre. Deux jours plus tard, et toujours aucune approche. Il avait décidé cet après-midi-là de retourner la terre du jardin pour préparer les premières plantations du printemps, et quand il rentra, en sueur malgré le froid du dehors et plein de terre boueuse, Agniezska l’attendait de pied ferme.
— Tu as fait tous les travaux possibles et imaginables dans la maison, dit-elle avec un air amusé.
Hansel s’enferma dans son mutisme en enlevant ses bottes.
— J’ai demandé à Gretel de préparer un bain pour toi.
Aussi surprenant que ce soit, la petite maison d’Iwona comportait une salle de bains avec une étuve en bois de taille moyenne et les commodités qui allaient avec. Hansel lui lança de grands yeux surpris, et elle le poussa sans qu’il n’ait son mot à dire vers son bain. Il se débattit un peu pour la forme puis, alors qu’elle refermait la porte sur lui, rendit les armes. De dos, Gretel vérifiait la température de l’eau et, quand il se retourna, afficha l’air d’un animal pris en joue par un chasseur. Certainement qu’Agniezska lui avait mentit en lui disant que le bain était destiné à sa grand-mère, Hansel en était certain. Mais, alors que Gretel passait devant lui pour quitter la pièce, il l’attrapa par le bras. Le blond se tendit sans s’échapper. Après quelques secondes de silence où Hansel se sentit idiot à se noyer dans son regard, il réussit à balbutier timidement qu’il lui faudrait de l’aide pour le dos. Gretel assentit doucement et, pendant que le grand brun se déshabilla, il remit de l’ordre dans les serviettes, dos à lui à nouveau. Il ne revint près de lui que lorsque le bruit de l’eau lui signala qu’il était entré dans l’étuve et à moitié caché par la couche de mousse. Hansel le dévisagea alors qu’il évitait de croiser ses yeux alors, pour le forcer, et parce que son contact lui manquait, il avança sa main vers la joue de son ami, et ses doigts la caressèrent en un frôlement attentionné.
— Tu n’étais même pas censé être là.
Gretel se tendit, le regarda enfin et Hansel crut lire du soulagement dans ses prunelles émeraudes. Le blond soupira, semblant se détendre.
— Je sais que tu ne voulais pas de moi, mais tu serais encore pendu à ton arbre si je ne t’avais pas suivi.
— Non, souffla Hansel, tu ne comprends pas…
Ses doigts se firent plus insistants.
— Tu n’as pas à faire tout ça, Gret.
Sans qu’il ne sache pourquoi, ces quelques mots prononcés d’une voix douce mirent en colère son ami. Gretel repoussa la main de son ami, et se releva d’une traite, presque brutalement.
— Tu sais quoi, Hans ? Tu crois que c’est parce que je m’habille en femme que je suis une petite chose à protéger ? Que je ne suis pas capable de prendre mes décisions et d’agir comme vous autres ? Moi aussi, je veux aider, et moi aussi, je vais arrêter cette folle.
Hansel s’était relevé à son tour dans un furieux clapotis, nu sans qu’il ne s’en soucie davantage, et attrapa le poignet du blond pour le retenir.
— J’ai peur pour toi.
Gretel le fixa de ses yeux flamboyants d’une ire qu’il dirigeant droit sur lui.
— Comme ça tu comprendras au moins le dixième de ce que j’ai pu ressentir le moment où tu as levé la main à l’appel de Peon.
— Mais je fais ça pour t…
— Non, le coupa Gretel, non. Tu le fais pour toi. Parce que tu ne supportes pas de me voir porter une robe et que je te dégoûte. Tu penses qu’en m’extirpant de là, je pourrais être un homme normal, comme toi, mais tu as tort.
— Tu ne m’as jamais dégoûté, répondit Hansel en gardant son calme.
Cette simple phrase arrêta le moindre mouvement de Gretel, de son bras qu’il tentait de dégager à sa bouche qui s’ouvrait déjà pour répliquer. Hansel profita qu’il soit silencieux pour continuer :
— Jamais. Tu es un être à part avec une beauté que personne d’autre ne possède.
Gretel leva les yeux au ciel et choisit de sourire, un sourire moqueur qui cachait sa gêne. Il attrapa une serviette pour la lui tendre. Hansel l’attrapa, la noua autour de sa taille, mais cela ne l’arrêta pas.
— Je ne plaisante pas, tu sais. Je me fiche de ce que le monde peut penser de toi, j’aime comme tu es, et je te protégerai tel que tu es, toujours.
— Arrête.
Cette fois, le sourire de Gretel avait quelque chose de triste, amplifié par les émeraudes humides qu’il se forçait à garder droit dans les prunelles d’Hansel qui, se sentant faiblir par cette mélancolie infinie que son ami exprimait pour la première fois devant lui, dit un pas pour sortir de l’étuve et le prendre contre lui. Gretel l’arrêta alors qu’il allait enrouler ses bras autour de lui.
— Hansel, j’aimerais que tu arrêtes ces discours où je peux penser que je représente quelque chose pour toi, autre que ce gamin que tu as trouvé une nuit en pleine forêt et que tu t’es fait un devoir de protéger. Parce que pour moi Hansel, tu n’es plus ce garçon, tu n’es plus ce grand frère, tu es beaucoup plus que ça, et je sais que…
— Tu ne sais rien, le coupa Hansel.
Gretel fronça les sourcils, sans doute blessé d’être interrompu alors qu’il se mettait pour la première fois vraiment à nu devant son ami. Celui-ci, conscient de l’aveu à demi-mot que le blond avait commencé à formuler, continua, la voix douce mais ferme.
— Si tu savais tout, tu saurais à quel point je tiens à toi et que je me fiche si tu portes un pantalon ou une robe. Je veux juste que tu le fasses librement, sans qu’il n’y ait personne pour profiter de ta beauté. Parce que oui, tu es l’être le plus magnifique que j’ai jamais croisé.
Gretel laissa passer un silence, avant d’hoqueter de rire, essuyant les larmes qui avaient coulé sur son visage. Hansel le prit contre lui, et Gretel dit :
— C’est pas comme si tu avais fait le tour du monde, non plus…
— Pour moi aussi, tu es plus qu’un frère, souffla le brun en réponse.
C’était plus simple, quand il n’y avait pas ses deux joyaux qui le regardaient, de lui avouer, enfin, tout ce qu’il avait en lui. Dans ses bras, Gretel se raidit. D’une main caressant son dos, Hansel tenta de le détendre, et continua, la voix basse :
— Oublie la femme avec qui tu veux me marier, parce qu’elle ne sera jamais aussi belle que toi à mes yeux.
Il sentit le sourire de Gretel contre sa peau, un sourire immense comme il les aimait, remplis d’un bonheur à l’état pur, ce bonheur qui seyait si bien au blond. Il se détacha de quelques centimètres, assez pour lui attraper le visage entre les deux mains, et voir dans le fond de ses yeux quelque chose que Gretel cachait depuis des années mais qui avait toujours été là pour lui. De l’amour. Alors, sans rien dire, il vint voler le sourire qu’il adorait, avec une douce lenteur dans laquelle débordait son amour à lui, qu’il lui déposa sur les lèvres avec la précaution d’un artiste pour l’œuvre qu’il admire.
Il fallut attendre une semaine et quelques jours de plus pour que la potion soit prête. La lune, qui commençait à se remplir, inquiétait Iwona, qui marmonnait à quel point le pouvoir de Sofia était plus fort à la pleine lune. Elle pressa les jeunes gens, sa mauvaise humeur cachant une anxiété latente, pour qu’ils se préparent à partir peu avant midi. Si leur ennemie était puissante la nuit, et qui plus est les nuits de pleine lune, elle l’était beaucoup moins en plein milieu du jour. Plusieurs fois, Hansel, Gretel et Agniezska durent répéter ce qu’ils avaient à faire et ce n’est qu’au bout de la dixième répétition que la vieille dame fut satisfaite. Incapable de bouger de chez elle, elle se sentait d’une impuissance folle, et voulait à tout prix que le plan qu’ils avaient mis plusieurs semaines à mettre en place soit parfaitement exécuté. Sery avait juré de mettre Peon au courant, récitant les textes des trois jeunes gens avec une précision de joaillier.
Enfin, elle les laissa partir, avec des vivres, des armes, des onguents, des plantes, tout ce dont ils avaient besoin. Sitôt dehors, Predan prit de la distance. De leur séjour chez Iwona, c’était lui qui en avait le plus souffert, son besoin d’espace mis à mal dans cette petite maison et son jardin de quelques mètres carrés. Alors qu’il gambadait au loin, la maison de la sorcière disparut au regard des trois compères. Agniezska se retourna pour prendre la route d’un pas énergique, et les deux garçons la suivirent, sans un mot, effleurant leurs mains de temps à autre dans leur marche. Le début du retour se fit dans un silence seulement perturbé par le bruit de leurs pas dans la neige, alors qu’ils sortaient de la clairière pour retrouver une végétation plus dense de conifères affrontant le froid de l’hiver.
Il se passa une heure environ, puis ce silence fut rompu par le grognement de Predan, revenu avec eux, presque aussitôt suivi de celui de Sery. Ils n’avaient jusque-là jamais grondé, et Gretel jeta aussitôt le regard aux alentours à la recherche d’un ennemi. Hansel pesta alors qu’une troupe d’hommes, une dizaine, sortirent des fourrés au-devant d’eux. Gretel chercha aussitôt à faire demi-tour, mais déjà, leur petit groupe était encerclé par une dizaine d’hommes.
— Qu’est-ce que vous nous voulez ? demanda Agniezska d’une voix froide.
Le chef de la troupe de bandits eut un sourire édenté. Sales et nerveux, cela devait faire un moment qu’ils n’étaient pas sortis de la forêt, mais l’assurance qu’ils dégageaient témoignait de l’habitude qu’ils avaient de ce genre d’opération. On les avait payés pour les arrêter coûte que coûte, raisonna rapidement Agniezska. Sery et Predan étaient tenue en joue par plusieurs hommes, avec pique, arc, ou épée et, au moment où le bout de fer chatouilla sa fourrure, Predan se maudit d’être resté silencieux à leur sujet chez Iwona.
— Votre chemin s’arrête ici. Soit vous faites gentiment demi-tour, soit nous changeons vos adorables bêtes en descentes de lit avant de nous occuper de vous.
Plusieurs hommes s’esclaffèrent dans son dos, alors que les loups redoublèrent d’agressivité, le dos rond, tous crocs dehors. Alors que Gretel ouvrit de grands yeux en sentant son sang ne faire qu’un tour, qu’Hansel cherchait tant bien que mal la façon de se sortir de ce traquenard, leur compagne défia d’un sourire époustouflant l’agressivité de cette troupe et toutes leurs armes pointées sur eux.
— Vous a-t-on dit qui je suis, messieurs ?
Les rires redoublèrent alors qu’elle se redressait de toute sa fierté.
— Non, répondit le chef avec un regard lubrique, mais je sais que tes cuisses vont s’ouvrir pour moi dans quelques minutes !
La jeune femme fit tomber la capuche de sa mante avec assurance, laissant voir ses cheveux flamboyants, et marmonna quelques bribes en langue ancienne, n’ayant cure des moqueries dont elle était l’objet et qui s’interrompirent au moment où elle redevint silencieuse. Et pour cause : leurs assaillants ne touchaient plus le sol et lévitaient à quelques mètres au-dessus du sol, juste assez pour laisser la sorcière et ses compagnons continuer leur chemin.
— Je suis Agniezska, petite-fille d’Iwona, et j’aurais pu vous changer en crapaud.
Le sous-entendu fit mouche, et des cris apeurés avaient remplacé les rires. Hansel et Gretel regardèrent la scène avec autant de surprise que les bandits la vivaient, c’était la première fois que leur amie faisait preuve de ses pouvoirs. Ils la suivirent sans poser de question, s’éloignant de la troupe.
— Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas dangereux. Ils retomberont d’ici quelques heures, le temps pour nous de prendre de l’avance.
Elle avait ce sourire fier qui seyait à ses traits et à son caractère enflammé, et Gretel éclata de rire, soulagé. Ils n’eurent pas d’autre inconvénient de ce genre sur leur route : ces hommes devaient avoir bien compris la leçon de la jeune femme.
Sofia pesta alors qu’elle s’était projetée pour regarder la scène. Elle n’avait aucun autre moyen de les arrêter : comment aurait-elle pu se douter que cette gamine possédait le pouvoir de son aïeule ? Il avait été dilué par le fils d’Iwona, et elle en avait conclu… Elle avait sous-estimé sa rivale et la puissance de son sang. Elle avait commis une erreur. De rage, elle se releva de son lit où elle était étendue, et hurla. Elle renversa le précieux vase de porcelaine qui se brisa au sol, étalant les fleurs qu’une servante avait cueillies pour elle.
La projection avait eu raison de ses forces, et elle devait attendre quelques heures avant de pouvoir en faire une autre. En attendant, les jeunes qu’Iwona avait envoyées avançaient vite, trop vite, et elle la soupçonnait de leur avoir donné cette potion énergisante qui faisait déjà sa réputation dans leur jeunesse. Bientôt, ils reviendraient à Nebol, et Sofia se rendit compte des coups d’avance que son ennemie avait sur elle : l’homme en rouge, méfiant comme un animal, redoublait d’attention depuis la dernière fois, il allait être rejoint par la petite-fille même d’Iwona ainsi que les deux garçons qu’elle aurait mieux fait d’étriper avant leur départ. Maintenant qu’Iwona savait, Sofia n’avait aucun doute : le chasseur le saurait également et l’arrêterait dès qu’il le pourrait.
Il fallait jouer serrer. Mais sa faiblesse de vieillarde l’empêchait de continuer, elle avait besoin d’une autre fille, et vite. Demain soir, lors de la prochaine pleine lune. Demain soir, il lui faudrait renouveler ses forces, qui la quittaient toujours plus vite.
— Nebol est en vue ! annonça joyeusement Gretel en consultant la carte de Peon.
— Vous voyez ? Demain midi, nous pourrons y rentrer, je vous l’avais dit, dit Agniezska sur le même ton.
Hansel eut un sourire en écho à celui, étincelant, de Gretel. Près de lui, une tête factice qu’Iwona avait fabriquée en ensorcelant un potiron de son jardin. Elle l’avait tellement bien ensorcelée qu’elle exhalait une odeur de mort qui le dégoûtait.
— Mange un peu plus, héros, tu vas faire piètre allure demain !
Le plan était simple : il pénétrait la ville seul, attirant l’attention avec sa fausse tête, était mené près du seigneur et recevait l’acclamation de la foule. Plus tard, Agniezska et Gretel rentraient à leur tour pour se fondre dans la foule et pénétrer le château sous l’apparence de simples servantes. Ils exploitaient au maximum la capacité de Gretel à se changer en femme, et c’était loin de plaire à Hansel. Ils ne valaient pas mieux que la Grusha.
Hansel accepta le quignon de pain que lui tendit Agniezska et le mâchouilla rapidement, évitant de tout vomir à cause de l’odeur. Gretel, voyant sa manœuvre, se moqua de lui et rapidement Hansel le menaça de lui envoyer la fausse tête pour se venger. Agniezska finit par la départager en l’arrachant aux mains du grand brun, secouant la tête de droite à gauche en ne cessant de répéter à quel point ils étaient immatures. Elle s’éloigna quelque peu, prétendant devoir aller cueillir des fleurs d’hiver à proximité et qui ne s’ouvraient qu’en début de soirée, et les deux jeunes hommes se retrouvèrent seuls.
Un peu gênés par cette soudaine intimité qu’ils n’avaient pas eue depuis quelques jours, ils se regardèrent longtemps avant qu’Hansel ne vienne entourer le blond de ses bras et poser son front sur le sien. Gretel pencha la tête, le laissant faire, et accrocha ses mains aux bras qui l’enserraient. Percevant autour de lui une tension qu’il n’y avait pas chez Hansel d’habitude, il souffla :
— Qu’est-ce que tu as ? chuchota Gretel dans la nuit qui tombait autour d’eux, toujours plus vite.
Ses orbes clairs étaient envahis d’inquiétude, et Hansel l’embrassa furtivement pour l’effacer, sans succès. Il détestait le savoir inquiet.
— J’ai peur pour toi.
Gretel eut un doux sourire, de ceux qu’il multipliait à son encontre récemment et qui avaient le pouvoir de le faire se sentir plus léger.
— Fais-moi confiance. J’en suis capable.
Le rôle que lui avait donné Iwona dans la mission qui leur avait été confiée effrayait Hansel, parce qu’il n’aurait pas beaucoup de possibilité d’intervenir si ça tournait mal. Gretel essuya ses doutes en attrapant sa nuque pour le forcer à l’embrasser, une nouvelle fois, plus passionnément, et il se laissa emporter par ses sens qui se réveillaient de la torpeur dans laquelle l’angoisse les plongeait, goûtant à ce sentiment de toute-puissance que le blond lui insufflait.
— Attends-moi et je te reviendrai, souffla Gretel sur ses lèvres, humides de la salive qu’il y avait déposée.
C’était une promesse qu’ils nouaient et, comme Hansel savait que son compagnon tenait toujours les siennes, quoiqu’il lui en coûte, il murmura un « D’accord » qui fut étouffé par un nouveau baiser.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2778 histoires publiées 1267 membres inscrits Notre membre le plus récent est JeanAlbert |