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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

Je me souviens de ce jour comme d'un rai de lumière éblouissant venant illuminer une vieille pièce poussiéreuse et vide. Le jour où je l'ai rencontrée est celui où j'ai commencé à vivre. Où je n'étais plus seule. Où, enfin, je rencontrais mon miroir. Nous étions toutes les deux toutes jeunes, à peine sept ans, l'âge où l'on rentre dans ce monde d'adultes, et cette petite issue d'une famille nombreuse avait été confiée aux soins de ma mère, pour qu'elle lui apprenne l'art délicat des plantes. Aleya, puisque c'est son nom, était la dernière d'une fratrie de sept enfants, et elle était aussi la plus chétive, la plus docile et la plus jolie. Sa famille ne savait pas quoi en faire : elle était incapable de travailler aux champs sans tomber sous une fièvre ardente, d'ailleurs elle ne supportait aucun travail de force que nos modestes existences nous imposaient. Sa mère avait peur que sa beauté prometteuse finisse par lui jouer des tours dès que son adolescence sonnerait, si bien qu'elle avait des réticences à la confier aux taverniers, pour un travail d'intérieur.

Ma mère s'était proposée d'en faire une guérisseuse, comme elle-même l'était, comme sa mère avant elle l'était, et comme j'étais censée le devenir. Elle l'avait prise sous son aile, et la petite Aleya commença sa formation avec moi, en même temps. Je me souviens de son air triste et constamment effrayé, cette impression qu'elle donnait de retenir son souffle pour que personne ne la remarque. Plus tard, Maman m'avait expliqué que son caractère docile venait de sa place dans la famille : elle était la plus jeune, d'une fratrie comptant cinq garçons et une aînée protectrice, et qu'Aleya suivait les ordres qu'on lui disait sans discuter. La hiérarchie dans une famille était une chose fondamentale, et la petite s'y trouvait tout en dessous.

Ma mission d'alors, dans ma tête de gamine, était de la faire sourire. De la faire rire. De lui donner goût à la vie. D'être une enfant, comme moi, d'aimer le monde et d'en contempler les couleurs, les sons, tout. J'ai toujours été une fervente admiratrice de la nature et de la vie. Et, pour la première fois, j'avais une amie avec qui partager cette passion.

Parce que oui, Aleya allait devenir mon amie. Puisque, comme m'a mère me l'a avoué plus tard, elle avait le même don que moi.

Extrait du journal d'Iwona, année soixante-huit, huitième lune, quatrième jour.

***

Galya se mouvait langoureusement, bougeant lentement ses hanches au rythme de la musique qui l'accompagnait, sa voix claire emplissant la salle bondée du petit cabaret de la Grusha. Elle savait qu'elle était regardée et admirée. Et elle faisait tout pour. Elle remonta un peu ses jupes pour laisser voir une jambe pâle et fuselée, puis descendit de la scène où elle était juchée. Galya s'approcha d'une table, ou un monsieur bien comme il faut semblait ne pas prêter attention à son repas et ne cessait de la dévorer des yeux. Galya savait qu'elle était unique. Elle savait qu'elle attirait le regard des curieux, qui ne pouvaient mettre un mot sur sa particularité.

Galya jouait de ça. Elle jouait de son apparence fine et frêle, de son manque de forme, de sa voix si haute, du mystère qui l'entourait. Elle se pencha au-dessus la table, pour faire courir ses longs doigts sur le torse de l'homme, remontant vers son cou. Puis elle s'envola entre les rangées de tables et retourna sur scène. Elle aurait du travail ce soir, la Grusha allait être contente.

Elle termina son numéro, sa voix partant dans des notes aiguës, levant ses bras pâles bien haut. Puis Galya s'abaissa, saluant son public qui l'applaudissait, avant de disparaître dans les coulisses. Elle s'affala dans un fauteuil, sa robe bouffant autour d'elle. Sa collègue qui prit la suite du spectacle lui lança un sourire.

— Eh Galya ! Bien joué !

Galya lui souhaita bonne chance, puis soupira. Ce qu'elle attendait ne tarda pas à venir.

— Galya ! Tu as du travail !

La Grusha, la tenancière de ce petit cabaret, vint la trouver, les mains sur ses hanches dodues. Galya acquiesça et se releva, tandis que sa patronne la pressa de rejoindre sa chambre où l'attendait son client. Le bon monsieur n'avait pas tardé, il avait dû s'adresser à la maquerelle dès que Galya avait quitté la scène. Elle leva ses robes pour monter les escaliers grinçants, afin d'aller retrouver son client du soir.

Elle s'arma de son plus beau sourire lorsqu'elle passa la porte, qu'elle ferma précautionneusement à clé. Elle avait gagné son pari : c'était l'homme qui n'avait pas cessé de la fixer et qui n'avait rien touché à son repas pour ne pas perdre une miette de son spectacle. Elle repéra que l'argent avait déjà été mis sur la console, et une rapide vérification lui permit de voir que le compte y était. Même plus encore. Galya leva les yeux vers l'homme bien apprêté qui attendait, assis sur un fauteuil, les coudes posés sur ses genoux. L'échange visuel qui s'instaura fut des plus intenses.

— Je suppose que vous êtes au courant de ma particularité ?

L'homme sourit simplement, s'installa bien au fond du fauteuil et ne répondit rien. Galya prit ça pour un oui, s'approcha d'une démarche féline en retirant sa coiffe. Ses cheveux blonds tombèrent sur ses épaules et l'homme leva les bras pour attraper sa taille. D'une douceur singulière, il lui retira les boutons de sa robe qu'il abaissa, révélant le corset serrant sa taille déjà fine. Il ne fut pas surpris de trouver des épaules un peu droites, et se contenta de poser un léger baiser entre les clavicules osseuses de Galya, qui rejeta la tête en arrière. Les mains visiblement habiles du bon monsieur lui retirèrent le haut de sa robe, pour ensuite chercher les lacets de son corset et les défaire. Il enleva l'habit. Il ne fut pas du tout gêné par le torse pâle et sans forme qui venait d'être déshabillé. Le tableau de la belle Galya, ses jupes et jupons en dentelles pendant sur ses fines hanches, ses longs cheveux blonds s'éparpillant sur ses épaules, et sa poitrine inexistante fut quelque chose que le bon monsieur prit plaisir à regarder.

Il se leva, pressa contre lui le corps filiforme devant lui et chercha sa bouche qu'il embrassa avec passion. L'homme continua de l'effeuiller délicatement, de ses mains douces qui n'avaient jamais connu de travail difficile. Galya ferma les yeux. Une fois dévêtue, sa masculinité indéniable ne pouvait plus être cachée sous les froufrous et les dentelles.

Alors, elle redevint Gretel. Ce soir, son amant serait tendre, ses mains douces et ses baisers passionnés. Dans les draps au parfum de fleurs changés quelques heures auparavant, Gretel redevint ce garçon amoureux qui savourait chacune des caresses qu'il recevait comme autant de déclarations. Ses paupières résolument closes, il s'imagina le visage de l'élu de son cœur au-dessus du sien, le regardant avec amour, imagina sa voix chuchoter son prénom entre deux baisers. Dans les bras de son amoureux, il n'eut aucun mal à parvenir à l'extase.

Seulement, il n'eut pas le droit à l'étreinte qu'il aurait dans voulu. Rouvrant les yeux, Gretel vit le bon monsieur se relever et se rhabiller, sans un mot, sans un regard pour le corps qu'il venait de souiller. Il déverrouilla la serrure, puis s'échappa dans l'escalier qui grinça sous ses pas.

Gretel resta allongé, l'air frais de la pièce frappant sa peau moite, ses beaux cheveux lui collant le front et le cou. Fatigué, il sentit la semence du bon monsieur s'écouler d'entre ses cuisses, et se fit violence pour se lever et enfiler un déshabillé aux couleurs vives. Il récupéra l'argent, laissa le compte pour la Grusha sur le petit meuble tandis qu'il cacha le reste dans une poche de son fin habit. Il poussa ensuite la porte pour se rendre dans la salle de bain de l'étage. Dans le couloir, il entendit ses collègues encore au travail dans les chambres voisines, et le bruit de la musique et des conversations au rez-de-chaussée. L'odeur du tabac lui donna envie de vomir, il porta la main à sa bouche pour s'en empêcher.

Gretel s'enferma dans la salle d'eau pour un semblant d'intimité. C'était le luxe de cette demeure dans cette bourgade, installé par la patronne dès que celle-ci avait acheté la maison. Une large étuve en bois avec dans un coin un baquet d'eau brûlante, qu'une jeune servante de la Grusha venait régulièrement remplir. Gretel vérifia la température de l'eau, puis y ajouta le contenu bouillant du baquet pour ensuite se glisser dans l'étuve.

Ce n'est qu'à ce moment qu'il permit à la lassitude de gagner son corps. Sa peau d'habitude blanche et pâle rougit peu à peu, et le jeune homme sentit presque la fatigue s'évaporer de chacune de ses cellules. Il n'avait que vingt ans, mais il avait l'impression d'en avoir deux fois plus.

Cela faisait dix ans qu'il habitait ici, et cinq ans qu'il pratiquait ce métier pour rembourser la dette qu'il avait contactée auprès de la Grusha. Lorsqu'il était arrivé à Nebol, la femme l'avait pris en pitié et l'avait recueilli, moyennant un travail souvent éprouvant. Pour vivre sous sa protection, il fallait le mériter et lui rapporter de l'argent. Mais Gretel, alors orphelin, n'avait pas d'autre choix. Sa constitution trop fragile l'empêchait de faire des travaux de force comme les autres garçons. Il n'avait pour lui que cette étrange aura, la finesse toujours de plus en plus prononcée de son corps, et de ce visage presque féminin. La Grusha avait vu le potentiel de ces formes androgynes et l'avait exploité. Gretel n'avait pas pu refuser, même s'il savait que lui était contre.

Lui ? Hansel, son meilleur ami. Celui qui était comme lui, qui n'avait plus de famille. Gretel eut un sourire alors que le visage du jeune homme s'imposa à son esprit. Hansel était tout son contraire : grand, des cheveux courts et noirs, une constitution massive lui permettant une très large gamme de travaux de force. Une honnêteté qui transpirait dans le moindre de ses traits. Des mains calleuses de trop travailler. Ils s'étaient rencontrés il y a dix ans, dans un hasard des plus complets. Gretel venait chercher un refuge alors qu'un incendie avait ravagé la ferme familiale et dévoré tous les membres de sa nombreuse famille, alors qu'Hansel venait d'une plus grosse bourgade, fuyant les coups d'un maître forgeron chez qui il avait été placé en apprentissage.

Gretel s'enfonça dans l'eau, ses cheveux flottant à la surface. Hansel et lui s'étaient aussitôt liés d'une amitié bien plus que fraternelle. Ils s'adoraient, même s'ils étaient le jour et la nuit. Et même si Gretel n'aimait pas du tout son travail, il lui permettait de ne pas peser sur les salaires souvent bas et irréguliers de son ami.

Il prit le savon à la graisse de porc parfumée à l'essence de lilas et frotta sa peau rougie, tentant en vain d'enlever la crasse qu'il sentait sur lui. Mais il savait que jamais plus il ne se sentirait propre, même s'il essaya une fois de plus pendant un long moment de se défaire de cette sensation dégoûtante.

On tambourina à la porte, faisant s'arrêter cette manœuvre inutile.

— Galya ! Sors de là !

Gretel était réputé dans l'établissement pour user et abuser de la salle d'eau. Il soupira, sécha son corps et s'enveloppa de son déshabillé. Il croisa une fille, que l'énervement rendait hideuse.

— J'ai du travail, moi !

Gretel eut un sourire mesquin comme il avait appris à en faire. De toute façon, il n'aimait pas cette fille.

— Ah, pour une fois !

Malgré le fait qu'il soit un homme, Gretel avait une clientèle beaucoup plus large que certaines de ses collègues, ce qui échauffait les jalousies. Dont celle de cette rousse ignoble. Il laissa la jeune femme plantée dans le couloir, pour se rendre dans sa chambre et se parer de nouveau. Il était attendu au rez-de-chaussée. Il glissa au passage la somme gardée de côté pour la Grusha dans le petit récipient prévu à cet effet, soupira et enfila le masque de Galya.

***

Hansel étendit ses bras musclés bien au-dessus de sa tête, se réveillant avant même que le soleil ne pointe le bout de son nez. Il était habitué à ce rythme : d'un naturel travailleur, il aimait se lever tôt. Depuis plusieurs semaines, il travaillait pour le forgeron de la ville, qui préparait une grosse commande pour le seigneur local. Il se leva prestement, s'habilla et descendit de sa chambre, dans les combles de l'établissement de la Gusha. La patronne avait un faible maternel pour lui, et acceptait depuis des années de le loger contre une petite rémunération monétaire. Il s'endormait assez tôt pour ne pas être gêné par le bruit, et croisait rarement les filles, hormis les quelques courageuses qui se levaient aux aurores pour pouvoir le saluer en minaudant.

Ce matin-là n'y fit pas exception : l'une d'entre elles, une jolie brune, passa la tête dans l'entrebâillement de sa porte pour lui lancer un sourire alors qu'il descendit les escaliers grinçants. Hansel lui rendit son sourire, puis s'arrêta devant la porte de Gretel. Il avait interdiction de la pousser depuis qu'il avait découvert un matin son meilleur ami, son frère, dans un état pitoyable. Cela arrivait rarement, car la Grusha protégeait son personnel, mais il y avait parfois quelques clients brutaux. La fois où Gretel avait été victime d'un homme pareil, Hansel avait abattu son poing dans le mur pour passer sa rage, cassé une lampe de chevet et arraché une paire de draps à mains nues. Si la Grusha lui avait donné l'identité du coupable, celui-ci ne mangerait plus que purées et compotes, peut-être même des racines de pissenlits.

Il passa donc son chemin, après avoir frappé quelques coups. Si son ami était réveillé, il passerait le voir pour manger un peu avec lui.

La patronne était déjà debout et avait préparé son petit-déjeuner copieux posé à sa place habituelle, au bout du bar, un large tablier blanc lui enserrant la taille. Hansel inspira l'air chargé d'une bonne odeur d'œufs brouillés et de pain grillé. C'était un bon mangeur, surtout le matin, et la Grusha le savait bien.

— Bonjour ! chantonna-t-il en prenant place.

La grosse femme eut un sourire à faire fondre les pierres, lançant une main pour tapoter sa joue.

— Oh, toi ! Il serait peut-être temps de te raser, mon grand !

Hansel fit la grimace. La patronne l'aimait beaucoup, à la manière d'une mère, et c'était assez vite étouffant. Il entama son énorme assiette avec appétit, alors que la Grusha nettoyait ses verres, aidée d'une petite fille qui dormait encore debout.

Gretel ne fut pas long à le rejoindre. Sa silhouette fine enveloppée de son déshabillé chatoyant descendit les escaliers et vint se glisser sur le siège à côté d'Hansel.

— Chalut.

— Bonjour, Hans.

Un joli sourire dessina les fines lèvres du blond.

— Essaie d'avaler avant de parler.

Hansel avala sa grosse bouchée dans un « gloups » sonore.

— Désolé...

Gretel lui sourit en hochant la tête de droite à gauche. Il passa une main dans ses longues mèches dorées pour les dégager de son visage, et Hansel ne put s'empêcher de chercher automatiquement des marques sur son poignet. Il fut rassuré de ne pas en trouver.

— Tu retournes chez Fyodor ? lui demanda Gretel.

Hansel hocha la tête de haut en bas, avala son morceau de pain avant d'ouvrir la bouche :

— Grosse commande d'armes en tout genre, Fyodor a besoin de pas mal d'aide. Il pense m'engager à plein temps après ça.

— C'est parce que tu bosses trop, ça.

— C'est parce qu'il travaille bien, intervint la Grusha en lançant à son employé un regard réprobateur.

Gretel s'enflamma aussitôt, ses joues devenant rouge vif, tandis que ses mâchoires se serrèrent. Hansel leva les yeux au ciel, pas très ravi d'assister encore une fois à une querelle de son ami et la Grusha. Gretel siffla :

— J'ai travaillé trois fois plus qu'Oksana hier. À croire que vos goûts en matière de filles sont dépassés.

— Tu aurais dû me rapporter trois fois plus, alors. Tu n'oublies pas ta dette, mon petit ?

La Grusha arbora un visage dur, défiant Gretel du regard.

— 2 460 livres, répondit Gretel.

— Au moins tu sais compter maintenant.

La gérante lui donna un maigre bol de lait et du pain grillé, que Gretel observa en soupirant. La Grusha n'aimait pas les « gaver » pour que ses filles « ne ressemblent pas à de grosses dondons. » Et puis, « elles lui coûtaient déjà assez d'argent. » Lorsqu'elle tourna le dos, Hansel lui donna une fourchette d'œufs brouillés. Les traits de Gretel se radoucirent aussitôt tandis qu'il serra les lèvres autour de la fourchette pour avaler la portion généreusement offerte par Hansel.

— Tant que tu es levé, Galya, tu iras me faire les courses.

Gretel souffla exagérément, plus pour la forme qu'autre chose.

— Tu râles encore, et je retiens tout ton salaire ce soir.

— Je t'y accompagne si tu veux, proposa Hansel, c'est sur ma route.

Il entendit la Grusha soupirer, mais savait qu'elle ne lui interdirait pas. Elle ne lui interdisait jamais rien, même si elle n'aimait pas qu'il fréquente Gretel « à l'extérieur ». La maquerelle maternelle lui disait qu'il ne trouverait jamais de femme s'il passait son temps à traîner avec Galya, mais Hansel s'en fichait. Il n'y pensait pas.

Gretel accepta son offre avec un sourire, et remonta à l'étage pour se changer tandis que le grand brun finissait son petit-déjeuner gargantuesque. Hansel avait englouti sa dernière petite brioche quand Gretel descendit, habillé dans un pantalon de lin sombre tenu par des bretelles, et une chemise trop ample qu'il avait pliée plusieurs fois au niveau de ses avant-bras. Hansel n'eut même pas besoin de regarder pour savoir qu'il s'agissait d'anciens vêtements de sa propre garde-robe qui ne lui allaient plus depuis plusieurs années. Il essuya ses mains sur une serviette en regardant son ami s'attacher les cheveux d'un geste répété des milliers de fois, pour les masquer dans une casquette usée. Mais même dans cet accoutrement pourtant bien masculin, quelque chose clochait. Quelque chose de gracile, presque précieux dans sa manière de se mouvoir, un je-ne-sais-quoi qui attirait le regard des plus observateurs.

Gretel enfila une veste tout aussi grande et usée avant d'attraper une liste et un porte-monnaie que lui tendit la Grusha. L'une des fiertés du garçon était de savoir déchiffrer les mots, même difficilement. Le fils du guérisseur, Maluka, dispensait des cours gratuits à qui voulait apprendre à lire et compter, et Gretel s'était aussitôt porté volontaire. Hansel aurait bien voulu le suivre, mais il travaillait trop tard, était trop fatigué et n'avait pas le courage. La Grusha avait accepté les quelques heures d'absence par semaine de son employé à condition que ce soit utile. Et faire les courses était quelque chose d'utile.

Hansel sourit en regardant son ami froncer les sourcils et articuler à mi-voix les mots qu'il déchiffrait. Il était fier de lui. Il posa une main sur son épaule, et Gretel leva aussitôt ses yeux d'émeraude vers lui, un air interrogatif auquel Hansel répondit par un sourire plus large encore.

— T'es bizarre, finit par souffler Gretel en reportant son attention sur sa liste.

— On y va ?

Le jeune homme hocha la tête et ils sortirent de l'établissement de la Grusha.

***

Les rues de Nebol, même tôt le matin, étaient animées. Des poules piaillaient en passant dans les allées boueuses, quelques enfants commençaient déjà à rire et jouer, des paysans sur leurs charrettes venaient vendre leurs légumes, d'autres disposaient les cages de leurs volailles, le boucher installait sa viande, l'épicier étalait ses étals, et quelques ouvriers journaliers se vendaient au milieu du marché qui prenait sa place. Nebol s'élargissait d'année en année, se gorgeant d'hommes qui venaient grossir les rangs des bûcherons. Depuis près de vingt ans, la menace des loups qui avait fait la réputation de la région était presque éradiquée. Cela avait donc attiré quelques exploitants qui se disputaient les très larges ressources forestières, et le petit village était devenu l'un des bourgs les plus importants du comté. Un petit seigneur à qui l'on avait demandé d'administrer la région avait même installé son château, un peu plus loin de la ville, profitant de l'attractivité de cette dernière pour prélever taxes et impôts. On pouvait dire que Nebol était devenue le pôle important d'une région en pleine expansion.

Gretel aimait cette animation. Il aimait les cris, les odeurs, il aimait être au milieu de la foule grossissante. Contrairement aux autres employées de la Grusha, lui ne pouvait être reconnu que par ceux qui venaient faire un tour dans sa chambre, les autres ne le regardant que sur scène et le confondant avec une femme. Ses clients étaient d'ailleurs tous d'une discrétion incroyable : même si leur regard croisait le sien, ils passaient leur chemin sans dire un mot. Cela donnait à Gretel une certaine liberté que sa patronne utilisait souvent pour ce genre de travail, confié habituellement à une simple domestique.

Mais le jeune homme s'en fichait. Il adorait sortir, même pour les courses. Hansel l'avait abandonné sur le marché, et avait rejoint son travail depuis un moment déjà. En un peu plus d'une heure, Gretel avait réussi à remplir le panier de la maquerelle et terminé la liste imposée. Il remarqua qu'il restait encore un peu d'argent, comme d'habitude, et en profita pour passer à l'étal du marchand de fruits et légumes pour acheter une pomme, l'une des dernières de la saison. Il sourit en la mettant dans sa poche.

Au lieu de rentrer au cabaret, il prit la direction du sud, vers l'extrémité de la ville. Gretel quitta le centre animé de marchands, traversa les faubourgs d'artisans composés de maisons à plusieurs étages, pour se retrouver dans les quartiers où les activités dérangeantes, comme les tanneurs ou les bouchers, avaient étaient installées. Malodorantes, bruyantes et insalubres, celles-ci se voyaient donc concentrées sur le quartier sud de Nebol. C'était d'ailleurs le quartier où Hansel avait le plus de chance d'être trouvé, peu importe le métier qu'il faisait. Gretel tourna à droite dans une rue plus petite, au bout de laquelle il prit à gauche pour enfin trouver le lieu de travail de son ami. L'atelier du forgeron était le plus grand de la ville, et crachait des fumées noirâtres dans le ciel. Hansel s'était réjoui d'avoir trouvé un emploi ici alors que venaient les mois froids. Au moins il pourrait s'y réchauffer, avait-il dit.

Gretel s'engouffra dans le bâtiment, et fut assailli par la chaleur des forges qui tournaient à plein régime. Les bruits de métal étaient assourdissants, et le lieu sombre ne trouvait sa lumière que dans les feux rougeoyants précautionneusement entretenus. Tous les ouvriers ou presque étaient torse nu, et aucun d'eux ne fit attention à lui. Gretel savait être discret. Il avança avec précaution jusqu'au coin où travaillait Hansel, qu'il avait repéré très vite dans la foule grouillante de l'atelier de Fyodor. Lui aussi torse nu, il tapait puissamment de son marteau contre un morceau de fer rougi, épée en devenir, puis le plongea dans l'eau froide qui crépita et fuma. Gretel, silencieux, l'admira pendant plusieurs minutes.

Hansel était l'incarnation de tout ce qu'il y avait de plus masculin. Il avait une très belle musculature qu'il devait à tous les travaux qu'il avait pu faire au cours de sa vie, sa peau luisait de sueur sous l'effort et la chaleur écrasante, et des mèches de cheveux couleur de jais lui collaient au front. Son visage avait ce quelque chose de sérieux, concentré, que Gretel lui adorait. Il observa avec attention les veines de ses puissants bras qui ressortaient, remontant le regard jusqu'à son épaule carrée, pour dériver sur son large torse. Dans un coin de son ventre, quelque chose se tordit.

Hansel s'autorisa une légère pause, le temps de souffler et d'éponger son front du dos de sa grande main, et s'aperçut enfin de son visiteur. Il eut un sourire qui donna au cœur de Gretel le signal pour commencer sa chamade.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

Gretel masqua du mieux qu'il put son émoi, comme il le faisait depuis maintenant des années. Il plongea la main dans sa poche pour en ressortir la pomme précédemment achetée.

— J'ai pensé que tu aurais faim.

Hansel leva les yeux au ciel, attrapa le fruit et le glissa dans l'une des poches du tablier de travail ajusté autour de ses hanches.

— Tu devrais t'en aller, Fyodor n'aime pas les visiteurs.

Gretel haussa les épaules.

— Je ne fais rien de mal.

Soudain, une voix cria avec une force nécessaire pour couvrir le brouhaha de l'atelier :

— Eh les gars ! Regroupement des hommes sur la grand' place !

Tous les hommes arrêtèrent leur travail pour échanger des regards interrogatifs. Le jeune homme responsable de cette apostrophe était simplement entré et ressorti, et on l'entendit courir au-dehors.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda Hansel à son ami.

Gretel essaya de se rappeler s'il n'avait pas vu ou entendu quelque chose de particulier un peu plus tôt au marché, mais ne se souvint de rien et hocha simplement la tête en signe d'ignorance.

— Tu crois qu'il y a eu encore... ?

Hansel eut un sourire triste qu'il voulut rassurant, mais Gretel sentit une angoisse sourde lui battre les tempes. Il attrapa son panier négligemment posé dans un coin pour suivre la troupe d'hommes qui sortaient et se rendaient à la grande place. En traversant la ville, plusieurs groupes d'ouvriers, artisans, commerçants, paysans, s'étaient joints à la troupe et remontaient les rues pour atteindre le centre de la ville.

Là où se tenait encore le marché se dressait une sorte d'estrade, sur laquelle l'homme en rouge était juché. Peon Krasny, protecteur de la ville depuis son plus jeune âge, regardait la foule qui venait jusqu'à lui avec assurance, les bras croisés sur son torse. Un peu en retrait, un homme étrange qui était toujours flanqué à ses côtés dénombrait attentivement les hommes. Gretel ne connaissait pas vraiment cet homme bizarre, mais ne l'avait jamais vu sans Peon. Peon Krasny, l'homme aux loups, était celui à qui la bourgade devait la paix retrouvée avec ces animaux. Il protégeait encore la ville des nombreux fléaux qu'elle avait encore et assurait la sécurité. Gretel se demanda ce qu'il était en train de faire. Les chuchotements autour d'eux se firent plus nerveux.

— J'ai entendu dire qu'une fille a été découverte, hier soir...

— Encore ? répondit une autre voix. Ça s'arrête pas ! Et comment on l'a... ?

— Comme les autres. Lardée de coups de poignard et défigurée.

Soudain pris d'angoisse, Gretel leva les yeux vers son meilleur ami.

— Tu crois que ça recommence ?

Hansel haussa ses épaules nues.

— Ça n'a jamais vraiment arrêté... À chaque pleine lune, c'est pareil.

Depuis plusieurs mois, la ville était touchée d'un mal que même l'homme en rouge ne parvenait pas à guérir. Chaque fois que la lune était pleine, une fille disparaissait, pour réapparaître dans un coin de rue une semaine plus tard, martyrisée dans ses chairs avec une violence presque bestiale. Gretel se rappela avec dégoût qu'il avait vu l'une d'entre elles dans un brancard de fortune alors que le guérisseur avait analysé ses nombreuses plaies. Il se souvint du visage complètement méconnaissable, tailladé, de sa poitrine déchirée de plaies béantes, des membres qui avaient pris des arcs contre nature, et du corps pratiquement nu sur lequel de nombreux et hématomes violacés étaient dispersés.

Gretel n'était pas le seul à ressasser des images pareilles. Ils étaient beaucoup à Nebol à avoir vu l'une d'entre elles dans cet état. Beaucoup étaient les familles qui avaient subi la perte d'une de leurs filles. Beaucoup étaient les pères, les frères, les fiancés qui avaient juré vengeance. Mais plus encore étaient ceux qui se retranchaient dans leurs maisons, effrayés par tant de violence et par l'aura mystique qui semblait entourer le coupable. Depuis des mois, il n'avait pas été retrouvé, et les habitants commençaient à lui donner des allures fantomatiques, voire diaboliques. Les rumeurs s'étaient étendues et on pouvait entendre tout et n'importe quoi, de la sorcière à Satan lui-même.

— Écoutez-moi  !

Le brouhaha des conversations cessa immédiatement alors que l'homme en rouge prit la parole.

— Vous savez tous ce dont notre communauté souffre. Ce mal qui la ronge depuis bientôt une année.

Peon s'assura que l'assistance soit bien pendue à ses lèvres pour continuer.

— Ce matin, une autre de nos filles a été retrouvée. Une autre de nos filles nous a été enlevée et martyrisée. Je connais votre douleur, et vos peurs, puisque moi aussi je les éprouve.

L'homme aux loups inspira une grande gorgée d'air pour reprendre, plus fort.

— Je travaille à votre sécurité, peuple de Nebol. De par ce travail que j'effectue avec le plus grand zèle, j'ai réussi à apprendre qu'une étrange présence s'est installée au cœur de notre forêt.

— Alors pourquoi tu ne vas pas la déloger, Krasny ? demanda une forte voix dans l'assemblée.

— J'aimerais bien, l'ami, mais je dois rester ici, ordre de notre seigneur avec qui je viens de m'entretenir.

— Et ta présence, là, c'est quoi ? Un loup ? Un ours ?

L'inconnu eut la malchance de se retrouver au premier rang, et Peon l'assassina du regard.

— Chacun sait que les loups de cette région sont inoffensifs, et les ours sont en train de se préparer à hiberner. Non, la présence dont je vous parle est beaucoup plus inquiétante : il s'agit d'une sorcière.

Le mot était lâché. Les chuchotements reprirent de plus belle, quelques-uns furent victorieux : ceux-là venaient de gens qui avaient vu ladite sorcière, et ils étaient plusieurs. Visiblement, Peon Krasny les avait pris au sérieux et avait enquêté sur cette théorie.

— J'ai pour mission de rester ici et de protéger notre ville d'une prochaine attaque. Mais cette sorcière doit être arrêtée, et c'est pour cette raison que je suis ici devant vous, hommes de Nebol. Notre seigneur propose à quiconque ramènera sa tête une récompense de trois mille livres.

Après un moment de silence presque religieux, quelques-uns soufflèrent, impressionnés par la somme. D'autres refusaient déjà le pari, trop risqué : cette sorcière tuait les vierges à chaque pleine lune pour appeler son maître et renforcer son pouvoir ! Ne venait-elle pas de se rassasier ? Non, non trop dangereux. Gretel était d'ailleurs de ceux-là. Il ne se considérait de toute façon pas comme un homme à part entière, car incapable de tenir une arme, cette proposition ne le concernait pas.

— Trois milles livres, Gretel, tu as entendu ?

Gretel se tourna avec horreur vers son ami. Hansel avait les yeux fixes et grands ouverts, dans une expression figée de concentration. Gretel sentit un frisson lui parcourir la colonne vertébrale. Il ne le connaissait que trop bien...

— N'y pense même pas, Hans, c'est du suicide.

— Trois milles livres, répéta-t-il, comme hypnotisé. C'est un peu plus que ta dette à la Grusha.

— Hansel, non, je t'inter...

Mais trop tard. Le grand brun avait déjà levé bien haut le bras et lancé d'une voix claire et forte :

— Je suis partant !


Texte publié par Codan, 23 mars 2019 à 19h20
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