Intimidé, je risque un pas dans le hall de l'hôtel restaurant. Je m'attends presque à être foudroyé sur place. Même si Gladys nous a relooké, Cléandre et moi, pour l'occasion, j'ai la sensation de détonner ici. Des tapis persans aux lustres en cristal, tout transpire le luxe. Madame Terrasève n'a pas fait les choses à moitié : elle nous invite dans un restaurant étoilé, lequel se trouve lui-même dans un hôtel étoilé. Le plus huppé de la ville.
D'abord, le club Del'Asève, ensuite, l'hôtel restaurant L'Arbre Doré... cette famille a donc ses entrées dans tous les endroits cossus de la ville ? Qui sont-ils donc, au juste, un genre d'héritiers richissimes d'un célèbre roi oublié ? Si j'en juge par l'appartement de la mère, la théorie ne me semble pas si farfelue. Si j'en juge par la voiture de mon amoureux, par contre... celui-ci n'a d'ailleurs pas l'air plus à l'aise que moi. Il tire sur le col de sa chemise et... comme toujours, maltraite ses cheveux. Si je n'avais pas mes béquilles, je capturerais ses mains pour l'empêcher de faire : son geste m'angoisse.
Par bonheur, une sorte de majordome nous conduit dans un salon privé, puis nous installe dans un coin de la salle isolé du reste par un charmant paravent en papier de riz. Ou quelque chose du genre. Parfait, ainsi, je ne me ridiculiserai pas. Pas devant témoins, du moins. Pour mon plus grand soulagement, il retire aussi les trop nombreuses fourchettes pour n'en laisser que deux. Gladys le prie d'apporter des cartes muettes, afin que nous ne prenions pas peur à cause des prix, ce qui provoque bien sûr l'effet contraire chez moi ; je n'ose plus rien commander.
Amusé, Cléandre me demande s'il doit commander pour moi ? Sa proposition a quelque chose de terriblement romantique, alors j'accepte ; ça m'arrange, les noms de plats ne me parlent pas du tout. Délicate gelée de tomate parfumée à l'agastache,filet d'omble confit aux artichauts. À part tomate et artichauts... je ne comprends rien.
Finalement, ils optent pour trois menus dégustation, dont deux végétariens. Mes yeux se plissent, je ne peux m'empêcher de remarquer :
– Tu es végétarien ? Pourtant, tu manges de la viande quand je suis chez toi !
À son regard exorbité et la mine soudain effarée de sa mère, je comprends que j'ai fait une bourde, sauf que pour le coup, je ne vois vraiment pas en quoi. À mes interrogations, il ne répond qu'un bref « ne t'en fait pas », avant d'attirer sa mère à l'écart. Encore un secret, et un secret dont je ne vois pas le moindre intérêt. J'enrage, hésitant à attaquer dès son retour.
Ils semblent se quereller, un peu. Cléandre me regarde en coin, sa mère l'observe, lui, sous toutes les coutures. Elle va même jusqu'à vérifier ses pupilles ! Confondrait-elle drogue et aiguillettes de poulet ?
Tout à coup, ma poche vibre. Jared s'inquiète, je ne l'ai pas contacté depuis hier matin. Planqués sous la nappe, mes doigts tapotent la surface du téléphone. Je lui raconte tout, ou presque. La rupture, la réconciliation, les informations croustillantes. Je passe sous silence notre nuit de folie devant Clarenz. Clarenz dont je ne connais toujours pas l'âge. Pour clore mon texto, je lui livre ma conclusion sur Kaname : je pense qu'il est mort et que Cléandre ne s'en remet pas.
Mon pouce a à peine le temps de presser le carré « envoyer » que les Terrasèves se rassoient déjà à la table. Mon amant me sert une histoire étrange de mauvaise digestion des protéines animales dans sa famille. Je ne suis pas dupe. Il le voit. Il hausse les épaules d'un air désolé. Sa mère, elle, se penche sur la carte des vins, de nouveau rayonnante. Que dire dans pareille situation ? Rien, sans doute.
Un second SMS de Jared me tire un sursaut alors que je savoure une émulsion de petits pois, étonnant fraîche et savoureuse. Il veut savoir s'il doit mener l'enquête sur Kaname. S'il doit fouiller partout à la recherche de la moindre information sur son identité, et sur son possible décès. Cléandre et sa mère sont en pleine discussion à propos de la fac — elle veut savoir tout ce qu'il lui est arrivé depuis le début de son voyage, six mois plus tôt, et en particulier comment il a quitté Sarah — alors je me permets d'y répondre en toute discrétion en posant une condition : Cléandre ne doit jamais être au courant. C'est du moins ce que je crois jusqu'à tomber dans les iris lavande rieurs de mon amoureux.
– Moi qui pensais être le seul à envoyer des textos à des moments inappropriés, je suis déçu !
Comme un enfant pris en faute, je tente de dissimuler mon forfait. Raté. La main de Cléandre se pose sur l'objet et l'extirpe de sa cachette. Pendant un moment atroce durant lequel mon cœur semble refuser de continuer de battre, je crois qu'il va en lire le contenu. Mais non. Il se contente de le poser sur la table, devant moi et de me signifier que voir ce que j'écris sera quand même plus pratique.
C'est tout ? C'est vraiment tout ? Me voilà à la fois soulagé et mal à l'aise. Impossible que le si intuitif Cléandre ne soupçonne rien. Pour m'en assurer, je scrute son visage.
– Ne crois pas pouvoir nous leurrer petit humain. Si tu n'avais rien à cacher, tu ne serais pas allé trifouiller sous la table. Tu n'as pas déjà oublié ta leçon de cet après-midi tout de même ?
Elle ne m'adresse pas le moindre regard, plus intéressée par son assiette que par ma personne. Ce que je comprends ; l'émulsion est un délice, mais je me sens plus que minable, du coup. Je bafouille des excuses tout aussi minables en détruisant l'espèce de mousse du bout de ma fourchette. La main de Cléandre se pose sur la mienne, apaisante.
– Gladys, ne recommence pas. Je sais très bien que son ami et lui enquêtent dans mon dos... mais tant qu'ils ne franchissent pas les limites, et qu'ils ne me confrontent pas, ils font bien ce qu'ils veulent.
Son discours me laisse pantois.
– Alors, ça ne te gêne pas ?
– Bien sûr que si, qui aimerait qu'on enquête dans son dos ? Je me dis juste que si ça peut faire soupape dans notre couple, si ça peut te permettre de patienter et de m'attendre, alors... pourquoi s'en priver ? Tant que ça reste, comme je l'ai dit, dans les limites du raisonnable. Si tu commences à me suivre ou à interroger les voisins ou mes anciens camarades de lycée, ça va pas le faire.
Le serveur choisit ce moment pour nous présenter la bouteille de vin choisie par Gladys. La suite se déroule comme dans les films : il nous montre l'étiquette, nous parle du cépage, de la robe, de goût sucré ou je ne sais quoi, puis verse une rasade dans le verre de Gladys. Celle-ci y trempe les lèvres et acquiesce, signe attendu par le serveur pour nous servir vraiment tout trois. Je ne remarque que la jolie couleur dorée du liquide, je n'y connais vraiment rien en vin.
Quand Cléandre affiche un air appréciateur, j'ai une fois de plus l'impression de détonner. Par bonheur, il me rassure très vite : là où sa mère a de véritables connaissances en œnologie, lui a juste les papilles gustatives plus ou moins sensibles. Il est juste capable de dire « j'aime » ou « j'aime pas » sans tenir d'argumentaire. Comme moi, quoi. Et celui-ci, un pinot gris d'Alsace émoustille nos papilles à tous trois. C'est doux, et un peu sucré en effet.
L'atmosphère se détend à mesure que le repas avance. Nous dégustons, bavardons, échangeons, rions. Nous rions même beaucoup, Gladys possède un humour dévastateur, elle a toujours la petite vanne de circonstance. Même la bouche du si sérieux serveur s'est tordue lorsqu'il nous a apporté nos desserts au moment ou elle nous débitait une blague graveleuse au possible.
Devant son pourboire faramineux, mon imagination galopante les imagine de nouveau héritiers. Le vin aidant, je leur fais part de ma théorie. Grande est ma déception d'apprendre que les Terrasève, bien que très vieille famille, n'ont jamais eu la moindre goutte de sang noble dans les veines. Encore moins du sang royal. Gladys n'a pas non plus gagné à la loterie. En fait, la vérité s'avère presque décevante : comme son appartement, un héritage familial, lui a été offert à la naissance de son fils, elle n'a aucuns frais de crédit ou de location. Et depuis les dix-huit ans de Cléandre, plus aucune pension alimentaire à verser. Son salaire file donc directement sur son compte en banque, lequel grossit de mois en mois, ce qui lui donne les moyens de nous inviter dans ce restaurant trois étoiles. Pour le bar karaoké Del'Asève, il se trouve juste qu'ils connaissent les gérants.
Dans la voiture, mon amoureux se tourne vers moi, un sourire séducteur sur les lèvres.
– En parlant du Del'Asève, j'ai un joli garçon à y faire entrer ! Il verra ça comme une preuve que je... que nous... bref, vous voyez l'idée.
La joie m'envahit aussitôt. Même s'il ne l'a pas dit, aucun doute qu'il le pense désormais : il m'aime ! Ou au moins est-il amoureux, ce qui me suffit amplement pour le moment. Après un texto à ma mère pour la prévenir de ce changement de programme - et un à Jared par la même occasion —, nous voilà en route vers le karaoké. J'espère juste qu'ils ne me demanderont pas de chanter, le chant et moi ne nous sommes jamais entendus.
Au Del'Asève, nous tombons au beau milieu d'un mariage. La décoration change le bar du tout au tout. D'énormes fleurs — les plus grosses et les plus belles que j'ai jamais vues — ornent les murs, les fenêtres et les tables. Des fougères en pot sont disséminées dans toute la pièce et les convives dansent et chantent à tue-tête. Au moins, ceux-ci sont habillés.
Une serveuse nous guide jusqu'à une arrière-salle, la même qu'hier. Bien plus peuplée. Un trio se produit sur une petite scène. Ils n'égalent pas mon Cléandre. Nous nous asseyons à quelques pas de là pour commander des cocktails. La serveuse nous les amène à une étonnante rapidité ; j'ai à peine eu le temps de me rendre aux toilettes. Bon, elle n'a peut-être pas été si rapide, clopiner jusqu'à une porte battante, se battre avec et tenter de dompter des urinoirs m'a peut-être pris plus de temps que je ne l'imagine.
Gladys s'empare de son mojito avec un gloussement ravi. Cléandre pose le sien devant lui, puis promène son regard vers la scène. Si seulement il pouvait y retourner... j'aimerais tant l'entendre encore chanter !
– Ils se débrouillent pas trop mal, mais ça vaut pas Clary.
– Ni toi. Encore moins toi et moi.. Oh, Cléandre ! On y va ?
– Quoi ? Non !
Les yeux de Gladys brillent soudain. Des étoiles y paraîtraient que ça ne me surprendrait pas, comme dans les dessins animés, lorsque l'héroïne trépigne de joie.
– Allez, Cléandre, on a pas chanter en duo depuis si longtemps !
– Attends, parce que ta mère chante aussi ? Je veux dire, aussi bien que toi ?
Son visage exprime la surprise. Ne se souvient-il pas d'avoir chanté devant moi ? L'instant d'après, ses traits s'empreignent de honte, il baisse le nez dans son verre. Qu'il repose sans même y tremper les lèvres. J'en conclus que le souvenir refait surface. Dans mon esprit aussi, d'ailleurs, son déhanché sur une chanson paillarde restera à jamais gravé dedans.
– Je vais prendre un soda à la place finalement...
– Comme tu veux, mais on va sur scène après ! Parce que oui, je chante aussi bien que Cléandre, comme tous les membres de notre famille !
– C'est faux. Ava n'a jamais réussi à produire un son plus agréable que celui d'une crécelle.
– C'est vrai, ta tante a un sérieux problème avec ça !
– Ava ? À ce sujet, c'est vraiment votre sœur ?
– Oui ! Quand j'avais 20 ans, mes parents nous ont annoncé, à ma sœur de 16 ans et moi, que nous allions être grandes sœurs. Je l'ai mal pris, alors j'ai couché avec le premier Humain qui s'est présenté, et je suis tombée enceinte de Cléandre. J'ai accouché quatre mois après ma mère. Ma petite sœur, pas Ava, l'autre, a fait pareil dès qu'elle a pu. Mais elle ne prévoyait pas de tomber enceinte pour emmerder ses parents, elle...
Une histoire radicalement différente de la mienne. Moi, l'enfant désiré par-dessus tout et, hélas, resté fils unique.
– Mais du coup, pourquoi vous vous appelez tous Terrasève ? Je les croyais cousins par leur père, un truc du genre !
– Les Dryades sont une société matriarcale enfin !
– Pardon ?
Mon amoureux se passe une main sur le visage, soudain désespéré, puis murmure un Tu ne sais pas te tenir à sa mère avant de se tourner vers moi.
– Laisse, ma mère est bizarre. C'est juste que mon père ne m'a pas reconnu de suite... Et Clarenz n'a tout simplement pas de père.
Le nom de plat que lit Nathéo sur la carte existe réellement, dans le restaurant Régis et Jacques Marcon, 3 étoiles au guide Michelin.
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