Voilà bien cinq minutes que le silence plane sur la pièce. En réponse à la remarque de Jared, mon amoureux secret a choisi le mutisme et l'ignorance. Avec un désintérêt flagrant, il s'est emparé d'une feuille, d'un de mes stylos, puis a commencé à griffonner des pattes de mouche dessus. Pour une fois, j'ai décidé de me taire aussi ; dès que j'ouvre la bouche, je profère une ânerie et je crois que mon quota du jour est largement dépassé. Celui de la semaine aussi, peut-être même celui du mois !
Voilà donc cinq bonnes minutes que les yeux de mon meilleur ami m'étudient sans relâche. Ils ont à peine cillé. Ses doigts tapotent ses tempes. Sa bouche se tord dans une moue dubitative. J'en ai la chair de poule. Quel dommage. Pour une fois que le moulin à paroles s'est tari, je n'arrive pas à en profiter. Je redoute l'issu de cet affrontement silencieux. Cléandre sait se montrer obstiné, il l'a bien prouvé face à ma mère, mais moi... je ne suis pas certain de tenir le choc. Alors j'espère que Jared cède, ça nous redonnerait l'avantage. Je compte sur sa curiosité et son impatience. Il doit bouillir sur place, en ce moment. Je l'imagine à la limite de l'implosion.
À mon grand soulagement, il ne tient que deux minutes de plus.
– Bon, les gars, vous vous doutez bien que m'ignorer va pas me faire lâcher l'affaire ! Plus vite vous répondrez, plus vite je vous laisserai tranquille.
– Je t'ai dit que...
– Me ressers pas le coup du râteau, j'y crois pas une seconde.
Pourtant, je ne mens pas vraiment. Cléandre a bel et bien refusé de sortir avec moi. Officiellement, il est toujours en couple avec Sarah et notre relation doit rester cachée. Il rompra sans aucun doute si Jared persiste à nous voir en couple. Au moins, je n'aurais plus à mentir...
– Mince alors, c'est pas un secret d'état votre truc, qu'est-ce qui cloche chez vous deux ! Nathéo ! Tu m'avais jamais menti avant, ce mec débarque et tu changes du tout au tout. Et tu veux me faire croire qu'y a rien entre vous ?
Visiblement énervé, Jared me saisit le bras, puis, d'un coup sec, me tire vers lui. Il adore intimider les autres, leur faire croire qu'il peut, à tout moment, libérer une bête sauvage. En général, ses malheureuses victimes battent en retraite, les yeux écarquillés d'horreur. Pas moi ; je le connais par cœur : il ne ferait pas de mal à une mouche. Surtout pas à une mouche déjà blessée ! Non, il va tenter une feinte quelconque, peut-être chercher à m'observer pour trouver des indices. Sa main libre se lève, je lui adresse un sourire moqueur. Je me demande bien ce qu'il a en tête !
Mais avant qu'il ne puisse achever son geste, Cléandre se jette entre nous. Il attrape le poignet de Jared, le lui tord puis d'un mouvement trop rapide pour que je puisse le distinguer, le force à se retourner torse contre le dossier du canapé, le bras maintenu dans le dos avec fermeté.
Stupéfait et inquiet pour mon meilleur ami, je prie Cléandre de le lâcher. Presque en même temps, Jared grogne la même chose... mais en beaucoup moins poli. Mon beau blondinet ne bouge pas, l'air buté. Il exige que Jared lui explique pourquoi il allait me frapper. Protestations de la part de la victime : il ne m'aurait jamais frappé, il voulait juste mon téléphone ! L'argument me laisse aussi perplexe que Cléandre, lequel refuse de le libérer avant d'en apprendre davantage. Penaud, Jared explique qu'il me voit converser avec un "inconnu mystère" depuis le début de la semaine. Il voulait juste l'appeler pour découvrir son identité.
– Ouais, pour appeler le numéro de l'inconnu mystère. Lâche-moi maintenant !
Cléandre sursaute comme si on l'avait giflé, lâche mon ami et recule jusqu'à heurter la table basse. Son visage devient livide. Il s'excuse à mi-voix avant de s'asseoir, tremblant. Il me semble secoué, vraiment secoué ; sa respiration soulève un peu trop rapidement sa cage thoracique. Et cette douleur dans son regard, encore. Cette peine qui me brise le cœur à chaque fois...
– Jared, tu devrais y aller.
Je le raccompagnerais bien jusqu'à la porte, hélas, mes béquilles sont hors de portée. Tant pis.
– Il m'a fait mal, ce con ! Non, mais tu te rends compte ? Il m'a agressé pour un téléphone, juste un téléphone !
Et voilà que le moulin à paroles se remet en route. Très vite, je perds le fil de ses récriminations... jusqu'à ce qu'il évoque de nouveau notre couple.
– Je n'ai plus aucun doute maintenant : vous êtes ensemble. Personne ne se montrerait aussi protecteur avec un simple camarade de classe. C'était carrément flippant, sérieux !
– Jared...
Je sens que ça va déraper. Qu'il va se montrer encore plus maladroit, plus lourd que moi, si toutefois l'exploit est possible.
– En plus, le mec bouffe à tous les râteliers. Sarah, toi, il va lui falloir combien de culs ?
Pour toute réponse, Cléandre ricane : il pensait qu'entre meilleurs amis nous aurions un peu plus parlé de sexe que ça. Il est étonné que Jared en sache si peu sur moi et mes préférences. Mon ami réagit au quart de tour et monte aussitôt au créneau pour défendre son indéfectible amitié : il est le meilleur des meilleurs amis entre tous les meilleurs amis et personne ne...
Une fois encore, je perds le fil de la conversation pour les observer, détaché. Comment mon meilleur ami peut-il se laisser berner si facilement par ce piètre jeu d'acteur ? Cléandre souffre, ça saute aux yeux. Il me faut absolument clore cette conversation. Alors, je m'humecte les lèvres pour demander à Cléandre s'il veut bien me faire un café. Ça tombe comme un cheveu sur la soupe, j'en ai conscience, mais aucune idée lumineuse ne me vient pour lui permettre de détaler sans demander son reste. L'excuse lui convient, il m'adresse un regard reconnaissant avant de filer dans la cuisine.
Tout en se massant le poignet, mon ami se réinstalle à mes côtés.
– Il est taré, ton mec.
– C'est pas mon mec. Et qu'est-ce que c'est que cette histoire d'inconnu secret ?
– Je l'ai vu enregistré dans tes contacts et t'arrêtes pas de lui écrire depuis une semaine. Hey, Nath, t'as cherché son nom sur le net, au moins ?
Avec la voix la plus basse que je puisse produire, je lui rétorque que oui, bien évidemment que j'ai cherché. Mais je n'ai rien trouvé. Ni sur lui ni sur sa famille, les Terrasève. Rien de rien. La dernière piste qu'il me reste ? Son ancien lycée, que je ne connais pas.
Jared affiche soudain une mine réjouie qui ne me dit rien qui vaille. La seconde suivante, il me confirme mes soupçons : il veut interroger Sarah sur Cléandre. Il veut obtenir tous les détails possibles et imaginables. Mauvaise idée, ça, très mauvaise idée. Je le lui dis aussitôt, mais bien trop fier de sa trouvaille, il range ses affaires. Il veut commencer son enquête au plus vite. Après une courte accolade, il décampe.
J'ai un très mauvais pressentiment. Si j'avais pu lui courir après, je l'aurais rattrapé, je l'aurais raisonné ! Mais ma cheville... Non, pas ma cheville. Pour être honnête, je meurs d'envie de découvrir ce qu'il va trouver. Son idée d'enquête me ravit, je suis juste contrarié de ne pas pouvoir y participer !
– Tu ne voulais pas vraiment de café, si ?
Perdu dans mes pensées, je ne l'ai pas entendu revenir. Il s'affale sur le canapé, à mes côtés et m'attire contre lui avec cette douceur qui le caractérise. Nous ne bougeons pas, nous ne parlons pas. Après quelques minutes, mes doigts partent explorer la peau de son ventre, ils se perdent sur les petites collines si confortables de ses hanches. Sans arrière-pensées de ma part, j'ai juste envie de goûter à sa chaleur.
– Je suis désolé. J'ai vraiment cru qu'il allait te frapper...
Son nez se niche dans mon cou. Son souffle me chatouille la clavicule.
– C'est un jeu pour lui. En vrai, il n'a jamais frappé personne. Pourquoi tu as si peur de...
Je m'interromps juste à temps pour réfléchir. Est-ce un terrain glissant ? Un de ces sujets "interdits" ? Et comment le savoir avant de poser la question qui me brûle les lèvres ?
– Tu as eu peur que mon père te frappe, et maintenant, Jared. Tu t'es fait agresser par le passé ?
Mes épaules frémissent. Son passé, le plus gros de ses mystères. Celui qu'il refuse de dévoiler plus que tout au monde. Aucune chance qu'il réponde, évidemment. Néanmoins, si je n'insiste pas, il ne devrait pas se fâcher. Alors, je me mords les lèvres pour ne pas l'inonder de questions. Je me conditionne pour ne pas insister, dans le cas très probable où il choisisse de jouer les carpes. Pendant un moment qui me semble interminable, il ne réagit pas.
Surtout, ne pas insister.
La situation me torture : je veux savoir. Peut-être que je pourrais tenter de relancer la conversation ?
Non. Surtout, ne pas insister. Ne pas le braquer. Au comble de la frustration, je récupère ma main pour me masser la nuque et penser à autre chose. Lui recule, plante ses prunelles dans les miennes. Ses doigts partent à la rencontre de sa joue, ils glissent sur la fine cicatrice blanchâtre.
– Oui, une fois.
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