Nous nous dévisageons sans un mot pendant ce qui me semble être une éternité avant que je ne lui lance d'un ton ulcéré :
– Toi, pas hétéro ? Tu te fous de moi, c'est ça ?
– Pas du tout.
Il pince les lèvres et me dévisage, très sérieux. Je suis perdu. En réalité, mon cœur se ferme hermétiquement à cette idée ; la désillusion ferait trop mal.
– Ce serait cruel de ma part de plaisanter à ce sujet alors que tu craques sur moi, non ?
– Je t'aurais cru si tu ne m'avais pas dit que les hommes ne t'attiraient pas !
Mon ton se fait accusateur. Son visage se crispe. Et cet imbécile de téléphone sonne encore, de quoi accentuer ma colère.
– C'est inexact, j'ai dit que sortir avec un homme ne m'intéressait pas.
– Tu te fous de moi ? C'est du pareil au même : les hommes ne t'intéressent pas. Pars tout de suite de chez moi. Je déteste qu'on se paye ma tête.
Il se passe une main sur le visage sans bouger d'un pouce.
– Tu le fais exprès, Nath ? Je sais bien que mes paroles n'allaient pas dans ce sens, mais mon corps a laissé des indices plutôt clairs. Évidemment que je suis homo !
Je grogne et lui rétorque aussitôt que ça n'avait rien d'évident justement parce que ses paroles le faisaient passer pour un homophobe. Je m'en veux un peu de remettre ça sur le tapis, mais l'argument me paraît des plus pertinents. Cette fois, il ne tique pas, ne s'énerve pas. Il soupire avant d'admettre les choses, puis il revient à côté de moi. Sa main cueille la mienne, la serre entre ses doigts avec une tendresse insoupçonnée. Mon cœur danse la salsa. L'espoir caracole et piétine mon cerveau. D'une voix douce, il me le répète : il est homosexuel. Pas bisexuel, comme moi, pas pansexuel, pas autrechosesexuel, mais bien homosexuel. Les filles ne l'ont jamais attiré et ne l'attireront jamais.
Une seule question me vient à l'esprit : pourquoi ? Lorsqu'il me demande de préciser, un ricanement m'échappe. J'ai tellement de "pourquoi" sans réponse ! Pourquoi se faire passer pour un homophobe et dire que les hommes ne l'intéressent pas, pourquoi sortir avec Sarah, pourquoi révéler tout ça maintenant, pourquoi à moi...
Reste l'option du gay refoulé, du mec qui ne s'assume pas. Celui qui veut "faire le bonhomme", entrer dans la norme, ne pas faire de vague. Mon hypothèse le secoue plus que je ne m'y attendais ; il récupère sa main, recule jusqu'à l'accoudoir. Je suis sans doute allé trop loin, comme d'habitude. Néanmoins, au moment où des excuses vont franchir mes lèvres, il humecte les siennes pour parler :
– Ma situation est un peu compliquée. J'assumais très bien avant. J'ai toujours assumé, en fait, sauf depuis mon nouveau départ.
Nouveau départ ? Ses parents l'auraient-ils mis à la porte ? Maintenant que j'y pense, je n'ai vu personne chez lui. Aucune des pièces, hormis sa chambre, ne semblait accueillir quelqu'un. Mais alors pourquoi habite-t-il dans un si grand appartement ? Jamais ses parents ne lui paieraient un tel logement dans ce contexte. Pourtant, je me garde bien de l'interrompre. Je ne voudrais pas le braquer.
– Sortir avec Sarah m'a permis de me créer une confortable bulle de mensonges. Elle m'évitait de réfléchir, et surtout d'admettre que je pouvais encore avoir des sentiments pour quelqu'un.
Une étrange sensation m'envahit. Comme si tout mon corps se figeait sans pour autant cesser de bouger. Aurait-il des sentiments pour moi ? Je crève de le lui demander, mais je me retiens. Ce n'est pas le bon moment ; il a peut-être vécu une rupture difficile, ou bien il refuse de s'attacher à quelqu'un à cause d'une peine de cœur, ou même de ses parents ?
– Tes darons t'ont foutu dehors ? Ou alors, ils ne savent pas et tu as préféré partir ?
Sa mine affiche la surprise ; il ignore comment j'en suis arrivé à cette étrange conclusion et me rassure : ils savent et ont toujours su — comme ma mère, en fait. Mais il n'habite en effet plus chez eux, du moins, pas vraiment. En réalité, ses parents se sont séparés lorsqu'il était tout môme. Son père et sa nouvelle femme, celle qu'il appelle "Maman" l'ont élevé pendant que sa mère biologique parcourait le monde. Il n'a emménagé que récemment chez celle-ci. Comme elle ne revient qu'une ou deux fois dans le mois, elle n'a pas vu d'inconvénient à accueillir son fils désormais majeur pour son "nouveau départ".
Cette fois, impossible de me contenir. Excité comme un gosse, avec l'impression d'avoir les yeux qui pétillent, je me décale d'une fesse vers lui — ma cheville ne me permet pas plus — et je lui demande s'il est amoureux de moi comme je le suis de lui. Comme mon père le suggérait.
– C'est bien là le nœud du problème, grommelle-t-il. Dis, il y a des bières quelque part ? J'ai pas tellement envie de ressortir en chercher.
Haussement d'épaules ; j'ignore si mes parents en achètent régulièrement. Il peut aller voir dans la cave s'il le désire. Mais il ne doit en aucun cas toucher les bouteilles de vins, de véritables trésors d'après mon père.
Pendant son absence, je m'empare du programme télé et tente d'ignorer les sonneries continuelles de son téléphone. Mais combien va-t-il recevoir de messages, au juste ? Encore ce foutu Clarenz, sans doute !
Comme je ne peux assouvir ma curiosité en lorgnant les fameux textos, je pars en quête d'indices pour découvrir quelle émission a eu réussi l'exploit de "changer" Cléandre". Hélas, je ne trouve rien du tout. Plusieurs chaînes diffusaient des reportages ce soir, mais aucun résumé ne parle spécialement d'homosexualité. J'en trouve un sur la PMA, un autre sur les boîtes de nuit. Le dernier relate les interventions des pompiers. Le premier me semble le plus pertinent, mais s'il est gay, pourquoi a-t-il été choqué ?
Cléandre revient plusieurs minutes plus tard avec deux bières sans que la réponse ne me soit apparue par miracle. Il en dépose une devant moi, ouvre la sienne et en vide la moitié d'une traite avant de s'excuser : quand il se sent stressé, triste ou encore déprimé, il a tendance à se remontrer le moral dans l'alcool. Il sait que c'est mal, et veille chaque fois à ne pas tomber dans l'excès.
La cause de ce soir ? L'anxiété. Ses dents torturent ses lèvres, ses doigts se tordent entre eux et sa respiration me semble laborieuse. Pour détendre l'atmosphère, je lui rappelle mon état après l'anniversaire de Sarah. Si une personne n'a rien à dire sur la consommation d'alcool, c'est bien moi ! Ça ne lui tire qu'un demi-sourire crispé. Puis il se lance. Je bois ses paroles.
– À la question : pourquoi moi et pourquoi maintenant, je vais te dire que ton père avait raison : je culpabilise à mort, même si je sais bien que rien n'aurait pu t'empêcher de tomber. Si je n'avais pas fui, ta cheville serait encore entière.
Il se perd un instant dans ses pensées, cette tristesse insondable que je commence à trop bien connaître dans les prunelles. Ma cheville n'en est pas la seule responsable, c'est évident.
– Ça, c'est pour le maintenant. Le "pourquoi toi" me semble assez évident : tu me plais.
Si son visage ne se froissait pas de mécontentement, je hurlerais ma joie. À la place, je préfère rester prudent. Attendre la fin de sa tirade pour savoir sur quel pied danser. Même si techniquement, je ne peux danser que sur l'un d'eux en ce moment...
– Je crois que Sarah l'a senti, c'est pour ça qu'elle a fini par jeter son dévolu sur toi. Mais peu importe parce que, comme je te l'ai dit, je ne veux pas sortir avec un homme. Dans le sens où être en couple ne me tente pas. Être vraiment en couple, je veux dire, Sarah n'est qu'un leurre. Même si elle l'ignore. Je suis un connard, je sais...
– C'est l'avis de ses amis. Ils l'ont compris, tu crois ?
– Sans aucun doute, je lui accorde peu d'attention, je refuse de parler de moi et je ne me suis jamais intéressé à eux. Ça les a vexés.
- Et tu vas me parler de toi, à moi ? m'enquis-je plein d'espoir.
– Non.
– Tu ne vas même pas m'expliquer ce " tu me plais" ? Tu ne peux pas me lâcher ça comme ça et penser que je vais l'ignorer !
- Nathéo, Stop. Je ne suis pas au clair avec mes propres désirs et envies, je ne peux pas t'embarquer là-dedans ! Une fois, je me dis que, pourquoi pas après tout, l'instant d'après, je regrette juste d'être dans le même cursus que toi à la fac.
– C'est pas un peu extrême ? C'est juste un crush !
– Je sais. C'est com...
– pliqué. J'ai cru comprendre. Un rapport avec ton ex, je suppose.
Il sursaute. je décide d'enfoncer le clou.
– Le tatouage. C'est le nom de ton ex, un mec, du coup. Tu refuses d'aimer à cause de lui ? C'était un connard ?
– Stop.
– Il t'a menti ? Brisé le cœur ? Il t'a trompé ?
– Stop !
– Il...
– Mais ferme-là à la fin ! Ta manie de parler sans réfléchir n'est pas le plus sexy chez toi !
Sa voix tremble, mais pas de colère. Ses paupières battent, me cachent la détresse de ses iris, chassent quelques larmes. Elles gouttent sur ses cils, roulent sur ses joues, meurent dans son cou. Même s'il se reprend vite, la culpabilité m'envahit : je suis encore allé trop loin.
– Tu n'arriverais pas à la cheville de mon ex même si tu essayais toute ta vie.
Aouch. Douché le Nathéo. J'encaisse la pique à grand peine et me détourne de lui.
– Ne te méprends pas, ce n'était pas une attaque. Je ne lui arriverai jamais à la cheville non plus. C'est juste que... qu'il était formidable. Ne le mets plus jamais en cause s'il te plait. Bref, c'est du passé, n'en parlons plus.
D'ordinaire, j'aurais insisté une fois de plus. Mais il faut croire que sa présence me rend un peu plus mature ; je reste muet. Il m'en remercie avant de me désarçonner d'une question : depuis quand mon intérêt a volé de Sarah à lui ? Je lui retourne la question sans répondre. Il se confesse : il m'observe en secret depuis septembre. Ma virulence à son égard l'arrangeait, se rincer l'œil sur un camarade de promo inaccessible lui semblait sûr. C'était aussi très pratique pour s'aveugler et ne pas risquer d'éprouver plus qu'une attirance physique.
J'ai tout fait foirer après les vacances de Noël. Mes regards insistants, mes tentatives de rapprochements l'ont déstabilisé. Il en a perdu ses moyens et a commencé à faire et dire n'importe quoi. Il a commencé à perdre le rôle qu'il s'était forgé, ce mystérieux rôle dont je ne connais pas la cause ni la finalité.
De tout ça, je ne retiens qu'une chose : il éprouve désormais bien plus qu'une attirance physique. J'ai toutes mes chances. Abandonner ne fait plus partie des options.
– Du coup, Cléandre, tu veux bien être mon petit ami ?
– Non.
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