Des yeux, je cherche un objet fin. Une baguette, une règle, une fourchette, n'importe quoi. Ma cheville me gratte. Je sais bien qu'il ne faut pas, le médecin a assez insisté à ce propos.
Mais. Ça. Me. Démange. Affreusement.
Hélas ! Ma mère me connaît bien. Après m'avoir installé confortablement dans le canapé, la jambe surélevée et calée dans un coussin avec l'impossibilité de me mouvoir comme je l'entends, elle a rangé la table basse ainsi que tous les dessus de meubles à portée de main. Elle a tout fermé à clef. Et elle a mis mes béquilles hors de portée, la traîtresse !
Comme il ne trouve rien, mon regard se porte sur la télévision allumée sur un journal télévisé. Aucun intérêt. Ma mère exagère, elle a même confisqué la télécommande ! Par bonheur, elle m'a laissé mon smartphone. Après avoir surfé quelque temps sur twitter, envoyé quelques textos à Jared, je relis, pour la millième fois, celui de Cléandre. Bien sûr, je l'ai invité à venir faire tout le baby-sitting qu'il voudra ! Enfin, le maladesitting, plutôt.
J'ai entendu des centaines de fois l'expression si clichée « avoir des papillons dans le ventre ». Je l'ai toujours trouvé mièvre. Et pourtant, en ce moment, je suis incapable de trouver une meilleure description de mes émotions. Ça papillonne dans mon ventre. Ça me remue. Ça remonte jusqu'à mon cœur, me donne l'impression que celui-ci tambourine, qu'il va sortir alors qu'en réalité, mon rythme cardiaque n'a pas changé. Il n'a même pas accéléré d'un iota. Je me sens encore plus fébrile, heureux et un sourire idiot au possible orne mon visage.
Je sais très bien ce qu'il m'arrive : je suis amoureux. Et ce texto est l'engrais de la graine semée par mon père. L'espace d'un instant, il me fait penser que c'est réciproque ! Néanmoins, je redoute encore de me faire des illusions. Je n'ai pas encore pu déterminer si Cléandre avait juste peur de sortir du placard ou s'il n'était effectivement pas homosexuel du tout. Les seuls moments où ses propos sont sans équivoque sont au sujet de sa non-attirance pour les hommes. Et après quelques recherches sur internet, force m'a été de constater que sa petite occupation de l'autre nuit ne signifiait rien : il existe pas mal d'hétéros qui apprécient la pénétration à cause de la stimulation de la prostate. J'ai même fini par découvrir que beaucoup d'acteurs de films pornos gay sont en réalité hétérosexuels ! Oui, bon, je me suis un peu égaré dans les limbes de Google.
Mes parents discutent dans la cuisine, ou plutôt, ils se querellent à cause d'une soirée prévue de longue date. Ma mère désire l'annuler, au cas où son poussin — moi — ait besoin de quelque chose. Mon père grommelle ; je suis bien assez grand pour me débrouiller seul pendant une soirée, même avec des béquilles. Et ma mère de renchérir que son poussin doit rester tranquille, pas trop d'effort, pas de geste inconsidéré. Elle est certaine que, sitôt la porte fermée, je tenterai de marcher malgré l'interdiction.
Elle exagère...
La sonnette m'empêche de protester. Des interrogations fusent ; mes parents n'attendent pourtant personne ! L'instant d'après, la tête de mon père passe par la fenêtre percée entre le salon et la cuisine.
– Tu as invité Jared ?
Je secoue la tête.
– Cléandre alors ?
– Je... Peut-être ? Je lui ai dit qu'il pouvait passer.
Serait-ce possible ? Mes doigts se croisent. L'espoir m'envahit à nouveau. Mon âme d'enfant se souvient soudain d'un petit jeu auquel je jouais jadis : « si...alors ». Si je mange toute ma soupe, alors il neigera demain. » « Si la neige tombe, le père Noël m'apportera les Mims ».
« Si c'est Cléandre, alors c'est qu'il m'aime, lui aussi ».
C'est si ridicule que je me mets à ricaner tout seul. Les antidouleurs doivent être plus forts que je ne le pensais.
– Cléandre, quelle merveilleuse surprise !
Un sursaut me secoue. Ma cheville glisse du coussin et me fait pousser un glapissement de douleur. Aussitôt, ma mère fait irruption au salon et m'ordonne de me tenir tranquille. Elle m'irrite. De sa faute, je ne peux pas espionner la conversation se déroulant dans le couloir. Frustration suprême.
Après un temps qui me semble interminable, ils paraissent enfin au salon. Ma mâchoire se décroche. Cléandre est beau comme jamais. Pour une fois, il a abandonné ses informes pulls au profit d'un polo écarlate qui se marie à la perfection avec ses yeux. Ses cheveux ramenés en arrière mettent ses boucles en valeur. Le scorpion se balance doucement. Mon cœur chavire.
– Chérie, si l'incontournable Cléandre garde ton fils enamouré ce soir, tu acceptes de sortir ?
– Papa !
– Je dois vérifier s'il reste des préservatifs avant !
– Maman !
– Deux beaux jeunes hommes comme vous ensemble toute une soirée ? Ne me prends pas pour une débutante mon chéri, je sais bien comment ça finit. Oh, et interdit d'aller dans notre lit aussi !
Cléandre se fige avant de bondir sur le côté, me donnant une impression de déjà-vu. Il regarde à présent mon père d'un air... craintif ? Celui-ci lui rend un regard perplexe avant de se gratter la barbe.
– Pourquoi cette réaction ? Aurais-tu eu peur que je lève la main sur toi ?
Mon Père s'imagine donc que Cléandre a craint de se faire frapper. J'ai eu le même sentiment, même si je ne me l'explique pas. Mon beau blondinet se serait-il fait agresser ?
– Je...
– Rassure-toi, tu ne serais pas le premier à faire grimper mon fils au rideau. C'est sa vie, tant qu'il est heureux...
– Papa ! Et puis flûte, arrêtez tous les deux, c'est juste un camarade de classe ! On doit faire un exposé d'anglais ensemble.
Comme hier soir, notre invité se prend de passion pour ses pieds. Pourtant, ses chaussures n'ont rien de transcendant : de vieilles baskets noires aux lacets blancs.
– Oui, voilà, confirme Cléandre d'une voix râpeuse. Et puis, c'est un peu de ma faute s'il est tombé donc...
– Donc jouer les nounous pour Nathéo arrangera tout le monde. Ta culpabilité va fondre et nous pourrons profiter de notre soirée !
– Je n'y vois pas d'inconvénient, enfin, si Nathéo est d'accord, bien sûr.
Son regard me percute de plein fouet. De l'espoir se mêle à la tristesse habituelle. Un espoir qui déteint aussi sur moi, sur mon cœur. JE hoche vigoureusement la tête. Si je veux passer toute la soirée avec Cléandre ? Oh que oui ! Même si jouer avec sa culpabilité réveille la mienne.
Une heure plus tard, nous dînons en tête à tête dans une ambiance feutrée et romantique. De la pizza, en fait, commandée par Cléandre à la pizzeria la plus proche. Et puis la télé est allumée aussi, sur une quelconque émission d'enquête que je ne regarde que d'un œil puisque ma position ne me permet pas vraiment de l'éviter. Sans parler du nombre incalculable de textos qu'il reçoit - qu'il ne regarde que d'un œil, heureusement. Je me vexerais s'il y répondait quitte à m'ignorer !
Bon, d'accord, nous sommes juste assis côte à côte sur le canapé, le carton de pizza éventré sur la table basse, des bières fraîches prêtes à être dégustées. Le silence règne entre nous, un peu pesant, bien que plutôt agréable. Quelle étrange combinaison !
– Je comprends d'où te vient ton côté lourd, lâche-t-il soudain. Tes parents sont...
Je le dévisage, amusé.
– Les chiens ne font pas des chats.
– C'est certain, mais à ce point, ça tient du miracle. Tu te rends compte de tout ce que ta mère m'a demandé quand on était dans la cuisine ?
Juste avant leur départ, ma mère a traîné Cléandre à l'écart et lui a donné tout un tas d'instructions pour prendre soin de moi de manière convenable. Mort de honte, j'ai assisté à ces étranges recommandations, mais aussi au déluge de questions indiscrètes dont elle a inondé Capuche. Le pauvre a fini par citer Sarah pour se défaire de la curiosité maladive de Maman Poule.
– Désolé, j'ai honte. En plus, on dirait vraiment qu'elle t'a engagé comme baby-sitter pour la soirée...
– Oui, en fait, elle voulait même me payer !
Il relève la tête pour me dévisager, puis nous nous mettons tous deux à rire. L'étincelle de joie dans ses iris éclipse tout le reste. Ses lèvres brillent, elles me donnent envie de l'embrasser — même si je sais que la graisse du fromage est la seule fautive — et bien plus encore. Je repense aux sous-entendus pas si sous-entendus de ma mère. Une douce chaleur se répand dans mon corps. Flûte, ce n'est pas le moment !
– Au fait, pour l'exposé d'anglais...
Ses yeux se froncent, suspicieux, mais s'il devine que je lance un sujet au hasard pour cacher mon trouble, il n'en dit rien. La conversation dérive sur les cours de fac. Il m'annonce soudain avoir photocopié ses notes du jour pour moi ; le cours d'économie était particulièrement dense. Je grimace ; je n'ai jamais rien compris à cette matière.
Avec des mots simples, Cléandre me résume la leçon, non sans engouffrer de la pizza au passage. Plusieurs fois, de plusieurs manières différentes, avec une patience infinie. Je finis par comprendre, un peu. Il ne faut pas charrier, ce joli garçon n'a rien d'un prof particulier miraculeux !
– Je ne te savais pas si bon en cours.
– Je suis deuxième de la promo, moi.
Il insiste sur le « moi » d'un ton moqueur. Des petites fossettes creusent ses joues et une ride barre son front alors que ses yeux pétillent. C'est adorable !
– Presque major de promo en ayant redoublé ?!
– Qu'est-ce que tu racontes encore, je n'ai jamais redoublé !
– Mais, Sarah m'a dit que tu allais sur tes vingt ans... réorientation alors ?
Ses paupières s'abaissent, mais pas assez vite pour me cacher l'explosion de douleur. Je meurs d'envie de le questionner encore, mais je me retiens. Je dois cesser de parler à tort et à travers. Je dois cesser d'être le Nathéo lourdingue qui saoule son crush. Alors je me mords l'intérieur des joues et j'attends, anxieux. J'ai peur qu'il ne décide de partir.
– J'ai pris une année sabbatique. Je n'avais plus la tête à aller en cours.
Après ça, il se lève d'un bon, vide sa bière, s'empare du carton de pizza et m'annonce s'absenter le temps de faire la vaisselle. Je n'ose pas le contredire. En fait, ce laps de temps m'arrange un peu. Comment revenir sur la question d'hier ? Il ne m'a pas encore répondu après tout et comme il a surgi sans prévenir, je n'ai pas eu le temps de préparer un discours si romantique qu'il tombera dans mes bras et mon lit. Enfin, sur le canapé, ma cheville m'interdit de retourner dans mes quartiers.
Sitôt qu'il revient, avec un dessert fait maison dans des ramequins — des boules de glaces parsemées de noisettes concassées — je lui lance :
– Dis, à propos d'hier...
– Je suis désolé, j'aurais dû t'attendre, tu ne serais pas tombé si je n'avais pas fui.
– Arrête, je ne serais pas tombé si je ne t'avais pas suivi non plus. Te sens pas coupable pour ça, je voulais te parler de...
Les mots meurent dans ma gorge. Les yeux exorbités, Cléandre fixe la télévision. Sa respiration accélère, ses narines palpitent... et mon cœur se serre. L'émission montre à présent un couple homosexuel et ce qu'il voit semble le choquer.
On dirait bien que les gays le gênent pour de vrai, finalement. Si je ne zappe pas en vitesse, la soirée va virer au désastre. Quant au rappel de ma question, mieux vaut l'oublier. Par bonheur m'a mère a reposer la télécommande sur la table basse. Je me lève d'un bond pour m'en emparer... et m'effondre en couinant. Foutue cheville ! Je l'avais oubliée celle-là !
Aussitôt, Cléandre m'aide à me relever, à me réinstaller sur le canapé. Il me propose un verre d'eau, des antidouleurs, tape le coussin pour lui donner une forme confortable... et finit par me crier dessus :
– Mais enfin, Nath, qu'est-ce qui t'es passé par la tête ?
– Il fallait que je change de chaîne, tu avais l'air tellement choqué par l'émission !
– C'est gentil, mais je pouvais le supporter, en plus c'est la fin et... mais attends, comment tu as su que ça me gênerait ?
Comment le lui dire sans le taxer une nouvelle fois d'homophobe ?
-- Eh bien, tu es du genre « hétéro gêné par l'évocation de l'homosexualité » alors...
– Tu ne regardais pas la télé quand j'étais dans la cuisine ?
– Non, je réfléchissais. Mais ça n'a plus d'importance.
Sans un mot, il s'enfonce dans le dossier du canapé. Un générique s'affiche sur l'écran, les témoignages sont terminés. Soudain, Cléandre se lève pour aller éteindre la télévision, puis il me fait face, les paumes posées sur le meuble.
– Tu n'as vraiment pas vu de quoi parlait l'émission ?
– Bien sûr que si, d'un couple de gays.
– Pas exactement, c'était...
– Ça ne change rien. je suis désolé, Cléandre. Je craque totalement sur toi, mais je sais bien que je dois passer à autre chose. Je pensais réussir à te séduire. Je pensais aussi pouvoir être juste ton ami, en cas d'échec, mais ce serait trop dur. Rentre chez toi s'il te plaît, je ne suis pas ami avec les hétéros qui...
– Stop. Je ne suis pas hétéro. Et ce qui m'a dérangé dans cette émission n'était pas l'homosexualité de ce couple.
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