– Cléandre, je...
– Parada.
Coupé en plein élan, je le dévisage d'un air ahuri. Je n'ai pas la moindre idée de quoi il parle et il ne semble pas décider à me l'expliquer. Il reste muet, les yeux rivés sur son téléphone, à pianoter des SMS. Au terme d'une trentaine de secondes de silence, je me racle la gorge pour lui demander de préciser un peu. Veut-il faire un exposé sur une quelconque parade ? Quel lien avec l'humanitaire, dans ce cas ? Un soupir me répond. Puis un ordre : « Va voir sur google ».
Les résultats me laissent dubitatif. Capuche ne veut tout de même pas étudier une marque de radiateur ni un magasin de vêtements !
– Tu te fous de moi, c'est ça ?
Un sourire moqueur s'épanouit sur ses lèvres tandis qu'il me suggère d'ajouter « association » dans ma recherche. Un grommellement m'échappe ; ça n'a rien d'intuitif ! Au moins, les résultats sont plus cohérents avec notre sujet.
Parada, une association créée en 1994 — je n'étais même pas né ! – par un clown de passage à Bucarest, en Roumanie, et dont le but est d'aider les enfants des rues de la ville via l'apprentissage des arts du cirque. Le slogan me charme de suite. Parada, un nez rouge contre l'indifférence.
Peut-être devrais-je en donner un à Cléandre pour qu'il cesse de m'ignorer ; il agit de nouveau comme si je n'existais pas. Pas un regard, pas un mot, partagé entre ses textos et le griffonnage d'yeux aux longs cils. Pas ceux de Sarah, c'est certain, ceux-là me paraissent bridés. Ceux de son ex ? Celle dont le prénom est tatoué sur son flanc ? Un sujet délicat pour lui, de toute évidence. Il n'aurait pas tourné la page et penserait encore à elle ?
L'envie de le questionner me dévore ; le souvenir de sa remarque cinglante me retient. « Tu parles à tort et à travers, tu comprends très bien quand tu vas trop loin, mais tu t'en fous. » Définitivement, ce serait une mauvaise idée, ma curiosité n'a qu'à bien se tenir, elle ne sera pas assouvie aujourd'hui.
Toutes mes tentatives d'attirer son attention échouent : raclement de gorge, tapotement de l'index sur la table, raclage de chaise au sol et même espionnage de ses SMS — bon sang, mais qui est ce Clarenz ? La jalousie m'envahirait presque — rien n'y fait. Je me trouve face à un mur.
C'est tout juste s'il daigne relever la tête quand le chargé de TD s'installe à notre table pour prendre connaissance de notre avancement. Nous avons un sujet, bon début, beaucoup de nos camarades pataugent encore. Mais à présent, nous devons songer à établir un plan. Calvaire en perspective, surtout avec un partenaire muet comme une carpe.
Pour passer le temps qu'il reste, je l'observe à la dérobée. Sa capuche lui ombre le visage mais ne me camoufle pas ses traits, je suis trop proche de lui pour ça. Toujours scotché à son téléphone, un vieux modèle à touches, il se mordille les lèvres. De temps en temps, sa bouche se tord dans une grimace aussi étrange que charmante. Quelque chose le préoccupe. Et vu le soin particulier qu'il met à éviter mon regard, j'en conclus que j'en suis la cause. Il me déteste sans doute... je cours après une cause perdue d'avance.
Deux nouvelles tentatives infructueuses plus tard, je décide de le faire parler par un autre moyen : la méthode lycée. Les petits mots sur le cahier.
Mes joues cuisent de honte pendant que je farfouille dans mon sac. En être réduit à de telles extrémités... pendant que j'y suis, je peux aussi taguer son sac à dos avec mon numéro de téléphone... Après un nouveau regard en coin, je m'attelle à la rédaction du message.
Cléandre, je suis désolé si je t'ai fait de la peine. Tu m'en veux ?
Mes boucles appliquées s'impriment sur le papier et ne tardent pas à capturer l'attention de mon voisin trop silencieux. Ses yeux se froncent. Sa bouche s'arrondit, mais il secoue la tête avant de se reconcentrer sur son téléphone. La curiosité est la plus forte, il m'espionne à nouveau. Taquin, je le rassure : ce mot doux est pour lui ! Sa mine blasée ne parvient pas à faire oublier le rose de ses pommettes. Il est à croquer !
Une fois de plus, je fonds. Ce garçon me fait chavirer. Définitivement. Pourquoi avais-je songé à abandonner, déjà ? Une idée loufoque et irréaliste ! Hors de question de passer à autre chose ! Cléandre, je le veux, et je l'aurai.
Ma main pousse le cahier vers lui d'un geste décidé. Je m'attends presque à devoir essuyer un refus de lecture, mais non : il le prend. Ses dents maltraitent encore ses lèvres, son étrange grimace orne à nouveau son visage. Adorable !
Le cahier glisse presque aussitôt vers moi. Sa réponse est concise : oui.
Mes doigts se crispent sur mon stylo bille. Ça s'avère encore plus ardu que prévu.
Tu avais raison, je parle trop souvent sans réfléchir.
Tu parles trop tout court.
Il exagère, j'essaye de m'excuser et lui se montre désagréable ! Vexé, je pose mon stylo et croise les bras, bien décidé à ne plus lui écrire. Mais c'est plus fort que moi. Une dizaine de secondes plus tard, la feuille crisse, agressée par ma mine.
Cléandre, tu me fascines, c'est pour ça. Je te l'ai dit, j'ai envie de t'aider, j'ai envie de te faire sourire, j'ai envie de bien d'autres choses. Je comprends que tu m'en veuilles pour ça, mais si tu ne m'incitais pas à poursuivre, j'aurais abandonné ! Alors, je comprends pas. Il faut quand même que tu m'expliques pourquoi tu flirtes avec moi si tu me détestes à ce point ?
L'anxiété me ronge lorsqu'il reprend de lui-même le cahier. Va-t-il lire jusqu'au bout ? S'énerver ? Recommencer à m'ignorer ? Rien de tout ça. Il regarde le papier un long moment, perplexe avant de se tourner vers moi.
– Sombre crétin, qui a dit que je te détestais ?
– Tu m'ignores.
– Et depuis quand c'est synonyme ?
– Tu m'aimes alors ? Ça expliquerait tous tes comportements bizarres, tu es fou amoureux de moi, en fait ! Tu sais, faut assumer tes préférences ! Moi, par exemple, je suis bi et j'ai pas de soucis avec ça ?
À peine prononcées, je regrette déjà mes paroles.
– Tu fais ce que tu veux de ton cul, ça me regarde pas.
Mâchoire crispée, il recule sa chaise aussi loin qu'il le peut avant de s'appuyer contre le dossier, bras croisés. Il est sur la défensive maintenant.
– Je...
– Je vois pas en quoi ta sexualité est un argument pour parler de la mienne. Maintenant ferme-là, le prof nous regarde bizarrement.
Le silence s'installe entre nous. Pire qu'avant encore : cette fois, Capuche ne s'occupe pas. Il se contente d'attendre, figé. Il me met si mal à l'aise que je finis par reprendre mon cahier.
Désolé, j'ai été maladroit, c'était juste pour dire que c'est pas une tare !
Et c'est pour ça que tu le cries presque dans la classe ? Tu veux pas te mettre un panneau autour du cou, non plus ? Si tu aimes les insultes, te faire tabasser par des vrais homophobes, libre à toi, mais viens pas pleurer après. Mais je suis pas obligé d'avoir envie de me faire insulter ou frapper pour rien, aucun rapport avec le fait d'assumer ou non quelque chose.
Sa dernière phrase me laisse pantois ; je ne suis pas sûr d'en comprendre le sens. En fait, je n'en comprends pas le sens du tout, je n'ai même pas un début de piste. Alors, je passe en revue toutes les interprétations qui me viennent en tête. Surtout celles qui m'arrangent, en fait. Celles qui correspondent à ses réactions physiques. Celles qui me hurlent que j'ai une chance. Les autres, je les balaie d'un revers mental. Moi ? Obstiné ? Tout à fait !
J'en arrive à la conclusion que ce qui gêne Cléandre, c'est d'être out. Logique ! Si personne ne sait, personne n'insulte ni ne tabasse. Or, son principal argument concerne ce possible harcèlement. Enfin, je crois.
Pendant un long moment, je ne réécris rien. Mes pensées m'emmènent au bout de l'heure d'anglais. Autour de nous, les autres remuent, certains rangent même leurs affaires : le temps presse ! Alors, le cœur battant, je me décide à lui écrire une dernière question.
Si personne n'est au courant, tu serais OK pour sortir avec un mec ?
J'observe sa réaction lorsqu'il saisit le cahier. Il semble retenir son souffle, mais au moins, aucune colère ne ravage ses traits. Mais cette tristesse... cette douleur... Désormais, j'en suis sûr, son refus obstiné de reconnaître les envies de son propre corps et cette tristesse infinie sont liés. Son silence me noue les tripes. Sans un mot, je récupère mes affaires pour les ranger. Lui ne bouge pas, perdu dans ses pensées.
La salle de classe se vide, il ne bouge toujours pas. Jusqu'au dernier moment, j'aurais espéré une réaction de sa part. Mais rien. Il se contente de fourrer sa trousse dans son sac, les lèvres pincées. Résigné, je déserte, mais alors que je franchis la porte, sa voix s'élève, hésitante :
– Tu parlais de toi ? Je veux dire, tu me demandais de sortir avec toi ou je me fais des idées ?
La question a de quoi surprendre. Ne l'a-t-il pas encore compris depuis le temps ? Ou bien se fiche-t-il de moi ? Non, un simple regard m'apprend qu'il est juste perdu. Peut-être indécis ?
– C'est exactement ça, Cléandre. Je veux sortir avec toi.
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