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tome 3, Chapitre 3 tome 3, Chapitre 3

New York mai 1929

Hell's kitchen avec ses pubs, Little Italy avec ses restaurants, le Lower East Side avec ses artisans, n’étaient tous que des petits joueurs, juste des américains nostalgiques de leur passé. Les seuls à avoir vraiment conservés leur identité se trouvaient à Chinatown. C’était plus qu’un quartier communautaire, il s’agissait pratiquement d’un autre pays avec ses propres lois et fonctionnant en vase-clos.

Il était également l’incarnation d’un échec. Après les avoir tuer à la tâche sur la construction du chemin de fer au dix-neuvième siècle, les bons américains n’avaient plus l’utilité des chinois. Alors les autorités s’en débarrassèrent notamment avec le Chinese Exclusion Act, une loi discriminatoire juste en leur honneur. Ce texte interdisait la naturalisation des chinois vivants sur le sol américain, et s’opposait à tout regroupement familial. Et malgré tout le fameux péril jaune était toujours là.

Toutefois les choses évoluaient un peu. Depuis une dizaine d’années Chinatown ouvrait ou plutôt entrouvrait ses portes. Des visiteurs (et surtout leur argent) y étaient acceptés dans des endroits spécifiques. Le restaurant le Jade comptait parmi ces lieux. Soit le nom était peu recherché voir cliché. D’un autre coté il s’adressait à des gweilo.

Ce terme cantonais était utilisé à l'origine principalement dans la région de Hong Kong. Il signifie selon les traductions, "diable étranger" ou "fantôme blanc". Est-il nécessaire d’en dire plus ?

L’intérieur de l’établissement était assortit à son nom. Les serveurs portaient tous des tuniques en soie, et parlaient anglais avec un accent très appuyé. Des lanternes et des représentations de dragon trainaient un peu partout. Comme on n’en était plus à un poncif prêt, le bâtiment disposait d’une fumerie d’opium installée dans son sous-sol.

Peut-être dans l’idée de compenser par rapport à la partie restaurant, l’aménagement de la fumerie faisait dans la sobriété voir l’inexistant. Aucune séparation, ni meuble, et encore moins de décoration. Il y avait juste des matelas à même le sol avec des pipes à coté. Au faible éclairage s’ajoutaient les volutes de fumée. Pourtant les quelques employés chinois parvenaient à se déplacer. Quant à la clientèle elle ne se préoccupait pas de toutes ces futilités du monde réel.

Parmi elle se trouvait un certain Kévin, qui fuyait la réalité avec encore plus d’entrain que les autres. Car cette garce allait bientôt le rattraper. Certains aléas risquaient même de le pousser jusqu’à cette activité si répugnante : le travail. Alors Kévin aspira une grosse bouffée, qu’il retint encore et encore. Les larmes lui montaient aux yeux. Puis vint la récompense à ses efforts : un trip inédit.

Voilà qu’une force inconnue le souleva, et le plaça à la verticale. Une fois cette manœuvre effectuée Kévin avança, les pieds à quelques centimètres du sol. Il poussa alors un rire de stupéfaction devant ce délire.

La force inconnue elle resta de marbre. Elle était constituée de deux hommes de race blanche, et vêtu de par-dessus beiges aux cols relevés malgré l'atmosphère étouffante. Quelque soit leur projet au sujet de Kévin, ils étaient visiblement pressés de le mener à terme. Ils marchaient d’un pas cadencé, et brandissaient des armes (des pistolets à première vue) afin d’éviter toute protestation éventuelle. Soudain au milieu de cette mécanique efficace bien que peu subtile, il apparut brusquement sur la gauche. Sans doute l’obscurité ambiante l’y avait aidé. Le ravisseur lui faisant face fut surprit un instant. Le fantôme au contraire n’hésita pas. Un mouvement du bras en biais de bas en haut, une lame courte, le tout donna une longue balafre sur le torse et un cadavre. Un travail parfait quasiment chirurgical.

Son auteur était un chinois, que les ravisseurs n’avaient pas repéré auparavant. A leurs yeux ces foutus bridés n’étaient que des rampants. Ils ne leur venaient pas à l’esprit, qu’ils existent chez eux leurs équivalents. A présent ils payaient leur erreur.

Le fantôme enchaina immédiatement par une seconde frappe. L'autre ravisseur comme réveillé par ce sang, révéla à son tour un certain savoir-faire. Arme à feu contre arme blanche, le mieux était d’éviter le corps à corps. Il effectua un mouvement de recul, et se prit les pieds dans un client couché par terre. La lame se contenta de découper un bout de manteau au passage. Sa chute ne surprit même pas le ravisseur trop absorbé par sa stratégie. Le dégagement effectué il tira comme convenu. Son arme était un révolver Smith & Wesson. Il était très éloigné de son célèbre confrère au calibre 38. On le surnommait pocket du fait de sa petite taille. Une arme de dernier recourt plutôt destinée au combat rapproché. A croire que son utilisateur avait prévu cette situation.

Malgré leur petit calibre deux balles lui suffirent à faire disparaitre le fantôme. Le ravisseur se releva avec une vigueur dont il se ne croyait plus capable du fait de sa quarantaine. L’escalier d’accès débouchait en haut sur les cuisines. Par conséquent les coups de feu parvinrent aux oreilles des employés. Pétul entra alors en scène. Il exerçait la fonction de yee lo, une sorte d’officier dirigeant une branche du gang.

En bon pragmatique il comprit rapidement à quel point la situation était merdique. Il n’avait placé qu’un seul combattant en bas et uniquement munit d’un nandao (une sorte d’épée courte). Ça suffisait amplement pour surveiller quelques drogués. En tous cas Pétul le croyait. Ce qui signifiait que le responsable des coups de feu n’était pas un des siens. Et il avait certainement vaincu le garde posté dans la fumerie étant donné que l’opportunité de tirer s’était présentée.

Une fusillade dans un lieu obscur, et remplit de clients occidentaux et riches pour la plupart. Pétul avait bien besoin de ça. En ce qui le concerne il aurait bien envoyé un ou deux de ses subordonnés aux capacités intellectuelles les plus limitées passer en premier et servir donc de bouclier. Seulement on ne gagnait pas le respect de ses pairs en agissant ainsi, c’est-à-dire avec bon sens. Non il était tellement plus viril (et stupide) de foncer le premier et de risquer sa propre vie.

Pétul brandit alors son Hanyang 7,63, une pâle copie à la chinoise du célèbre pistolet mauser C-95 (Hé oui ils faisaient déjà dans la contre-façon), et ouvrit la marche à contrecoeur.

Juste en dessous ses vieux réflexes remontaient en masse chez le ravisseur. Si on en vient à faire feu, c'est que le coup a foiré. Il faut donc se barrer immédiatement en emportant le butin, si c’est encore possible. Le butin en l’occurrence Kévin n'avait pas bougé affichant toujours son air hébété. Le ravisseur emmena son prisonnier si docile, et à sa grande surprise réalisa, qu'il disposait d'un plan de secours. Instinctivement lors de son arrivée en tant que simple client il avait effectué un petit repérage.

Il se dirigea vers un escalier débouchant sur une porte de service. Avec de la chance cette issue donnait sur la rue. Le ravisseur tira dans la serrure, puis derrière lui afin de pousser d’éventuels poursuivant à ralentir. D’une certaine façon Pétul lui en était reconnaissant. Le tir était venu bien trop tôt pour le toucher, et surtout fournissait une excuse pour éviter le combat temporairement. Alors que l’un ralentissait sous le prétexte de la prudence un autre détalait toujours à cause de cette même prudence. Enfin il détalait autant qu’il le pouvait en tirant son otage-butin-boulet.

La porte donnait effectivement sur l’extérieur. Le ravisseur se crut revenu dans son glorieux passé, à avancer l’arme à la main, les passants s’écartant devant lui, et derrière des hommes impatients de lui trouer la peau. D’une certaine façon tout cela lui manquait. Mais pas au point de faire durer le plaisir. Il fila jusqu’à une Studebaker light six sedan, une voiture familiale, confortable, et discrète. Ce dernier point était d’ailleurs la raison de son choix. A l’intérieur attendait un type avec une casquette enfoncée presque jusqu’aux oreilles. Pourtant son propriétaire ne risquait pas un rhume de cerveau. A vrai dire il était juste bon à tenir un volant. Et c’est justement ce qu’on lui demandait.

Pourquoi le ravisseur était-il essoufflé ? Pourquoi brandissait-il un pistolet ? Où était passé son complice ? Par chance l’homme à la casquette n’était pas du genre à se poser des questions. On lui ordonna de démarrer, il démarra et rien d’autre.

Alors que le véhicule s’éloignait, Pétul procéda à quelques coups de feu dans sa direction histoire de donner le change. Son dai lo (haut gradé chargé de la transmission et du suivi des ordres) n’apprécierait certainement pas ce résultat. Ça valait toujours mieux qu’une balle révolver dans le corps.

*************************************

Garment district littéralement le district de l’habillement, le surnom à défaut d’être recherché avait au moins le mérite d’être clair. Ce qui ne dépareillait pas d’autres quartiers du sud de Manhattan comme Chinatown ou Little Italy. Toutefois une différence subsistait, qui compensait largement cette dénomination simpliste : la prospérité. En effet ce quartier était un des centres de la confection non pas de la ville, mais du pays. Parmi les boutiques les plus cotées s’en trouvait une spécialisée dans la fourniture de tissus bruts.

L’intérieur était bien clinquant. Sur un mur s’alignaient de gros rouleaux de tissus suivant les couleurs de l'arc-en-ciel. A l’autre bout de la pièce se tenait un comptoir parfaitement lustré avec une vendeuse très altière dont pas une mèche ne s’échappait du chignon.

Il y a quelques années entrer dans ce genre d'endroit lui aurait valu deux réactions possibles. Un « Qu'est-ce que vous voulez ? » agressif ou un « C’est pour une livraison ? » hautain. Sauf qu'entretemps il était devenu Red Head. Par conséquent la vendeuse malgré une certaine gêne à son égard, s'efforça d'être polie.

« Bonjour vous désirez voir monsieur Ehrenstein, je suppose ? »

« Exact ma jolie. Il est là ? »

Normalement Sal ne parlait pas ainsi. Il s’amusait juste à surjouer afin de choquer cette pimbêche obligée de le tolérer.

« Il est dans son bureau. » Annonça la vendeuse froidement.

Sans doute avait-elle compris son manège.

« Merci ma poule. » Dit tout de même Red Head en lui adressant un sourire provocateur.

Que pouvait-elle y faire de toute façon ? Normalement on frappait avant d’entrer. Sal négligea volontairement cette usage. Il fallait d’emblée se montrer dominant voir agressif. Le patron Ehrenstein faisait des histoires depuis quelques temps lorsque Red Head venait prélever le coût de sa protection. Et voilà qu’il lui demandait de venir en urgence. Qu’avait-il derrière la tête ?

Le bureau avait dû être spacieux à une époque. A présent il était submergé de papiers, de dossiers, et de classeurs. Tout cela était-il nécessaire lorsqu’on bossait honnêtement ? Face à ce spectacle Sal était plutôt content de son choix de carrière. L’occupant le fameux Mickey Ehrenstein ne donnait pas non plus envie de se mettre au travail. Avec ses cheveux ébouriffés et sa tenue débraillée il donnait toujours l’impression de sortir d’une nuit blanche. Quel gâchis quand on songeait aux prix de ses costards ! A ses traits fatigués s'ajoutait toujours un regard préoccupé et aux aguets.

« Ah approchez. » Dit-il à Red Head.

A défaut d'être content il était au moins satisfait de l'arrivée du gangster. Une grande première ! Mickey se montrait toujours mal à l’aise en sa présence, et ce pas seulement parce qu’il le rançonnait au nom de Lepke. Mickey était membre de la communauté des juifs allemands. Leur arrivée aux États-Unis remontait au dix-neuvième siècle. Par conséquent ils avaient eu le temps de se faire une place, et regardaient de haut leur coreligionnaire d’Europe de l’est. Ces crasseux, qui salissaient leur image.

C’était un autre petit plaisir de Sal : rappeler à Mickey et ses consorts qu’eux aussi étaient des putains de youpins. Il posa négligemment son chapeau sur une pile de dossiers, et se dirigea vers Mickey. Ce dernier lui tendit alors une enveloppe sans timbre, ni adresse. Étrange. A l’intérieur se trouvait une lettre visiblement écrite avec les pieds.

« On tien ton fils. Si tu veux le re-voir... »

« Je l’ai trouvé glissé sous ma porte en partant travailler. » Précisa Mickey.

« ...met 10 000 dollars dans un sac. Apporte le sac samedi à 10 heures le matin à Coney Island....»

« Il n’est pas rentrée de la nuit. Il passait la soirée à Chinatown. Du moins c’est qu’il m’a raconté. »

« ....pose le au pied de la sorcière à l’arrière du grand train fantome. »

Actuellement il était jeudi. Le délai était donc relativement court.

« Vous avez un fils ? » est tout ce que trouva à dire Sal d’un ton étonné.

Où cet homme avait-il bien trouvé le temps ?

« Oui. » Répondit Mickey. « Il s’appele Kévin, et est âgé de vingt ans. »

Ensuite il lança à son interlocuteur un regard insistant. Le message était clair. S’il payait une protection, il était en droit d’être... protégé. Le raisonnement était honnête. Même si l’honnêteté n’était le point fort de Lepke et ses consorts, Mickey représentait une source de revenu, qu’il n’était question de laisser se tarir, ni même un peu déviée. Red Head broya lentement la lettre d’un air crispé comme si elle était en acier ou en pierre avant d’ajouter :

« L’auteur de ces mots est déjà mort. »

Parfois ce genre de théâtralité était nécessaire. Les gangsters avaient aussi un coté artiste.


Texte publié par Jules Famas, 21 juin 2019 à 18h55
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