Chicago octobre 1927
Le milieu de la matinée constituait la période creuse pour le snack de Jeff. Les travailleurs avaient depuis longtemps pris leurs cafés donnant l’indispensable coup de fouet avant la journée de boulot. Et ce n’était pas encore l’heure du déjeuner.
Deux hommes arrivèrent. Sans même s’attarder sur leurs sacs de voyage Jeff décela immédiatement en eux des nouveaux venus. Vingt-huit années dans la ville de Cicéro à servir à manger et à boire, à écouter les confidences, à séparer les gars un peu trop émécher… aiguisait la perception. Juste un regard suffisait à Jeff pour distinguer le représentant de commerce de l’ouvrier, les jeunes mariés du couple illégitime, le yankee (habitant du nord des États-Unis) du redneck (campagnard des états du sud)...
Logiquement l’assemblée aurait dû faire la gueule à ces visiteurs, et si possible le très classique « on n’aime pas trop les étrangers dans le coin. » devait suivre. Sauf que l’assemblée se limitant à Jeff, était plutôt rassurée de voir des étrangers.
Ces derniers temps la fameuse guerre des gangs de Chicago avait battu son plein. Des gangs entiers comme ceux des frères Genna, et des O’Donnel du sud disparurent purement et simplement. Et cela ne se fit pas dans la finesse. Une balle dans la nuque dans un coin sombre, c’était trop impersonnel pour les truands de Chicago. Ils préféraient les bonnes grosses fusillades en pleine rue.
Puis la force dominante des bas-fonds à savoir Al Capone parvint à imposer une trêve. Un dernier petit meurtre fut tout de même nécessaire à l’encontre de Hymie Weiss un indécrottable récalcitrant. En quoi ces enfantillages sanglants de la pègre d’une autre ville, concernaient le brave Jeff ?
Déjà la petite ville de Cicéro se situait à proximité de Chicago, et surtout elle était le fief de Scarface. Et le terme fief était à prendre au pied de la lettre. La ville était entièrement sous sa coupe. Le quartier général du gang se trouvait d’ailleurs à l’Hôtel Hawthorne à quelques pâtés de maison de l’établissement de Jeff.
Du fait de cet emplacement il avait longtemps craint de se prendre une balle perdue. Au moins ses deux clients n’étant pas des gangsters locaux, ne pouvaient être mêlés à une quelconque reprise des hostilités. Les deux hommes en question ne semblaient pas disposer à parler. « Un café » et « Pareil » furent leurs seules paroles. Là encore Jeff n’éprouva aucune gêne. Cela s’accordait à la tranquillité dans laquelle il baignait à présent. Évidemment cet état ne dura pas.
Tout commença alors que les deux hommes étaient accoudés au comptoir devant Jeff. Brusquement une nuée de tirs les faucha. Jeff s’était souvent demandé comment il réagirait dans une telle situation. Le mieux était sans doute de se coucher à terre, puis de fuir en rampant. Sauf que là c’était tellement irréaliste. Voilà qu’une armée entière s’acharnait sur deux hommes.
Face à un tel spectacle on s’oubliait. Jeff demeura bêtement figé là. Soudain un son le réveilla, celui de l’ouverture de la porte vitrée ou plutôt de ce qu’il en restait. Le délire continuait. Un homme seul entra. Où était le reste de la troupe ? Tiré à quatre épingles, d’allure athlétique, le visage à découvert, et surtout l’air parfaitement serein. Il ne collait pas du tout à la situation.
Qu’est-ce qu’il foutait là ? Jeff dans un premier temps avait même du mal à croire en sa présence. Puis il finit par la voir : une mitrailleuse dans la main droite. Il s’agissait bien sûr de la légendaire Thompson, surnommée à camembert à cause de son chargeur circulaire. Cette pionnière des armes automatiques était loin d’être un modèle de fiabilité et de précision. Sauf que les gangsters s’en moquaient. Le fait de cracher beaucoup de balles leurs suffisaient. Jeff se focalisa plus sur la fameuse légende que sur son détenteur. Il comprit que l’armée en fait se résumait à elle.
Ce raisonnement occupa quelques instants Jeff. Ensuite il se rendit compte que le tireur avançait vers lui. N’aurait-il pas dû fuir ? Seulement la tête de Jeff s’encombrait encore de questions. Que lui voulait-il ? Le tuer ? Alors pourquoi ne tirait-il pas immédiatement ? En fait l’intrus se dirigeait vers les cadavres. Une nouvelle anomalie se produisit alors. L’un des corps fut sujet à un soubresaut ou minute du mort. Peu importe le terme. En tous cas il avait droit à un léger gain de vie supplémentaire. Et à quoi consacra-t-il ce phénomène si rare ? A songer à ses proches, à prier, à se remémorer un souvenir important…
Confit dans sa bêtise crasse, le mort en retard se comporta en ce qu’il avait été uniquement capable d’être : un porte-flingue. Il dégaina à partir de sa veste un pistolet, qu’il pointa vers son assassin. Celui-ci d’une certaine manière surjoua face au geste lent et maladroit du blessé. Il s’écarta de la ligne de mire avec une brusque accélération, puis dans un mouvement toujours aussi vif pointa à son tour son arme. Une petite rafale suffit à achever le récalcitrant.
S’assurer de la mort de ses cibles. Voilà qui expliquait tout. Dans ce cas pour quelle raison le tireur s’approchait-il encore des deux cadavres ?
Le détective Moore enfila ses gants en latex à contrecœur. Non pas qu’il ne croyait pas en leur utilité. C’était plus de la sienne, dont il doutait en exécutant ce geste. Ce n’était pas pour rien qu’il avait quitté Chicago au profit de Cicéro lors de sa fin de carrière. A cinquante ans le policier ne sentait plus capable de se mettre pleinement à toutes ces nouvelles méthodes scientifiques.
Moore n’était pas non plus enthousiasmé par l’idée de se prendre une balle si proche de sa retraite à cause de cette maudite guerre des gangs. Alors il avait rappelé ses services rendus à des gens capables de l’aider dans sa mutation. C’était bien la peine, si on en jugeait par le carnage dans ce snack.
Malgré son désir de prendre du recul, les réflexes professionnels persistaient chez Moore. Par conséquent il enquêtait. Alors que le détective examinait les possessions des deux cadavres prêts du comptoir, son collègue l’interpella pile à la fin. Mac Kenzie était définitivement le coéquipier idéal. A peine arrivée sur place et sans la moindre concertation, il s’était chargé de l’interrogatoire de l’unique témoin un certain Jeffrey Dalton, le tenancier du lieu. Exactement le genre de chose que Moore détestait faire.
Il en avait soupé de la fréquentation de ses semblables. Avec tous les crimes ayant défilés sous ses yeux durant sa carrière, le policier considérait les innocents que comme des coupables en gestation. Ils ne leur manquaient juste l’occasion et rien d’autre de passer du mauvais côté.
« Le témoin est encore sous le choc. Je n’ai pu en tirer qu’une description floue de la scène, mais ça semble cohérent. »
« Laisse-le rentrer chez lui. On le contactera si besoin. » Répliqua Moore anticipant à son tour les désirs de son partenaire.
Satisfait ce dernier le laissa de nouveau tranquille. Il se permit juste une petite réflexion face au carnage.
« Putain de Mac Gurn ! »
Vincenzo Demora, dit Jack Mac Gurn, et Jack the submachine, était le meilleur homme de main d’Al Capone. Il était également un des rares truands à être capable d’exécuter des tirs de cette précision avec une mitrailleuse, peut-être même le dernier au vue de la récente hécatombe. Et comme si l’indice n’était pas assez clair, la fusillade avait eu lieu en plein dans le territoire de Scarface.
Quant aux morts une inspection sur eux-mêmes et dans leurs bagages, avait révélé une sacrée artillerie. On pouvait faire difficilement plus évident. Ces deux hommes de main étaient allés faire du grabuge ou au moins du repérage en territoire ennemi. Malheureusement pour eux on les avait remarqués, puis éliminés.
Tout y était : le mobile et le coupable. Pourtant Moore ne ferait rien. L’organisation derrière Mac Gurn ne laisserait pas l’arme du crime ou une quelconque trace trouvable. Le seul atout dans la main de l’inspecteur était un témoin. Un témoin dont il n’exposerait pas l’existence, juste pour les assassinats de deux truands. Bref tout l’incitait à s’en foutre. Toutefois deux particularités dévièrent le vieux policier de sa ligne de conduite habituelle.
La première consistait en les adresses sur les papiers des morts. Ils étaient domiciliés dans l’ouest d’un état voisin, l’Iowa. Habituellement les gangsters ne s’aventuraient pas si loin de leur territoire. La seconde se résumait à deux pièces de cinq cents. Malgré leurs tailles Moore les repéra facilement. Dans cette scène de crime chaotique, elles se trouvaient précisément dans les paumes des deux morts. De toute évidence le tireur les avaient placé là après sa besogne. Ce fait le travailla au point de faire une chose, dont il se pensait à présent incapable : approfondir son investigation.
Pendant ce temps Mac Kenzie négociait avec les policiers en uniforme, qui durant leurs fouilles avaient dénichés une caisse d’alcool. Il convainquit ses collègues de se servir avec modération, et d’oublier la sanction normalement liée à ce type de découverte. Le pauvre Jeff en avait suffisamment bavé.
Mac Kenzie était toujours ainsi, pas trop corrompu, pas trop dur. En gros c’était un brave type. Dommage qu’il soit tombé dans la mauvaise branche à la mauvaise période. Moins scrupuleux Moore usa du téléphone de l’établissement pour appeler le commissariat du quartier italien de Chicago. Par chance Giuseppe Zarelli était sur place.
Il s’agissait du seul confrère, dont ce bougon de Moore était parvenu à se faire un véritable ami et encore par défaut. Les italiens étaient aussi rares que mal appréciés dans la police. Moore en lui accordant simplement le bénéfice du doute à Zarelli, était entré dans ses bonnes grâces.
Honnêtement ça l’avait plus ennuyé qu’autre chose. Moore détestait ces pots et autres sorties entre collègues. Le boulot était déjà dur alors inutile de le laisser envahir votre vie privé. Pourtant il s’était plié aux rapprochements de Zarelli sans trop savoir pourquoi. A présent il avait un début de réponse : se créer un bon contact au cas où.
Zarelli tenta dans un premier temps de remettre sur le tapis l’éternel sujet de la mutation de son ami dans cette ville paumée et sous la coupe de la pègre. Puis il comprit très vite au ton employé que Moore appelait pour affaire, et le laissa donc formuler sa demande.
« Il y a bien eu un meurtre à la mitrailleuse dans ton secteur dernièrement ? »
« Ouais. » Soupira Zarelli sur un ton blasé que n’aurait pas renié son interlocuteur. « Ça remonte à deux semaines. C’était pourtant tranquille ces derniers temps, depuis la fin des frères Genna. »
« Et le profil du mort il donne quoi ? »
« Un allemand, Feirer ou Feirir, avec un joli casier. C’était une espèce de mercenaire, qui louait ses services. »
« Du coin ? »
« Non du Wisconsin. »
Suivi alors un silence pesant. Normalement un détective était satisfait d’avoir vue juste. Présentement Moore aurait préféré l’inverse. Hélas il était trop lancé pour s’arrêter. Autant aller jusqu’au bout. C’est ainsi qu’il posa une nouvelle question.
« Il y avait une pièce de cinq cents dans la main de ton macchabée ? »
« Comment tu sais çà ! »
Là encore Moore poursuivit à contrecœur. Annoncer une aussi mauvaise nouvelle n’est jamais agréable.
« J’ai deux cadavres chez moi avec la même pièce dans les mains. Apparemment ce sont deux truands flingués par Mac Gurn. »
« Et merde ! Je croyais que Capone les avait tous mis au pas. On ne peut pas avoir la paix. » Répliqua Zarelli avec rancœur.
Il lui manquait encore un élément pour tout comprendre. Moore se chargea alors de le lui fournir.
« Ces deux gars viennent d’un autre état, mais pas du Wisconsin. »
Il ne rajouta rien. C’était à Zarelli de tirer les conclusions, qui s’imposaient. Lui il l’avait déjà fait.
« Un type est parvenu à contacter des tueurs à gage sur plusieurs états. »
Ça y était. Zarelli venait enfin d’atteindre le même timbre sombre que son ami. Les gangs survivants de Chicago étaient trop affaiblis pour être à l’origine telle manœuvre. Un nouveau venu ? Une alliance ? En tous cas une chose était claire. La guerre reprenait.
« Je te ferais parvenir les conclusions de mon enquête. »
C’était la façon à Moore de dire, qu’il compatissait. Qu’est-ce que les deux policiers pouvaient ajouter d’autres ? En raccrochant Moore regrettait encore moins son retrait des affaires. La pègre agissait désormais à l’échelle nationale. A ses débuts une bande sortait rarement de son quartier, et se contentait dans le pire des cas d’armes de poing. Putain de prohibition !
A défaut de ne pouvoir chasser complètement de son esprit sa découverte, Moore se concentra sur un autre aspect de l’affaire. Ce Mac Gurn poussait l’arrogance jusqu’à signer ses meurtres. Les cinq cents signifiaient sans doute le peu de valeur, qu’il attribuait à ses cibles. Ce cinglé se croyait au spectacle. Et en plus il n’était pas le seul. Moore vit devant l’entrée du snack des passants s’agglutiner. Au moins ils n’avaient pas encore le regard résigné des habitants de Chicago. Mais ça ne saurait tarder.
Le planton placé devant le snack chassait les badauds un peu trop brutalement. Le ton montait. La matraque s’agitait. C’est alors que Mac Kenzie intervint. Même si à cette distance Moore ne pouvait pas entendre grand chose, il apprécia le spectacle. Quelques mots, et un sourire apaisant, suffirent à éloigner les passants. C’était du bon travail.
Depuis combien de temps Moore n’avait-il pas fait ce genre de chose ? Il culpabilisait d’être si inutile. Surtout que sa conversation avec Zarelli lui raviva la mémoire. Sa décision de déposer les armes lui revint. Elle semblait bien naïve alors que Moore se trouvait de nouveau sur un champ de bataille. Le temps était peut-être venu de se réveiller un peu.
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