– Attendez ! Nous ne sommes pas ici pour vous capturer ni pour récupérer le Calice !
Ils se figèrent. Plus que les phrases ainsi formulées, ce furent la voix dépourvue d’agressivité et l’attitude posée teintée de gêne des jeunes femmes qui les amenèrent à réfléchir quant à la raison de leur présence. Elles n’amorcèrent pas le moindre geste à leur égard et ils finirent par se détendre. De toute façon, ils savaient que, si elles souhaitaient les attraper, leur tentative aurait été vaine.
Ils les jaugèrent avec attention. Celle qui avait parlé était Aloe. Le regard d’Amir s’accrocha à elle, suppliant et rempli d’espoir. Six autres femmes se tenaient juste derrière elle mais la matriarche demeurait hors de vue. Parmi elles se trouvaient Yucca et sa sœur Pilea.
Yucca était parmi elles.
Une vague de soulagement envahit aussitôt Astérix à sa vue, et il ne put décrocher son regard de cette dernière, et ce même alors qu’Obélix se mit à rire – chose étrange compte tenu de leur angoisse quelques secondes plus tôt. Il constata qu’elle ne présentait aucune trace de blessure, comme si elle ne s’était jamais battue et qu’il n’y avait jamais eu nulle crainte à avoir à son sujet. Cela ne voulait rien dire quant à ce qui lui était arrivée après leur départ mais, au moins, elle était saine et sauve. Cela étant, ce constat restait incompréhensible.
– Ah, voilà ! Je vous l’avais bien dit !
Il ne put contenir son enthousiasme et courut vers Yucca pour l’enlacer avec force. Celles autour s’écartèrent d’un bond de son chemin. Après un tapotement sur son épaule, Yucca lui demanda dans un souffle de la lâcher, déterminée à ne pas mourir d’asphyxie. Obélix obtempéra et s’excusa, un peu contrit, mais le sourire de Yucca la rassura.
– Mais… mais que s’est-il passé ? bégaya Astérix, et il sentit une main ferme et apaisante se poser sur son épaule et la serrer avec sollicitude.
Connaissant le manque de délicatesse de son meilleur ami, par ailleurs occupé à s’auto-féliciter auprès d’Idéfix pour la réalisation de ses convictions – en insistant sur le pessimisme de Môssieu Astérix –, il devinait que ce devait être Panoramix. Après tout, s’il avait déjà su ses sentiments pour la jeune femme sans même qu’il lui eût avoué, il s’était rendu compte des émotions qui l’avaient agité durant ces derniers jours. Peut-être était-ce ainsi qu’il avait compris. Il le connaissait vraiment bien ; à moins qu’il ne fût lisible comme un livre ouvert.
La présence de ces druidesses traduisait-elle leur trahison à toutes ? Car, malgré tout, il lui paraissait impensable que l’ensemble de ses consœurs, et surtout la matriarche, si froide et plongée dans son désir de vengeance, eussent véritablement pardonné cet affront. Toutefois, aucune ne semblait vraiment blessée – quelques contusions légères tout au plus, mais sans grande importance. Cela ne signifiait rien, puisque Aloe possédait des dons de soins.
Tout cela ne justifiait en aucun cas leur venue, si celle-ci ne concernait ni leur capture, ni la récupération du Calice.
— Pourquoi ? demanda Amir, indécis et hébété.
– Nous n’en avons plus besoin, expliqua Yucca, après des hochements de tête affirmatifs de ses consœurs pour l’encourager à continuer. À la suite de quelques désaccords…
Ils comprirent qu’elle parlait tout d’abord de l’ordre de leur mise à mort, qui avait entraîné le revirement de la jeune femme.
— … et à des discussions à ce sujet…
Ils ne comprirent pas du tout comment elles avaient pu aboutir à cela. Auraient-elles cessé de se battre peu après leur départ ?
— … nous avons convenu d’abandonner la mise en place de notre plan initial. Ne vous inquiétez pas pour vos confrères, fit-elle ensuite à l’adresse de Panoramix, ils seront libérés dans les meilleurs délais – à moins que vous ne souhaitiez les récupérer et les ramener chez eux ? Il vous faudra les attendre le temps qu’on vous les ramène.
Au début, ils gardèrent le silence, trop abasourdis par cette nouvelle pour réagir. C’était presque trop beau pour être vrai. Elles auraient réellement abandonné leur plan et étaient prêtes à libérer les druides captifs, alors même qu’elles entretenaient de la colère et un sentiment d’injustice à leur égard ?
– O-oui, bien sûr, nous les attendrons, souffla le druide, trop heureux de revoir ses camarades disparus, mais il se reprit rapidement : Mais pourquoi vous – pourquoi ?
Face à eux, les regards se raffermirent, déterminés.
– Ne vous leurrez pas, nous n’oublions pas et nous ne comptons pas en rester là, répondit Yucca d’une voix assurée. Cependant, certaines d’entre nous doutaient déjà de la justesse de ce plan, que ce soit sur ses raisons – ceux qui ont décidé d’utiliser le Calice étant déjà morts, pour l’essentiel – ou sur l’utilisation du Calice. Les événements récents n’ont fait que susciter davantage la défiance de nombre des nôtres à utiliser cet objet. Cela ne veut pas dire pour autant que nous oublions les préjudices que notre Ordre a subi et que nos filles continuent à subir sur le continent, ni que nous acceptons de continuer à rester dans l’oubli. La suite dépendra en partie de vos druides et de comment ils agiront. Certains, comme Septantesix, ont émis le souhait de rester parmi nous quelques temps. Il semble croire qu’il serait possible de voir nos deux Ordres à nouveau réunis.
Panoramix ne fut pas étonné de la décision de son ami. Cela lui ressemblait bien.
– Seul l’avenir nous le dira – mais je pense que vous, ainsi que vos druides mâles, en avez vu assez pour comprendre la chance que vous avez eue. Nous comptons bien nous réimposer et faire changer les mentalités, et que nos passés soient de l’ordre du passé. Voyez cela comme un sursis, mais nous n’hésiterons pas à revenir à la charge si nous l’estimons nécessaires. Nous ne nous abaisserons pas aux rôles étroits que vos sociétés veulent nous imposer.
Ils songèrent alors aux petites filles qui, comme elle, étaient chassées parce qu’elles possédaient des pouvoirs qu’elles ne devraient pas, abandonnées à leur sort dans l’espoir qu’elles mourussent. Là-dessus, ils ne pouvaient que tomber d’accord avec elle. Ce n’était pas comme s’ils étaient en mesure de les contredire : tous étaient bien conscients d’éviter une catastrophe car, même avec une armée, ils n’auraient pas été sûrs de réussir à leur arracher le Calice ou de récupérer les leurs – et là, ils auraient tout, sans perte de vies humaines. Alors il n’y avait pas de quoi se plaindre et, jusque-là, leur volonté était légitime.
– Je comprends tout à fait, répondit Panoramix, conscient que, de tous, il était plus pertinent que ce fût lui qui parlât.
Après tout, leurs griefs se portaient essentiellement contre les siens, responsables de leur éviction. Si le changement devait venir de quelque part, c’était d’eux – le reste coulerait de source, certainement. Quoiqu’il restât le souci des mentalités, plus difficiles à changer, liées à un système patriarcal. Seul l’avenir leur dirait ce qu’il en adviendrait…
– J’en discuterai avec mes pairs, enfin, ceux que je vois en cette période de l’année, fit-il.
Il réfléchit quelques instants quant à cette date. Les réunions de grande envergure étaient rares et celle dans les Carnutes ne remontait à pas si loin… Peut-être devrait-il essayer d’en convoquer une, avant que la patience des druidesses n’arrivât à leur terme ?
– … enfin, je suppose que la prochaine réunion dans les Carnutes sera l’occasion d’en discuter. D’ailleurs, peut-être serait-il plus sage que vous veniez également ?
Les druidesses furent enchantées de la proposition et elles acceptèrent. Astérix ne savait pas depuis combien de temps cette coutume existait au sein de leur Ordre, mais cela devait remonter à suffisamment loin pour que les femmes s’en souvinssent ; elles semblaient considérer le lieu comme tout aussi sacré que leurs homologues masculins.
Panoramix fut satisfait de leur enthousiasme et de sa propre idée. Tout sourire, il se tourna brièvement vers les deux Gaulois avant de revenir vers elles pour les remercier. Mais alors qu’une partie d’entre elles amorçaient le départ, Kadir les interpella :
– Au fait, et pour le bateau ? Le nôtre est détruit !
— En vérité, c’est pour cela que nous sommes ici. Évidemment, comme vous devez vous en douter, nous avions envoyé nos hommes détruire votre bateau pour vous couper toute possibilité de fuite, au cas où vous vous seriez échappés – ce qui est arrivé. Nous avons demandé à nos hommes d’amener un de nos bateaux à cette plage en guise de remplacement, nous venions vous en informer. Ils ne devraient pas tarder.
– Oh, euh, merci…, fit-il, incertain et songeur quant à la localisation dudit bateau car nul port ni embarcation n’était visible. Et pour les druides… Je veux dire, concernant leur état – pour ceux qui ont été touchés par le Calice ; est-il possible qu’ils puissent un jour… redevenir normaux ?
Si l’Objet était sous leur protection, ils ne connaissaient pas tout de ce dernier, y compris en ce qui concernait ses effets délétères et leur durée. Il n’avait suffi que d’une application pour provoquer un oubli massif. Était-ce la même chose pour les dégâts provoqués en parallèle ou devaient-ils être continuellement exposés pour que cet état perdurât ?
Aloe hocha la tête en signe de compréhension avant de répondre, les lèvres ourlées d’une légère grimace :
– C’est difficile à dire. Leur rétablissement sera certainement long, mais l’exposition a été courte, alors nous pouvons espérer qu’elle soit réversible.
Panoramix acquiesça. Il en était venu à la même conclusion. Peu importât le temps que cela prendrait, au moins avaient-ils une chance de redevenir comme avant. A lui ensuite de leur faire comprendre que c’était en partie de leur faute, afin qu’ils ne se missent pas en colère lorsqu’ils seraient au fait des choses et qu’ils ne fussent pas tentés de se venger à leur tour. Un tel schéma serait sans fin, car la réplique des druidesses serait immédiate et sans appel, il n’en doutait pas. Elles leur accordaient déjà un sursis, ainsi que la possibilité de passer sur l’injustice qui avait été commise à leur encontre s’ils la réparaient ; ils ne pouvaient espérer une autre chance.
– Merci, répéta-t-il avant de s’avancer pour prendre les mains de Aloe entre les siennes pour montrer sa gratitude. Merci.
– De-de rien, répondit-elle, étonnée, avant de glisser ses mains hors des siennes pour continuer : Nous partons, à présent. Il nous faut prévenir les nôtres de préparer vos collègues pour le départ – affaiblis comme ils sont, cela ne leur fera pas de mal. Nous vous enverrons des vivres pour votre voyage, aussi.
– Y aura du sanglier ? C’est que j’ai faim et je n’en ai pas vu, dans cette fichue forêt ! s’exclama Obélix, enthousiaste.
Quelques sourires fleurirent mais personne ne répondit. Il se tourna vers Yucca qui secoua la tête en signe de dénégation, autant désolée pour lui qu’amusée. Il fit la moue, dépité.
– Vivement qu’on rentre…, marmonna-t-il pour lui-même. Hein, Idéfix ?
Le petit chien jappa, joyeux.
Les autres hommes les remercièrent pour leur prévenance et, là encore, elles amorcèrent le mouvement pour partir. Cette fois-ci, ce fut Amir qui attrapa le bras d’Aloe, mais tous devinèrent que la raison était plus personnelle.
– Écoute, Aloe…
– Attends, fit cette dernière avant de s’adresser à ses consœurs : Partez, je vous rejoindrai plus loin.
Celles-ci acquiescèrent avant de se remettre en marche, et Aloe saisit le bras d’Amir pour lui faire signe de se mettre à l’écart pour discuter, ce qu’il fit. Le reste de leur échange fut constitué de murmures qu’eux seuls entendirent.
Et de la même façon, Astérix attrapa la main de Yucca, bien qu’il ne sût lui-même ce qu’il espérait.
– Attends ! s’exclama-t-il en même temps.
Intriguée, elle s’arrêta et se retourna vers lui pour l’observer avec curiosité. Elle adressa un signe à sa sœur qui s’était aussi arrêtée, pour lui signifier de ne pas l’attendre. Pilea lorgna le petit Gaulois d’un œil critique pendant un instant avant de se détourner. Puis elle obtempéra et suivit les autres, qui disparurent bientôt entre les arbres.
Obélix s’était éloigné pour interpeller les druidesses sur la question du repas. Rassuré sur le sort de son amie, son estomac s’était réveillé et s’exprimait par de virulents gargouillis sonores. Kadir s’était rapproché du bord de l’eau pour tenter d’apercevoir le bateau qui devait arriver. Seul Panoramix les fixait, et Astérix se sentait mal à l’aise sous son attention insistante. Il repensa à l’aveu que le druide avait désiré qu’il fît à Yucca la veille. Était-ce pour cela ? Il risquait d’être déçu… comment introduire un tel sujet, et pourquoi faire ? Yucca n’avait en aucun cas exprimé le souhait de revenir avec eux. Et les druides ne prenaient pas de compagnes, non ? Il en allait certainement de même pour les druidesses. Quoique, sa grand-mère était aussi druidesse ? L’était-elle devenue après avoir enfanté ?
– Qu’y a-t-il ?
Astérix sentit son âme se ramasser sur elle-même au son de sa voix. Le temps où ils échangeaient des banalités semblait si loin… Un instant, il regretta la simplicité de cette époque.
– Je-je voulais juste te dire que… tu seras toujours la bienvenue au village, tu sais, répondit-il, les joues roses.
Tandis qu’il parlait, il esquivait le regard de la jeune femme, troublé. Pourvu qu’elle ne devinât pas… et Panoramix qui les fixait toujours, c’en était terriblement gênant !
– Je… Valine serait très heureuse de te revoir de temps en temps et, euh, Obélix aussi, et…
– Vraiment ? fit-elle, amusée.
Son sourire s’agrandit à mesure que la gêne du guerrier devenait de plus en plus palpable. Cependant, il percevait également le plaisir qu’elle ressentait lorsqu’il évoqua les sentiments sincères qu’entretenaient leurs amis à son égard.
Décidément, ils s’étaient tous donnés le mot pour le faire mourir de honte. Astérix déglutit avant de reprendre :
– Panoramix aussi, et…
– Et ?
– Et moi aussi, souffla-t-il d’une voix si basse que Yucca dut se pencher pour deviner ses mots.
Il hésita puis se tut. Devant lui, Yucca entrouvrit les lèvres mais garda le silence, comme si elle attendait quelque chose de sa part. Quelque chose lui traversait l’esprit mais Astérix fut bien en peine de deviner quoi.
Elle finit par esquisser un sourire timide et elle acquiesça.
– Bien. Ok, alors… je suppose que je passerai vous voir, de temps en temps !
– D’accord, fit-il, tandis que son cœur bondissait de joie dans sa poitrine. Tant mieux. Comme je te l’ai dit, tu seras toujours la bienvenue – même si quelques rabat-joie prétendront sans doute le contraire.
Car il savait que certains villageois ne seraient pas heureux de son retour. Toutefois, la subtile remarque eut le mérite de la faire rire quelques secondes.
– On ne peut pas être aimé de tout le monde ! assura Yucca, que ce constat laissait indifférente.
– C’est vrai.
Un silence embarrassé salua ces paroles. Il demeura quelques secondes puis Yucca se racla la gorge, tandis qu’Obélix revenait vers eux.
– Bien. Je vais y aller, fit-elle avant d’adresser un signe de tête à Panoramix et à Obélix, qui se tenaient en arrière : Au revoir !
– Au revoir, firent ces derniers en agitant la main.
– Au revoir, marmonna Astérix, le cœur serré et avec regret.
Elle le considéra un instant, hésitante, la main légèrement redressée, comme si elle s’apprêtait à effectuer un geste. Curieux, Astérix ne bougea pas, mais la main retomba contre sa cuisse. Elle le salua à son tour.
– Au revoir, lui dit-elle avant de se détourner de lui pour disparaître à son tour.
Il se sentit troublé par l’insistance de ses yeux argentés fixés sur lui et rosit. Il ne vit pas le départ d’Aloe, après qu’elle eut embrassé Amir, ni la surprise émerveillée de ce dernier ou Kadir qui lui tapait l’épaule pour le féliciter et partager sa joie. Il se contenta de fixer le chemin qu’avait emprunté la jeune femme, bien qu’elle n’y fût bientôt plus.
– Eh bien, mon cher ami, tu es définitivement mordu ! rit Panoramix, et Astérix fut incapable de le démentir. Quand même, tu aurais pu profiter de l’occasion pour le lui dire !
Astérix détacha son regard du chemin pour secouer la tête. Pourquoi l’aurait-il fait, vraiment ? Sa place était auprès de ses consœurs. Pas de lui.
– Hey ! Le bateau arrive !
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