– Quoi ?
Si l’exclamation outrée venait de Yucca, elle ne fut pas la seule à réagir ; plusieurs des jeunes druidesses tiquèrent sous la surprise et Aloe s’interrompit pour se redresser, stupéfaite. Le silence s’était abattu sur le groupe et, par extension, le temps sembla s’être figé suite à l’ordre donné par Opuntia. Certaines se jetèrent des œillades ahuries, comme si leurs collègues étaient davantage informées qu’elle sur le sujet. Elles conclurent vite qu’elles étaient toutes aussi ignorantes les unes des autres. Le regard des guerriers alternait entre la matriarche et ses consœurs plus jeunes. Devant ce mutisme perplexe, leur aînée fronça les sourcils, comme le temps s’éternisait et que personne ne bougeait. Cette parenthèse en suspens permit aux deux mages de reprendre conscience et de s’asseoir, un peu ragaillardis par les soins d’Aloe. Ils restaient faibles, mais rien qui ne mit leurs vies en danger.
Cette attente étonna Astérix ; n’avaient-elles pas été prêtes à les tuer jusqu’à présent ? N’était-ce pas ce qu’elles avaient dit ? A moins que ce ne fût un autre mensonge pour tester leur courage ou leur détermination ?
Les regards finirent par se fixer sur les deux chefs, étranges, comme si l’ordre n’avait été qu’un rêve et qu’ils attendaient tous ses véritables instructions, qui ne pouvaient être si meurtrières.
– Qu’attendez-vous donc ? aboya finalement Opuntia, agacée. Tuez-les tous, sauf le druide ! Seul lui nous importe, pas les autres. N’était-ce pas ce que nous leur avions promis, de toute façon ?
L’affirmation provoqua une salve de murmures. Aloe se leva, furieuse. Yucca fixait sa grand-mère avec horreur, comme si elle peinait à comprendre que ces mots avaient bien été les siens et prononcés de sa bouche.
– Comment cela, vous le leur aviez promis ? Ce n’est pas ce qui avait été convenu !
Les cinq compagnons écarquillèrent les yeux. Elles n’étaient donc pas réellement au courant de tout ! La plupart se sentit coupable du regain d’espoir qui les étreignit à ce constat. Ce n’étaient pas elles qui commandaient, de toute façon. Et ne pas approuver ne signifiait pas forcément s’y opposer ouvertement. Astérix fixa Yucca avec insistance mais celle-ci gardait son attention rivée sur la vieille femme. Sans doute était-ce le cas pour toutes, même pour elle.
Opuntia renâcla, comme choquée, puis ricana, comme si la remarque était particulièrement stupide.
– Ce n’est pas ce qui a été convenu ? Vous plaisantez ? Et vous pensiez que nous ferions quoi de ces hommes, que nous allions les relâcher ?
Aucune des jeunes druidesses du petit groupe ne répondit. Quelques-unes, dont Aloe, entrouvrirent les lèvres, comme pour répondre, avant de s’en abstenir, muettes. Le silence se fit pesant et gêné. Yucca dévia son regard lorsque celui d’Opuntia s’attarda sur elle. Celle-ci, après avoir balayé le groupe d’un regard sévère, renifla avec dédain, secoua la tête, comme atterrée par la naïveté de ses cadettes, puis se tourna vers les guerriers.
– Et vous ? Quelle excuse aviez-vous ? Je vous avais dit de vous charger de leur mise à mort aujourd’hui, vous étiez donc parfaitement au courant de leur devenir.
La troupe se raidit.
– Aloe nous a ordonné de les capturer vivants et de ne pas les blesser mortellement, se justifia leur chef.
Quand ? se demanda Astérix. Puis il se rappela les paroles d’Aloe criées à leur égard dans une langue inconnue, alors que le combat s’engageait.
Opuntia fronça les sourcils mais ne répliqua rien. Elle se tourna vers le chef du village. Ce dernier acquiesça avant de donner des ordres dans sa langue, d’une voix sûre et ferme. Les prises sur les lances se raffermirent. Les druidesses se remirent de leur surprise et leurs visages devinrent indéchiffrables. Adhéraient-elles finalement à l’idée de leur aînée, convaincues, ou n’obéissaient-elles que par reconnaissance à son égard, bien que l’ordre les écœurât ? Astérix l’ignorait, mais cela ne faisait aucune différence pour eux. L’ordre allait être appliqué et ils allaient mourir – et jamais, jusqu’à présent, il n’avait aussi bien senti le souffle brûlant du trépas sur sa peau. Il observa Yucca. Cette dernière était toujours figée, hésitante, les lèvres pincées et ses traits crispés en un masque d’épouvante. Ou peut-être espérait-il juste que ce fût le cas. Il croisa son regard argenté, et il lui sembla voir une lueur de tristesse danser au fond de ses yeux ; à moins que ce ne fût que le fruit de son imagination ?
Elle se détourna de lui et, déçu, il songea qu’elle ne désirait juste pas observer son exécution, et cela le blessa. Il hoqueta de surprise lorsqu’Obélix fonça sur les soldats pour les désarmer. Où étaient donc passées les lianes qui le maintenaient jusque-là ? Il ne les voyait plus. Simple distraction de leur créatrice ou… ? Obélix avait-il le réel espoir de leur tailler un chemin avant que les druidesses intervinssent ? Alors qu’une première enchanteresse levait les bras pour stopper le Gaulois, une grande vague d’eau se dressa entre eux, tandis que l’air s’était asséché autour d’eux. Elle retomba avec violence et balaya les magiciennes les plus proches, étouffant leurs cris de surprise. Elles finirent détrempées, ébahies voire un peu vexées, mais seul leur amour-propre avait été égratigné. Le petit groupe de captifs, lui, était indemne et estomaqué. L’incident avait pris tout le monde de court. Tous les regards convergèrent vers son origine.
Yucca.
– Yucca ! Je peux savoir ce qu’il te prend ? s’énerva Opuntia en approchant d’elle, tandis que les hommes derrière elle s’étaient figés.
Son attitude hautaine s’était en partie fissurée alors qu’une crainte sourde se dévoilait à travers son corps, celle de la potentielle traîtrise de l’une des leurs, de sa propre petite-fille. Et pourquoi ?
– Allez-vous-en, lâcha Yucca à l’intention des captifs, les mains levés et le corps tendu, prête à réagir.
– Mais qu’est-ce que tu fais ? s’écria Astérix tandis qu’autour de lui, ses compagnons s’agitaient.
Obélix s’occupait toujours des guerriers humains, tâche facilitée par leur stupeur, appuyé par un Idéfix revanchard qui mordait avec enthousiasme. Panoramix s’était précipité vers les deux mages pour vérifier leur état et les aider à se relever.
Elle ne daigna même pas se retourner vers lui pour répondre ; son attention était concentrée sur ses consœurs qui, par son silence et ses quelques mots, avaient compris la situation. Certaines s’étaient raidies et s’apprêtaient à répliquer. Opuntia demeurait figée, comme en plein cauchemar.
– Toi, d’entre toutes… pour ces mâles ?
Yucca refusa de croiser le regard de sa grand-mère, bien que sensible à son hébétude. Ce serait plus compliqué sinon.
– Cela se voit, non ? Maintenant, bougez-vous. Car ne vous leurrez pas, je n’ai aucune chance de l’emporter.
– Mais alors pourquoi tu fais ça ?
Elle soupira mais ce fut Panoramix qui répondit hâtivement :
– Pour nous gagner du temps ! Astérix, réveille-toi un peu ! Et aide-moi à les porter, ils sont trop faibles pour courir seuls !
– Mais –
Un premier projectile fusa vers eux, immense, et interrompit sa lancée. Yucca le gela et il retomba au sol, lourd et inerte, pour s’y briser en fragments éparses. Un second fut projeté sur l’immense mur de lianes qui barrait la rue qu’ils avaient voulu emprunter tantôt et en déchira une partie. D’autres projectiles le traversèrent et en agrandirent l’ouverture. Plusieurs fouets d’eau étaient dressés pour protéger ses côtés. D’un geste, elle balaya la troupe de guerriers qui amorçait un pas vers le groupe, dégageant le passage vers la rue adjacente. La foule derrière demeurait en retrait, peu enthousiaste à l’idée de se frotter à la druidesse. Cependant, plusieurs personnes en toge se frayaient un chemin parmi eux, autant de potentiels adversaires supplémentaires.
– Obélix ! Aide-nous à les porter ! s’exclama le druide tandis que la pression exercée sur Yucca s’accentuait. Nous n’avons plus le temps, il nous faut fuir !
Obélix obéit et se dégagea de ses adversaires pour récupérer les deux mages, un sur chaque épaule, ce qui régla le problème de leur transport. La mâchoire d’Astérix se contracta. Panoramix parlait-il réellement de laisser Yucca derrière eux, malgré le risque qu’elle encourait pour eux ? Que lui arriverait-il ensuite, si elle n’était même pas confiante en ses chances de sortir victorieuse ? Cependant, il avait conscience d’être incapable de lui apporter de l’aide, et que leur présence la rendait plus vulnérable puisqu’elle s’efforçait de les protéger eux aussi. Aussi il obtempéra, la gorge nouée, et le groupe de compagnons s’élança vers la ruelle.
Astérix s’arrêta net lorsqu’il reconnut la sœur de Yucca, Pilea, parmi celles qui se dégagèrent de la foule. Elle était donc là, elle aussi ? Il craignit aussitôt l’issue d’une confrontation entre les deux sœurs. Pilea paraissait sonnée par la scène.
– Mais que fais-tu ? cria Pilea à sa sœur.
Elle serra les poings et pesta. Cependant, elle refusa d’attaquer sa sœur. Yucca demeura muette, grimaçant sous l’effort. Une chance pour elle, elles n’étaient pas si nombreuses, et beaucoup n’avaient pas autant d’aptitudes au combat qu’elle. Sa position l’obligeait à se restreindre à se défendre et à bloquer d’éventuelles initiatives portées pour empêcher la fuite des captifs, qui s’était stoppée suite à l’arrêt brutal d’Astérix. Seul ce dernier se trouvait encore exposé en pleine rue, les autres s’étaient déjà glissées dans la ruelle. Obélix voulut l’y rejoindre mais Panoramix l’en empêcha.
– Astérix ! Dépêche-toi, ou ça n’aura servi à rien !
– Yucca…
Quelque chose tira le bras du Gaulois. Effaré, il constata qu’il s’agissait d’un fouet d’eau. Il leva la tête et fit face au visage furieux de Yucca.
– Dépêche-toi, avant que je ne regrette mon intervention ! persiffla-t-elle avant de serrer les dents, touchée à l’épaule.
Hésitant, il finit par acquiescer. Il rejoignit ses amis et ils s’enfuirent, tournant le dos à la bataille qui avait toujours lieu ; et même s’ils savaient que cela représentait leur seul moyen de survivre, ils en eurent honte. Après tout, c’était une amie qu’ils abandonnaient derrière eux.
Le Calice était loin de leurs esprits à l’instant présent.
Bientôt, les rumeurs de combats se turent. Quelques visages étaient visibles des fenêtres des habitations mais disparaissaient vite à l’intérieur, comme si le groupe était susceptible de les attaquer. Ils ne savaient si cela était bon signe. Et pourquoi ce silence ? Vu l’étendue de leurs sorts, ils auraient dû en entendre les échos et en ressentir les effets sur le sol. Yucca avait-elle réussi à toutes les contenir ? Cela paraissait surprenant. D’autres avaient-elles fini par se joindre à elles ?
La vue se dégagea alors qu’ils parvenaient à la périphérie du village. Alors qu’ils s’apprêtaient à la dépasser, une main s’abattit sur le bras d’Astérix qui fut stoppé dans son élan. Il se retourna et se dégagea brusquement pendant que ses amis le rejoignaient, sur le qui-vive. Amir demanda dans un murmure à descendre mais Obélix l’ignora. Une femme blonde d’âge mur leur faisait face ; une druidesse, d’après sa longue toge. Astérix reconnut celle qui avait accompagné Pilea pour ramener Yucca – son nom lui échappait et il n’était même pas sûr de l’avoir déjà entendu. Elle paraissait pressée ; raison pour laquelle elle n’attendit pas pour leur tendre un coffret de bois sombre qu’elle leur força à récupérer. Astérix s’en saisit, dubitatif et hésitant à le lui rendre. Le geste était inédit et incompréhensible. N’aurait-elle pas dû les arrêter ?
— C’est le Calice, dit Calathéa en repoussant le coffret contre la poitrine du Gaulois comme pour l’obliger à le garder.
Stupéfait, Astérix souleva le couvercle pour vérifier ; le Calice reposait sur un couffin en tissu soyeux. Ils en furent abasourdis. Pourquoi… ?
— Ne vous leurrez pas, ce n’est pas pour vous aider, vous ; je saisis juste l’opportunité que vous m’offrez pour nous débarrasser du Calice.
— Mais pourquoi ?
Calathéa se mordit les lèvres et jeta une œillade alentour, pour vérifier que personne ne les observait. Elle finit par répondre :
— J’ai vu les effets qu’il a eus lorsqu’il a été utilisé sur un village, et je n’adhère pas à l’idée de l’utiliser, du moins pas ainsi. Sans compter que… il est possible que le Calice ait des effets pervers sur ses utilisateurs.
– Comment cela ?
– Certaines de nos aînées ont été changées par la présence du Calice. Est-ce juste leur soif de vengeance qui s’est trouvée exaltée par sa présence ou les influence-t-il d’une quelconque façon ? Je ne veux pas que notre peuple sombre à cause de cela ; alors prenez-le et partez. Éloignez cet objet de malheur de cette île et faîtes-le disparaître.
Elle disparut sur ces mots, sans leur laisser le temps de réagir à ses propos. Ils ne se questionnèrent pas davantage, heureux de leur chance, et reprirent leur fuite. Ils quittèrent le village, tendus. Ils se mirent à courir dans l’espoir de gagner le plus rapidement possible le couvert de la forêt. Le soleil éclairait déjà bien la plaine. Ils s’attendirent à tout instant à être stoppés mais rien ne vint les inquiéter. Ils atteignirent les arbres et s’y enfoncèrent sans problème. Il leur fallut avancer un moment avant d’estimer que le danger était sans doute écarté.
Cependant, ce constat ne fut pas source de soulagement le moins du monde.
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