Grâce à la potion magique et, pour Obélix, à ses aptitudes naturelles, ils ne mirent qu’une journée à atteindre le camp des hommes du Moyen-Orient. L’absence évidente de volonté à cacher les traces de leur passage avait rendu leurs recherches aisées ; les buissons et les fougères étaient cassés et piétinés, plusieurs troncs éraflés. C’en était presque suspect mais Astérix ne comprenait pas l’intérêt pour eux. Qui piègeraient-ils ainsi ? Ces femmes ne se laisseraient pas abuser par pareil essai. Toutefois, eux en profitaient et poursuivaient leur chemin jusqu’à les atteindre.
Jamais Astérix n’aurait pensé les retrouver si proches du village. Après quelques instants d’observation sous le couvert des arbres, le petit gaulois en vint à supposer qu’ils attendaient une ou plusieurs personnes. Ils occupaient une bonne part de la clairière qui s’étirait devant eux. De nombreuses tentes identiques, colorées mais sommaires et rapides à replier, la parsemaient, et le reste des installations était tout aussi provisoire – il n’y avait même pas de palissade digne de ce nom. Le camp fourmillait d’hommes en ébullition constante.
Ils n’attendirent pas davantage pour se rendre à l’entrée du camp. Deux hommes les interpellèrent juste avant de pénétrer l’allée formée par l’alignement des tentes ; ils faisaient office de gardes à son entrée.
– Je suis Astérix et voici Obélix, Gaulois ! se présenta-t-il en les désignant tour à tour, bien que ce fût inutile.
Les haussements de sourcils suggestifs indiquaient bien qu’ils avaient été reconnus.
— Nous venons du village que vous avez affronté il y a quelques jours, et nous venons en paix. Nous désirerions parler à votre chef !
Les deux hommes ne parurent pas étonnés, bien au contraire ; le regard de connivence qu’ils partagèrent en disait long.
– Vraiment ? Comme c’est étrange…, susurra l’un d’eux, ironique, mais aucun d’eux n’eut l’occasion de continuer sur cette lancée car Astérix reprit, agacé :
– Peu importe, là n’est pas exactement la question ! Est-il possible de parler à votre chef, oui ou non ?
Cette fois, les deux hommes s’observèrent avec sérieux, hésitants. Finalement, l’un d’eux s’excusa avant de reculer pour se rendre à l’intérieur du camp.
– Nous n’avions pas prévu d’avoir de visiteurs, expliqua celui qui demeurait avec eux, bien que ce ne fût pas nécessaire. Encore moins de votre part – même si au final, cela ne nous étonne pas. Qu’ont-elles fait ?
Astérix se mordit la lèvre. L’évocation de ces femmes lui provoquait encore un malaise pesant, pourtant il savait qu’il lui faudrait tâcher d’en parler afin d’obtenir leur aide, sans rien omettre.
– Pas grand-chose concernant notre village. Deux femmes sont venues récupérer Yucca et sont reparties avec elle et le Calice.
Il n’évoquerait certainement pas la scène sur la plage à cet homme, bien trop douloureuse pour lui. De toute façon, elle ne lui aurait rien apporté.
Bien qu’il s’efforçât de cacher ses émotions derrière un masque de détermination et de fermeté, l’homme perçut la fissure dans son âme et le considéra avec indulgence. Astérix ne savait pas s’il s’en sentait rassuré ou s’il avait envie de le frapper. Comme ce dernier eut la décence de ne pas l’évoquer, il préféra estimer que cela n’avait pas d’importance et l’ignorer.
— Vous avez eu de la chance. A vrai dire, nous aurions plutôt cru que votre village aurait été rasé.
Les deux gaulois écarquillèrent les yeux, surpris.
— Rasé ? N’est-ce pas… un peu excessif, que de croire cela ?
L’homme secoua la tête.
— Non. Vous n’avez pas l’air de comprendre à qui vous avez eu à faire.
Astérix détourna les yeux et se mordit les lèvres. Il avait raison ; ils n’en avaient aucune idée. Seule la scène sur la plage les avait incités à ne pas prendre l’événement à la légère.
La conversation ne put se poursuivre. Le second garde revint rapidement vers eux et les invita à le suivre. Le trajet fut court et silencieux et ils n’eurent à emprunter que l’allée centrale qui allait tout droit jusqu’au centre du camp. Là avait été ménagée une place avec un grand feu encore éteint en ce début de soirée. Ils eurent l’occasion de découvrir quelques activités de ces hommes ; la plupart étaient si anodines qu’Astérix s’en étonna vaguement. Il n’eut cependant pas le temps de les observer davantage car une fois arrivés sur la place, ils bifurquèrent sur leur droite pour se diriger vers une tente toute aussi similaire aux autres et ils y entrèrent.
L’intérieur était sommaire et sans doute installé à la va-vite mais conçu pour le confort de son occupant. D’épais tapis en tissu couvraient le sol, de sorte que la terre et l’herbe étaient invisibles, et un coin détente avait été aménagé à même le sol avec des coussins pour pallier le manque de sièges – il n’y en avait qu’un seul. De lourdes tentures isolaient une partie de l’intérieur qui constituait le coin repos. Une table sur tréteaux était placée à l’opposé de l’entrée, chargée de divers parchemins et en partie masquée par une haute silhouette. Les deux gaulois devinèrent qu’il s’agissait du propriétaire des lieux et ne doutèrent pas de son identité bien qu’il fût de dos ; ils reconnaissaient sa longue natte sombre qui retombait sur ses hanches. Une fois encore, il était torse nu et ne portait qu’un pantalon bouffant au tissu satiné. Il se retourna quelques secondes après leur arrivée et posa ses yeux sombres sur eux. Aucune présentation ne fut réclamée ni effectuée ; le chef alla droit au but.
– Votre venue ne s’est pas fait attendre. Toutefois, je suis étonné que vous soyez en vie, et plus encore que vous ayez pris la peine de venir ici. Pourquoi ? Auraient-elles utilisé le Calice contre vous ?
– Rien de tout cela, ô chef, répondit Astérix avec un signe de dénégation. En vérité, nous n’avons été victimes de rien mais les événements ont donné raison à vos avertissements : il y a presque trois jours, deux femmes sont venues chercher Yucca – la femme que vous désiriez récupérer – et le Calice. Il ne s’est rien passé depuis, mais cela a suscité de vives inquiétudes parmi les miens.
– Et donc, vous vous demandez si cette histoire est susceptible de vous concerner tôt ou tard, compléta l’homme et après un silence gêné, Astérix hocha la tête. C’est compréhensible.
– Enfin, pas seulement, corrigea cependant le petit gaulois. Quoi qu’il en soit, nous espérions que vous nous fournissiez des informations au sujet du Calice et de ces femmes. D’après notre druide, il se pourrait que ce soient des druidesses, mais nous –
– En effet, c’est comme cela qu’elles se font appeler, intervint aussitôt le chef.
Astérix se figea tandis qu’il décryptait ce que le propos sous-entendait.
– Attendez, vous… vous les connaissez ?
L’homme acquiesça.
– Oui. Il y a plusieurs dizaines d’années – je ne pourrais vous dire combien, elles étaient déjà là à ma naissance –, elles sont venues dans le but d’en apprendre plus sur notre art de la magie. Quelques-unes seulement. Au début, nous n’étions pas réellement d’accord, puisqu’il s’agissait de femmes, mais certaines… circonstances, dirons-nous, ont amené les miens à leur accorder ce privilège.
– Vous les avez formées ?
L’homme croisa les bras.
– Pas exactement, elles étaient déjà initiées à cet art. Disons qu’elles se sont intéressées à notre façon de faire. Elles ont fini par bien s’intégrer parmi nous après quelques années, jusqu’à se révéler aussi indispensables que nos mages mâles – c’étaient de très bonnes guérisseuses, d’ailleurs.
– Mais ?
Il était évident qu’il y avait un ‘mais’ car vraisemblablement, cette situation n’était plus.
– Mais.
A ce mot, il secoua la tête avec un soupir.
– Yucca faisait partie de ces femmes. Elle n’est pas née sur notre sol mais elle était avec nous depuis neuf années. Sans que nous ne comprenions pourquoi, elles ont quitté nos cités les unes après les autres, abandonnant les familles qu’elles avaient pu y établir, les commerces et autres établis qu’elles y avaient créés. Yucca faisait partie des dernières à nous quitter ; enfin, elle est partie après nous avoir volé.
– Yucca était… avec vous ?
Astérix prononça ces mots avec difficulté, songeant à ce que cela signifiait. Quelle vie avait-elle pu avoir là-bas ? Il déglutit avant de continuer, pressé par le besoin d’une réponse bien que ce ne fût pas le sujet :
– Elle a… laissé une famille, elle aussi ?
– Elle ? Non. Il n’y avait que sa sœur, Pilea, qui, tout comme elle, n’était pas née chez nous, et elle est partie avant elle. Yucca avait de nombreux prétendants mais elle ne s’est jamais intéressée à aucun homme, à ma connaissance.
Astérix s’en sentit soulagé. La sensation ne dura qu’un court instant, juste avant que la réalité ne revînt le frapper de plein fouet.
– Elle était très douée, poursuivit le chef sans noter ses états d’âme, pensif. Sa maitrise de l’eau est exceptionnelle.
Les mâchoires d’Astérix se contractèrent. Sa seule expérience s’accordait à ses dires : réussir à créer des filets d’eau capables d’immobiliser une personne devait requérir une maitrise considérable. Ce n’était pas un souvenir qu’il aimait se rappeler ; il enchaina donc :
– Vous avez dit que seules quelques-unes s’étaient installées chez vous. Vous savez où vivent les autres ?
– Nous en avons une vague idée, très imprécise cependant. Au fait, je fais défaut à tous mes devoirs ! Asseyez-vous donc, je vous prie, fit-il soudain en leur désignant les coussins avant de s’y installer lui-même. Je ne me suis pas non plus présenté ; je suis Ahmet. Je ne vous assommerai pas avec les détails sur mes origines et ma lignée, ils ne vous apporteront rien. Du thé ?
– C’est gentil, merci, accepta Astérix.
Il ne savait pas ce qu’était cette boisson mais au point où ils en étaient, dépendants des informations de cet homme, ce genre de geste ne pouvait qu’être bien considéré. Il s’assit et invita d’un geste son ami à en faire autant sans faire d’histoire. Ce ne fut qu’à cet instant qu’il remarqua l’attitude trop silencieuse et retirée du rouquin et qu’il s’en inquiéta. Un pli soucieux barrait le front de ce dernier, ce qui ne lui était pas coutumier. Leur hôte leur sourit et fit signe à un soldat derrière eux. Celui-ci s’inclina avant de se retirer un peu plus loin dans la tente pour s’affairer auprès d’ustensiles qu’ils n’eurent pas l’occasion de voir.
– Pourquoi tenez-vous tant à les retrouver ? Vous n’avez aucune raison si elles ne vous ont fait aucun mal en quittant votre village. Les inquiétudes se dissipent vite quand il n’y a rien pour les susciter.
– Et vous, pourquoi vouloir à tout prix récupérer le Calice ? rétorqua Astérix, les sourcils froncés. Qu’a-t-il de si spécial ? A quel point est-il dangereux ?
– Ce qu’il a de spécial ? Oh, cet objet ne cause ni maladie ni mort, n’accorde ni pouvoirs ni possibilité de résurrection. Il n’est pas tant ‘dangereux’ tel qu’on l’envisagerait au premier abord mais il l’est, et il faut être tordu pour songer à l’utiliser. Car il fait pire que cela ; il engendre la folie.
– La folie ?
Les trois hommes furent distraits par l’intrusion du soldat qui leur apporta trois tasses fumantes avant de repartir aussi vite qu’il était apparu. Astérix souffla dessus avant de poser la tasse au sol ; elle était si chaude qu’elle lui brûlait les mains.
– Son effet est bien simple, bien que je ne me l’explique pas ; il fait sombrer ceux qui y sont exposés dans la folie.
Astérix le jaugea, perplexe, avant de réfléchir à ce que cela impliquait. Les effets devaient être divers mais difficiles à prévoir. Il ne comprenait pas ; quels espoirs nourrissaient donc ces femmes pour cet objet ?
Ahmet but quelques gorgées du liquide brûlant et Astérix fixa sa gorge onduler à intervalles réguliers avec étonnement. Lui-même se sentait incapable d’y tremper les lèvres.
– Pour ce qui est de l’endroit où elles se trouvent… nous ne le connaissons pas, reprit-il. Tout ce que nous savons est qu’elles vivent au-delà de la mer, sur une ile difficile d’accès, mais nous ne nous y sommes jamais rendus. Nous espérions les rattraper pour récupérer le Calice avant qu’elles n’aient l’occasion de partir… mais notre dernière confrontation n’a pas été un franc succès.
— Votre dernière confrontation ?
Ahmet acquiesça.
— Oui. Nous avons croisé Yucca et deux de ses consœurs, dont sa sœur, Pilea, il y a plusieurs heures. Elles devaient quitter votre village. Contre trois druidesses aussi puissantes, nous ne nous faisions pas d’illusions sur nos chances avec le peu de mages dont nous disposons, mais nous étions prêts à engager le combat malgré tout pour récupérer le Calice. Cependant, à notre surprise, elles ont fui le combat.
Astérix en fut stupéfait. Obélix, lui, avait perdu le fil de la conversation et son regard se perdait vers le fond de la tente.
— Elles ont… fui ? Vous savez pourquoi ?
Si elles avaient l’avantage, c’aurait été l’occasion pour elles de se débarrasser de leurs poursuivants dérangeants. Alors pourquoi ?
Ahmet haussa les épaules, dubitatif.
— Le mystère reste entier. Peut-être étaient-elles pressées. Elles ont réussi à nous semer et à l’heure qu’il est, elles ont certainement rejoint leurs consœurs ; nous attendons ici l’arrivée de nos mages avant de nous relancer à leur poursuite vers le Nord car c’est la direction qu’elles ont empruntée. Nous pensions gagner en priorité les villages qui ont un druide, car elles ont l’air d’avoir une dent contre leur Ordre.
– Pourrions-nous nous joindre à vous ? Nous pourrions vous aider ; nous connaissons les villes et villages alentours et ce pays est nôtre.
Ahmet garda le silence quelques instants pour le sonder du regard. Astérix le soutint sans broncher. Il finit par hocher la tête.
– Comme vous le désirez. Cependant, cela se fera selon nos conditions. Nous ne prendrons pas de risques inconsidérés à cause de votre méconnaissance.
– Cela va de soi, accepta Astérix en levant la main pour une poignée de main.
Le chef la fixa quelques secondes, intrigué, et il fallut qu’Astérix lui expliquât, gêné, ce que cela signifiait, pour qu’il comprît. Il tendit la main à son tour pour serrer la sienne. Le geste fut bizarre mais la symbolique était là.
— Bien. Nous partirons dès que possible, une fois nos mages présents. Ce sera sans doute pour demain matin, malheureusement, mais nous ne pouvons envisager de nous confronter à autant de druidesses sans eux à nos côtés.
— Je comprends.
Astérix devait ronger son frein mais il savait que cela était nécessaire. Agir autrement et de manière stupide relèverait du suicide. Le souvenir de son échec cuisant face à Yucca et aux deux autres magiciennes lui rappelait la menace qu’elles représentaient. Il avait été impuissant face à elles et ils le seraient tout autant s’ils les affrontaient. Des pratiquants de la magie étaient une réelle nécessité dans leur mission.
Il lui fallut donc attendre, encore une fois.
Comme Ahmet l’avait prédit, le départ avait été décalé au lever du jour car les mages étaient arrivés à la nuit tombée. La journée était bien entamée mais jusqu’à présent, aucune trace des druidesses. Ils n’avaient croisé que des restes de villages calcinés et vidés de leurs habitants ou a contrario, des villages parfaitement intacts et dubitatifs quant à la menace d’une attaque qu’ils n’avaient jamais essuyée. Pour le reste, ils n’avaient été confrontés qu’à la forêt qui s’étirait à perte de vue et qui compliquait l’avancée de la troupe d’Ahmet. Les deux gaulois accompagnaient leur chef à leur tête, une occasion pour Astérix de le questionner.
— Que comptez-vous faire, une fois que vous aurez mis la main sur le Calice ?
— Hm… Si nous y parvenons ? Eh bien, nous le ramènerons chez nous et nous le scellerons. Le détruire n’est pas envisageable – nous l’aurions déjà fait si nous en connaissions le moyen.
Astérix secoua la tête.
— Je veux dire… pas ça. Concernant les druidesses. Elles vous ont trahis.
Ahmet soupira.
— Elles… Rien de spécial, en vérité. Nous ne nous faisons pas d’illusions ; nous récupérerons le Calice, rien d’autre. Nous savons que nous risquons de perdre nombre des nôtres rien que pour cela.
— Mais –
— Toutefois… j’avoue encore espérer une issue plus favorable. Nous n’avons jamais su la raison de leur départ. Peut-être que si nous savions, nous pourrions… enfin, le Calice ne leur est peut-être pas si nécessaire –
— Vous regrettez ?
Ahmet marqua un temps d’arrêt pour réfléchir.
— Oui. Oui, je regrette l’époque où elles étaient à nos côtés. Je vous l’ai dit, elles s’étaient bien intégrées parmi nous et… j’ai grandi en leur présence. Pour moi et pour nombre des miens, elles font partie de notre peuple. Plusieurs d’entre elles sont même nos filles, nos sœurs, nos conjointes… C’est – la situation actuelle est assez difficile pour nombre d’entre nous.
— Je vois.
Astérix ne le pressa pas davantage ; ce serait inconvenant. Il avait compris l’essentiel. Leur incompréhension, leur douleur et leur peine devant les actes de femmes qu’ils avaient appréciées voire aimées. Au final, il n’était pas le seul à se sentir trahi et floué et en même temps, à espérer qu’il y eût une explication à tout cela, une qui permît de résoudre la situation et de leur pardonner.
Cependant, l’amertume gâchait cet espoir car eu fond de lui, Astérix doutait que l’issue de cette histoire serait si simple.
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