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tome 1, Chapitre 16 tome 1, Chapitre 16

C’était drôle comme le temps s’était dégradé en l’espace de quelques dizaines de minutes. Après s’être séparé de Valine qui était partie rejoindre son frère pour lui annoncer la mauvaise nouvelle, Astérix avait à peine eu le temps d’avertir Abraracourcix des derniers événements que le ciel s’était obscurci jusqu’à devenir complètement noir. Certains y voyaient déjà un mauvais présage. Cependant, durant le laps de temps où les principaux concernés furent appelés à se réunir dans la hutte du chef, aucune pluie n’était encore tombée. Pour tous, ce n’était plus qu’une question de temps avant que cela ne se produisît.

Et effectivement, il ne fallut pas longtemps après le lancement de la réunion pour que les premières gouttes tombassent, suivies d’une véritable trombe d’eau.

Hormis Astérix, Obélix et Abraracourcix, étaient également venus Panoramix et Assurancetourix, en leurs qualités respectives de druide et de barde, ainsi que quelques autres hommes et Bonemine, qui vivait là, assise un peu plus loin dans la pièce et occupée sur une pièce de broderie. Astérix venait de leur répéter avec exactitude tout ce qui s’était produit sur un ton neutre et sans émotion, le visage fermé, et à présent il se réfugiait dans un mutisme persistant. De leur côté, les autres digéraient la nouvelle, trop effarés pour prononcer un mot et sans penser à émettre la moindre réserve quant à ses paroles, certes surprenantes. Tout le monde lui faisait confiance et surtout, l’aveu de son impuissance avait ébranlé tout le monde. Personne n’avait prévu une telle évolution, même les plus méfiants, surtout si rapide et si soudaine. Tous assimilaient la chance qu’ils avaient eu car avoir affaire à des mages n’était pas chose anodine ni à prendre à la légère, comme le démontrait la déconvenue de l’un de leurs meilleurs guerriers – et ce détail amplifiait leur appréhension à cet égard. A côté de cela, plusieurs choses les interpellaient. Comment se faisait-il que des femmes manipulassent la magie ? N’était-ce pas un domaine réservé aux druides et de ce fait, aux initiés mâles ? Et pourquoi ces femmes n’étaient-elles pas venues réclamer Yucca plus tôt ?

Un léger ricanement finit par rompre le silence et tous se tournèrent pour constater avec surprise qu’il s’agissait de Bonemine. Cette dernière secouait la tête tout en continuant de fixer son ouvrage, mais son air satisfait ne détrompa personne. Cela fit froncer les sourcils de plusieurs d’entre eux, notamment des plus proches de Yucca qui avaient encore du mal à accepter sa trahison, excepté Obélix. Ce dernier ne comprenait pas la gravité de la situation et encore moins ce qu’ils entendaient tous par là lorsqu’ils la désignaient ainsi. Après tout, la jeune femme ne leur avait fait aucun mal et elle était leur amie. Pour lui, il y avait un malentendu, même s’il n’avait strictement rien compris à l’apparition de ces femmes venues d’ailleurs.

— Eh bien, on ne pourra pas dire que les faits ne nous auront pas donné raison ! Bien que cela ait été plus rapide qu’on ne le pensait, ceci dit.

Son ton ironique était presque désabusé, tandis qu’elle songeait avec amertume au mépris avec lequel les hommes avaient considéré leur méfiance. C’était toujours comme ça ou presque – juste parce que c’était une belle femme, songea-t-elle alors – ; et voilà le résultat à présent.

Agacé, son mari s’empressa de rétorquer :

— De quoi parles-tu ? Même si les propos de Lu-Yucca donnent raison à ceux de ces hommes venus du sud, elle et ses compagnes n’ont strictement rien fait, contrairement à vos médisances. En vérité, nous ne savons pas vraiment ce qu’il en est ni de quoi il est question, qui elles sont ou ce qu’elles veulent – ces femmes sont juste venues récupérer leur camarade au final ! Alors garde ton mépris pour toi !

Bonemine se raidit, fâchée par la réaction de son mari, mais les nombreux regards furibonds qui la perçaient la dissuadèrent de continuer ce début de joute verbale. Et puis, les quelques mots de son mari lui avaient permis de se rendre compte du caractère inadapté de son comportement. Maussade, elle reporta son attention sur sa broderie et la reprit.

Ce fut à ce moment-là que Panoramix intervint, songeur et un peu hésitant ; il n’avait même pas entendu ces quelques mots échangés :

— Ce que tu nous rapportes là sur ces femmes, Astérix… Cela me dit quelque chose mais j’ai du mal à me rappeler de quoi.

— Sur ce qu’elles sont ? demanda Abraracourcix.

Panoramix acquiesça, peu sûr de lui.

— Oui. Astérix, tu nous as bien dit qu’elles étaient vêtues de toges blanches semblables à la mienne ? fit-il en se retournant vers le guerrier.

— Oui, répondit respectueusement celui-ci même si le cœur n’y était pas.

Il était comme détaché de la conversation qui se déroulait juste devant lui et dont il était pourtant l’un des principaux intervenants. Il avait l’impression de n’être qu’à moitié présent dans la pièce, l’autre moitié se trouvant… ailleurs. Lui-même ne savait pas vraiment où. Il dut lutter avec lui-même pour donner suite à sa réponse tandis que le druide attendait patiemment.

— Cela m’avait surpris, d’ailleurs. Elles portaient aussi un large voile sur les épaules et une ceinture de fils d’or.

Le druide hocha la tête avant de se perdre un instant dans ses réflexions.

— Hmm… Je vous avoue que cela ne me dit rien du tout. Je crois avoir un vague écho dans ma mémoire au sujet de magiciennes femmes mais je… je serais incapable de vous dire quoi. Sans doute sont-elles issues d’un autre peuple où la maitrise de la magie est ouverte aux femmes ou un genre de prêtresse, que sais-je encore. J’essaierai de me renseigner à ce sujet auprès de mes camarades. Certains voyagent beaucoup, peut-être en ont-ils entendu parler.

– Ca ne pourrait pas être des druidesses ? demanda brusquement Obélix.

— Des druidesses ? s’exclamèrent-ils tous, abasourdis.

Astérix sortit de son mutisme pour le fixer avec étonnement et Bonnemine perdit définitivement sa concentration sur son ouvrage, intriguée par la question.

– Des druidesses ? Mais pourquoi penses-tu à une chose pareille ? s’étonna le druide.

– Bah, Astérix a dit qu’elles portaient les mêmes vêtements que vous autres, les druides. Et puis si elles ont de la magie elles aussi, pourquoi elles ne pourraient pas l’être ?

Astérix se demanda un instant si son ami réalisait seulement la naïveté de ses propos. Sans doute que non.

— Mais… seuls les hommes peuvent intégrer votre Ordre, non ? demanda Abraracourcix.

— Effectivement, seuls les hommes sont acceptés. Il n’y a aucune femme parmi nous !

– Il n’y en a jamais eu ? s’écria le rouquin, déconcerté. Pourtant si Luna et ses amies sont magiciennes, elles pourraient –

– Non, non ! Les femmes ne sont pas admises au sein de notre Ordre, c’est ainsi ! affirma Panoramix avec fermeté. Il ne faut pas tout mélanger !

– Mais pourquoi ? insista Obélix, qui commençait à s’agacer de son entêtement. En quoi cela pose problème qu’une femme devienne druide si elle a des pouvoirs ?

– Parce que ce n’est pas le – enfin, ça ne se fait pas !

– Mais que deviennent ces femmes, dans ce cas ? S’il y a des filles magiciennes et qu’elles ne peuvent être druides, que sont-elles ?

Panoramix observa un instant un silence méditatif, en pleine réflexion.

– Je… je ne sais pas. Je… peut-être parce que les femmes de notre peuple en sont incapables ?

– Mais c’est absurde ! assena alors Bonemine en faisant tomber sa broderie de ses genoux, trop prise par la conversation pour s’en rendre compte. Pourquoi les femmes d’un autre peuple pourraient-elles avoir des pouvoirs et pas nous ? Par quel raisonnement stupide vous expliquez cela ?

– Je ne vous permets pas ! s’agaça à son tour Panoramix. Et puis d’abord, avez-vous constaté une seule de vos filles présenter un quelconque pouvoir ? Non !

– Pas plus que nos fils ! répliqua Bonemine du tac au tac, ses élans féministes exacerbés par la discussion. Et pourtant vous devez bien sortir de quelque part mais ce genre d’aptitude est suffisamment peu courant pour ne pas apparaitre à chaque génération dans chaque village, apparemment ! Ces femmes doivent bien venir de quelque part. Et puis comment expliquez-vous le fait qu’elles portent la même tenue que vous, dans ce cas ? Si elles viennent d’un autre peuple, elles devraient avoir leurs propres coutumes et leurs propres tenues rituéliques !

– Elles ont dû nous copier ! Ou alors, il faut dire ce qu’il en est, ce n’est que du tissu blanc, qu’un autre peuple adopte une tenue similaire à la nôtre serait un peu étonnant mais pas impossible.

— Ecoutez, je pense que nous devrions mettre cette vaine discussion de côté, intervint le chef sur un ton d’apaisement, estimant que les esprits s’échauffaient vers une mauvaise direction. Personne n’a aucune idée de qui elles sont et à vrai dire, spéculer sur le terme exact à employer pour les désigner n’est peut-être pas la priorité.

Bonemine pinça les lèvres, peu ravie et jugeant au contraire que cette discussion avait une importance cruciale. Cependant elle préféra ne pas insister, consciente elle aussi de la stérilité de l’échange ; Panoramix restait campé sur ses positions et refusait d’envisager cette éventualité, à savoir que certaines gauloises pussent prétendre au titre de druides. Elle-même, comme toutes les autres, avait toujours cru que cette distinction avait une base simple, celle que les femmes étaient tout simplement incapables de maitriser cet art, et c’était la raison pour laquelle jamais elles n’avaient remis en cause ce fait. Yucca et ses compagnes balayaient cette allégation par leur simple existence. Alors qu’est-ce qui, finalement, les empêchait d’accéder à ce rang ? Rien si ce n’était l’imbécillité de leurs hommes, encore une fois ! De la même façon qu’ils avaient refusé et admettaient encore difficilement l’existence des bardesses comme leur avait démontré le passage de Maestria. Serait-il donc si étonnant qu’il existât réellement de telles femmes capables d’exercer le rôle de druides ?

– Pour l’instant, la question serait plutôt : que veulent-elles et pourquoi ont-elles besoin de ce fameux Calice ? poursuivit Abraracourcix en se frottant la barbe en même temps qu’il réfléchissait à une réponse, inconscient du trouble de sa femme.

Panoramix haussa les épaules en signe d’impuissance.

— Peut-être que leur but serait lié à leur identité justement ? suggéra Assurancetourix, intervenant pour la première fois.

– Qu’entends-tu par là ?

– Je veux dire, qui qu’elles soient, si leur identité interpelle leurs homologues mâles, comme ce pourrait être le cas ici si une femme arrivait en se disant druidesse –

– Ce serait un mensonge ! s’écria Panoramix, exaspéré. Il n’y a pas de druidesse !

– Oui, oui, je n’ai pas dit le contraire ! fit le barde avec un geste d’apaisement, ne désirant pas s’attarder sur la question. Mais dans un tel contexte, peut-être souhaiteraient-elles dans ce cas… protester ? Se défendre ? Se venger ? Peut-être voudraient-elles faire payer aux hommes cet écart et la dépréciation de leur fonction, qui serait uniquement liée à leur sexe ?

– Tu parles de… de se venger à cause d’une intolérance liée à leur sexe ?

– Oui !

Tous se figèrent puis se tournèrent vers le druide, dans l’attente de son avis.

– Mais ça existe, ça ?

Le regard froid de Bonemine se vrilla brusquement sur son mari qui préféra ne pas continuer sur cette lancée. S’ils n’avaient pas de terme pour cela et même si les femmes du village acceptaient leur condition, Maestria avait pointé de manière criante les différences inégalitaires de statut qui existaient entre les hommes et les femmes. Les mœurs étaient bien ancrées, jusqu’à ne plus être questionnées – et elle devait avouer en elle-même, il y avait beaucoup de choses qu’elle n’avait jamais remis en question avant que la bardesse n’en parlât. Comme si tout cela était si naturel que s’interroger n’avait pas lieu d’être. Et changer encore moins.

— … C’est une possibilité, accorda finalement le druide, dubitatif.

– Mais pourquoi étaient-elles chez nous ? Nous n’avons rien à voir avec cela, nous !

– C’est peut-être bien pour cela qu’elles ne nous ont rien fait ; parce que nous n’étions pas concernés.

La remarque jeta un froid dans l’assemblée et pendant plusieurs secondes, personne ne parla. Assurancetourix finit par reprendre la parole avec prudence :

— Sinon, concernant leurs plans… peut-être en saurions-nous davantage si nous connaissions la nature de ce Calice et la raison pour laquelle elles tenaient tant à l’avoir. Elles ont risqué la vie de Yucca pour lui, quand même.

— Je ne suis pas sûr qu’elles aient réellement considéré cela comme une vraie prise de risque, mais il est vrai que Yucca a été blessée durant sa mission et qu’elle aurait pu y passer. Elles devaient être suffisamment déterminées pour cela.

— Et ces hommes étaient déterminés à le récupérer, ce n’était sans doute pas pour rien, ajouta Astérix d’un ton dur sans que personne ne sût réellement pourquoi. Ce n’est pas rien de vouloir affronter une magicienne sans n’avoir aucun pouvoir, même s’il s’agit d’une armée. Et puis, envoyer tous ces hommes à sa poursuite a dû affaiblir leur position dans leur propre pays.

— C’est vrai, acquiesça le druide. Ce Calice devait en valoir la chandelle pour susciter un tel engouement. Pourquoi ? Je vous avoue que je n’en sais rien. Cet objet ne me dit rien du tout.

— Faut-il chercher à le récupérer ? glissa timidement l’un des porteurs du bouclier d’Abraracourcix, celui à l’épaisse moustache blonde.

— Effectivement, mais comment procéder ? Nous ne savons pas où elles sont à l’heure actuelle, ni où elles vont !

Pas même l’ombre d’une idée. Sans parler du fait qu’il s’agissait de magiciennes de puissance inconnue et qu’eux-mêmes ne disposaient que d’un druide mâle. Une fois confrontés à elles, pas sûr que la situation fût à leur avantage.

— Mais que devons-nous faire, dans ce cas ? insista le gaulois face au silence de ces camarades. Les laisser s’en aller et ne rien faire ?

C’était une bonne question que tous se posaient. Mais dont aucun ne possédait ne serait-ce qu’un élément de réponse.


Texte publié par Ploum, 30 avril 2019 à 23h24
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