Le temps sembla se suspendre, du moins du point de vue d’Astérix. Figé, il ne pensa pas à récupérer son glaive malgré l’alarme dans sa tête qui lui signalait l’éminence d’un danger. Pourtant, les deux femmes n’avaient aucune arme visible sur elles et ne montraient pas le moindre signe de menace. Mieux même, elles ne le considéraient même pas ; il aurait pu être absent que la scène se serait déroulée de la même façon. Mais le danger était ailleurs. Pour Luna. Ou Yucca, il ne savait plus – elles venaient de l’appeler ainsi, n’est-ce pas ? C’était sans doute réellement son prénom, en définitive.
Ce qui signifiait qu’elles la connaissaient.
La jeune femme qui ressemblait à Luna souriait à cette dernière, visiblement soulagée à sa vue, et continua de serrer ses mains dans les siennes sans vouloir les lâcher, émue. Cela plongeait Astérix dans un îlot de perplexité et de confusion mais trop stupéfait, il ne bougea pas d’un pouce. Qui était-elle pour elle ? Etait-elle… sa sœur ? A observer ses traits jeunes et la ressemblance entre elles, seule cette hypothèse résonnait dans son esprit. Luna ne se retira pas et sourit même timidement à cette femme tout en lui retournant son geste d’affection. Près d’elles, la troisième ne partageait pas la vive émotion qui les étreignait ; elle balayait les alentours de son regard incisif, cependant il n’y avait rien à voir. Ils étaient seuls, le village se trouvait à une certaine distance de là et seul son glaive trainait sur le sol à quelques pas de lui. Elle finit par reporter son attention sur Luna.
— Où est-il ?
Astérix se glaça tandis qu’une terrible pensée émergea de son esprit, sans doute aidée par sa dispute récente avec sa mère à ce sujet. Il n’y avait nulle raison qu’elle parlât d’un homme, pas du peu qu’il en savait du moins ; pour lui il ne pouvait s’agir que du Calice, auquel Luna tenait tant, mais pourquoi… ? Les menaces et les paroles de ces gens venus du Moyen-Orient lui revinrent en mémoire bien malgré lui, et elles commencèrent à revêtir un tout autre aspect à ses yeux à présent. Pourtant, il refusait encore d’y croire. Luna soupira et, ignorant le regard rempli de doutes et de supplication muette d’Astérix dans l'espoir qu'elle infirme cette idée, elle désigna le village.
— Dans une des huttes, en périphérie du village. Ce ne sera pas compliqué d’aller le récupérer.
— Ils ne se doutent de rien ? susurra l’ainée tandis qu’un sourire cynique se dessinait sur ses lèvres.
Son regard glissa pour la première fois vers le gaulois. Les membres de ce dernier s’alourdissaient à mesure que la conversation avançait sans qu’il ne fût capable de bouger, réduit à un simple rôle de spectateur. La réalité lui apparaissait comme estompée et un instant, il se demanda s’il ne s’agissait pas tout simplement d’un cauchemar. Le sourcil de la femme se haussa, ironique. Astérix ne fut pas du tout sensible à la moquerie ; il ne songeait qu’aux implications de leurs échanges nébuleux et peinait encore à l’admettre. Irrémédiablement, une boule naquit dans sa gorge tandis qu’un sentiment de trahison grandissait dans sa poitrine et que son cœur battait plus fort jusqu’à en devenir douloureux, mais il avait déjà trop mal dans son âme pour s’en rendre réellement compte.
Luna non plus ne partageait pas l’amusement de cette dernière, au contraire de l’autre jeune femme qui gloussa. Ses traits arboraient un air grave et froid qu’il ne lui avait jamais vu jusqu’à présent et il s’en demanda brièvement la raison. Toutefois, la question fut vite balayée.
— Si, certains. Ils sont passés hier ; il y a bien eu quelques remous mais seules quelques femmes ont gardé une méfiance certaine à mon égard. Elles ne sont pas très écoutées par leurs compagnons.
Un ricanement échappa de la gorge de son interlocutrice, moqueur et en même temps teinté d’une certaine amertume. Mais là non plus il n’y réfléchit pas davantage – ce n’était pour l’heure pas le plus important.
— Alors c’était vrai ?
Astérix ne put empêcher sa voix de se briser à la question, le regard empli de souffrance tourné vers Luna – ou Yucca, plutôt. Il devait s’y faire ; vraisemblablement, Luna n’avait jamais existé. Pas seulement le prénom qu’ils lui avaient donné mais la personne toute entière.
Luna tourna son regard argenté vers lui et durant un court instant, Astérix crut y lire une certaine tristesse et une lueur désolée avant que son visage ne se fermât. Un vague espoir demeura quelques secondes mais disparut bien vite suite à ses paroles.
— Oui, c’était vrai.
Le cœur du guerrier se brisa tout à fait et il eut l’impression d’avoir des difficultés à respirer, tant sa cage thoracique lui pesait soudain en même temps qu’elle semblait se durcir, comme devenue moins apte à se mouvoir. Ses yeux le piquèrent mais il se refusa à s’abandonner aux larmes. Il savait qu’il devrait dès lors se saisir de son glaive, même si son code d’honneur lui criait qu’attaquer une femme était indigne de lui et qu’une part de lui lui susurrait que de toute façon, il n’oserait jamais s’en prendre à Luna – Yucca. Pourtant il n’arrivait pas à bouger, pas encore. La situation était claire à présent, mais il n’y arrivait pas. Aussitôt la pensée apparue, elle se dissipait, noyée par le chagrin et par la seule impression d’avoir été manipulé.
— Nous devrions y aller, ma sœur.
C’était la petite blonde qui venait de parler, juste après avoir lâché Yucca et s’en être éloignée de quelques pas. La confirmation du lien de parenté qu’il suspectait déjà enfonça seulement un peu plus le couteau dans la plaie.
Yucca hocha lentement la tête aux paroles de sa sœur. Dans ses yeux, un certain soulagement était visible.
— Tu as raison. Nous n’avons plus rien à faire ici.
Astérix réussit enfin à bouger pour s’interposer entre elles et il se tourna vers Yucca. Il savait qu’il était en mauvaise posture – ces hommes venus la veille ne l’avaient-ils pas désignée comme une puissante magicienne ? Ce devait être tout aussi vrai que le reste. Lui-même était incapable de lutter contre la magie, surtout sans leur potion sur laquelle s’appuyer. Et de toute façon, même avec elle, il aurait sans doute été incapable de lui faire le moindre mal et de la frapper. Sur ce point, il ne se leurrait pas.
— Pourquoi ?
Sa voix tenait presque du gémissement mais il n’en avait que faire. Il entendit derrière lui quelques agitations car les deux étrangères s’impatientaient, mais il les ignora. Seule Yucca comptait. Celle-ci se mordilla la lèvre, gênée, et détourna le visage. Même s’il avait envie d’y voir comme du regret, il savait qu’il ne devait pas y accorder tant d’espoirs.
— Cela ne te concerne pas. Ni toi, ni ton peuple. De toute façon, tu ne pourrais pas comprendre.
— Pas comprendre ?
La jeune femme ouvrit la bouche pour répondre, mais son hésitation suffit pour que l’ainée interrompît sa tentative.
— Yucca, il suffit. Cette discussion a assez duré. Ce mâle n’a pas besoin de savoir quoi que ce soit, bien au contraire. Allons chercher le Calice et partons.
Yucca se raidit quelques secondes puis se rangea à son avis et acquiesça en silence. Ses traits se durcirent. Astérix comprit dès lors que l’échange s’arrêterait là ; il n’y aurait pas davantage d’explications ni un quelconque retour en arrière. Elle partait. Mener à bien la mission que ses pairs, quels qu’ils fussent, lui avaient confiée.
Abattu, il se résigna à récupérer son arme, au moins pour se défendre. Il eut à peine le temps de reculer de quelques pas pour se pencher vers la garde de son épée que cette dernière glissa sur le sable et s’éloigna de lui vers la mer, à sa grande stupéfaction. La peur flamboya dans sa poitrine et oblitéra un instant son tourment. Il se retourna brusquement tout en se redressant et il aperçut la main levée de la femme la plus âgée, deux de ses doigts portés en avant et le regard déterminé. Ce n’était pas bon du tout pour lui. Pas bon du tout.
— N’espère pas pouvoir faire grand-chose contre nous, mâle, persiffla cette dernière en le fusillant du regard. Votre druide n’est qu’un amuseur de galerie comparé à nous. Tu n’es pas de taille à nous affronter. Et si nous envisagions de ne pas vous tuer, toi et tes frères, nous pourrions revoir notre position à ce sujet.
Yucca sursauta à ces mots et la jaugea un instant, immobile. La gorge d’Astérix se bloqua et pour la première fois de son existence, il se sentit réellement impuissant. De ce fait, il entendit à peine la dernière phrase. Cette simple démonstration avait suffi à le convaincre de la véracité de ses propos. Il n’était pas de taille, et de loin.
Finalement, Yucca s’approcha de son ainée et posa une main sur son bras comme pour l’inciter à se calmer.
— Laisse-le, Calathea. Il n’a strictement rien à voir avec tout ça. Et puis, il serait injuste de les traiter de la sorte alors qu’ils m’ont bien accueillie et soignée.
— Bien accueillie ? Vraiment ? cracha Calathea d’une voix suintante d’ironie.
Malgré sa raideur, elle ramena sa main contre elle et détendit ses doigts, attentive à ses propos. Le danger était toujours présent et Astérix en était conscient. Le glaive était trop loin à présent pour espérer le rattraper – il se trouvait à plusieurs centaines de pas de lui, à moitié immergé dans l’eau – et de ce fait il n’osait pas en faire un seul en sa direction, de crainte de s’attirer les foudres de la magicienne avant de réussir à l’atteindre, du moins tant que son attention resterait rivée vers lui. Il contracta les mâchoires. A force d’attendre, les vagues risquaient de finir par l’emporter.
— Dans l’ensemble, corrigea Yucca d’un ton un peu embarrassé mais elle se reprit rapidement. Laisse-le, Calathea. Sa mort ne nous apportera rien, pas plus que celle des autres villageois ou de leur druide.
Alors ils en étaient là ? Elles parlaient réellement de l’éventualité de le tuer ? Astérix prit le risque de reculer d’un pas mais le geste fut aussitôt perçu par les trois femmes. Il allait se retourner pour s’en aller, sachant dès lors que sa seule chance était la fuite même s’il avait honte d’un tel acte – et parce qu’il lui fallait également prévenir le village – mais le problème intérieur que cela lui causait se résolut de lui-même : il ne le put pas. En baissant les yeux, il s’aperçut qu’une gangue d’eau lui enserrait les chevilles et les mollets et l’empêchait de bouger. Lorsqu’il les releva, il réalisa que cette fois-ci, c’était Yucca qui avait la main levée. Un éclat douloureux transpirait de ses traits mais il se ferma à sa potentielle signification. Il n’avait pas le droit d’espérer. Ce n’était sans doute qu’un mirage, quelque chose qu’il aurait aimé voir mais qui n’existait pas. Il se devait de prendre conscience de la réalité à défaut de pouvoir la changer et cesser de se bercer d’illusions comme il l’avait fait jusque-là.
Son cœur se remplit d’amertume à cette pensée.
— Une puissante magicienne, hein… Tu auras menti jusqu’au bout, ne put-il s’empêcher de cracher d’un ton acerbe, presque agressif face à cette dernière preuve de son mensonge. Une chose de plus ou de moins, quelle différence ?
Les yeux de Yucca s’écarquillèrent sous le reproche avant de se couvrir d’un voile triste. Mais Astérix n’avait que faire de ses états d’âme à l’heure actuelle – de toute façon, c’était très certainement une manière de l’attendrir. Sa gorge se serra. Peut-être était-elle même déjà au courant de ses sentiments pour elle et en usait-elle pour le faire souffrir. Il se crispa et serra les poings. C’était réussi mais il ne se laisserait plus faire de la sorte.
Il se débattit, espérant lui faire lâcher prise, mais il réussit tout juste à tomber sur le sable, à plat ventre et face contre terre. Il glissa ses mains de part et d’autre de son corps et se releva de quelques pouces, pour crachoter un peu de sable humide. Son visage en était recouvert mais il ne chercha même pas à l’essuyer. Cette fois, il ne put empêcher une larme de tracer un sillon humide sur sa joue tandis qu’il continuait de tirer sur ses jambes, plus par dépit que par réelle conviction, alors qu’il sentait encore le lacet d’eau peser sur lui et entraver ses mouvements. Il finit par abandonner, le visage baissé vers le sol. D’autres larmes suivirent le chemin de la première mais il en étouffa les sons en gardant ses lèvres et ses paupières résolument closes.
— Nous en avons assez vu.
La pression sur les chevilles se relâcha mais il n’eut pas le temps d’en profiter qu’une masse frappa sa tempe, et un cri perça le silence environnant. Il l’entendit à peine et sombra immédiatement dans l’inconscience ; il s’affaissa et sa tête bascula en avant contre le sable. Il ne vit donc pas Yucca accourir vers lui pour le retourner, l’air catastrophé, et vérifier sa blessure et sa respiration. Son doigt glissa sur sa tempe pour dessiner les contours de la plaie et en estimer la profondeur. Heureusement pour lui, elle n’était que superficielle ; le choc, rude, l’avait seulement assommé. Yucca soupira de soulagement avant de tourner un regard flamboyant à l’encontre de sa sœur qui n’avait pas bougé d’un pouce.
— Il y a des manières plus douces de rendre quelqu’un inconscient, Pilea. Tu n’avais pas besoin de le frapper comme ça !
Les sourcils de cette dernière se redressèrent, étonnée par la vive fureur de sa parente.
— C’était bien plus rapide. Et puis de toute façon, il va s’en remettre. C’est un guerrier, il devrait avoir l’habitude, non ?
Les lèvres de Yucca se pincèrent mais elle ne rétorqua rien et préféra reporter son attention sur Astérix. Elle l’allongea dos contre le sol après l’avoir tiré sur quelques centimètres pour l’éloigner de l’embrun, et à l’aide d’un fouet d’eau elle récupéra son glaive qu’elle plaça près de lui. Tout cela sous le regard exaspéré de ses deux consœurs.
— C’est bon, tu as fini de jouer la nourrice de cet homme ? Nous pouvons y aller ?
Yucca se raidit et elle se leva sans un mot. D’un geste, elle évacua toute l’eau qui alourdissait sa robe, emportant par la même occasion les grains de sable immiscés entre ses plis. Après les avoir toutes deux fusillées du regard, elle s’éloigna d’Astérix de quelques pas. Calathea la jaugea quelques instants avant de secouer la tête, la mine pincée.
— Nous aurions vraiment dû arriver plus tôt – Euphorbia et Clusea... Ton séjour parmi eux semble avoir laissé plus de traces sur toi que tu ne veux bien l’admettre.
Yucca renifla dédaigneusement à ces propos et se retourna, le port droit et fier. Elle prit la direction du village.
— Allons chercher ce Calice. C’est bien pour cela que nous sommes là, n’est-ce pas ? leur rappela-t-elle alors d’une voix railleuse pour la renvoyer à sa propre impatience. Assez perdu de temps.
Pilea soupira avant de la suivre, se contentant juste d’hausser les épaules en réponse. Seule Calathea perdit quelques instants à fixer l’homme allongé sur le sable, songeuse, avant d’en faire de même.
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