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tome 1, Chapitre 13 tome 1, Chapitre 13

— Juste après mon retour ? s’étonna Luna alors qu’elle se tenait face à lui au pas de la porte, l’anse de son panier glissée sur son bras.

Astérix avait encore du mal à l’appeler Yucca. Cela ne gênait en aucun cas cette dernière car comme elle disait, elle n’était pas réellement sûre que ce fût réellement son prénom, mais il tâchait de s’en souvenir. Et puis c’était joli, tout autant que Luna.

— Si cela ne te dérange pas, fit Astérix en rosissant, mais il s’efforçait de le cacher en rivant son regard sur la table qu’il frottait.

Il aperçut du coin de l’œil Luna se figer quelques secondes, surprise et interrogative. Puis elle lui sourit avec douceur.

— Pourquoi pas ?

Elle réajusta l’anse dans le creux de son coude avant de poursuivre :

— Et où veux-tu que l’on se rejoigne ?

Malgré ses efforts, elle percevait bien la gêne du guerrier et devinait que quoi qu’il voulût lui dire, il ne voudrait pas d’un public. Ceci la rendait d’autant plus curieuse qu’il se montrait toujours indifférent ou presque aux ragots qui couraient sur eux et à l’avis des autres sur lui-même – alors pourquoi un tel besoin d’intimité tout à coup ? Pourtant, cela n’attisait pas sa méfiance ; même si certaines femmes continuaient toujours de l’observer comme une louve prête à leur bondir dessus, la plupart des villageois qui l’avaient fixé avec défiance avaient fini par se lasser et Astérix et son ami faisaient partie de ses plus ardents défenseurs. Et puis, c’étaient tous deux des hommes d’honneur. Si un coup bas devait provenir de quelqu’un, ce ne serait certainement pas d’eux.

— La plage, cela te convient ?

Il faisait encore frais en cette journée d’après-tempête, et l’endroit déjà peu fréquenté d’ordinaire était bien susceptible de n’accueillir personne à ce moment-là. C’était d’autant plus vrai que tous vaqueraient à leurs occupations quotidiennes au village. Et puis, Luna aimait particulièrement cet endroit et s’y sentait à son aise car elle n’hésitait pas à s’y réfugier lorsqu’elle en avait besoin. Il ne connaissait pas la raison d’une telle affection. Peut-être une réminiscence de son passé, lié à l’océan ou à une autre étendue d’eau.

Luna acquiesça avec enthousiasme.

— Ok ! A tout à l’heure alors !

Elle le salua d’un geste de la main avant de réajuster son châle sur ses épaules et de sortir au-dehors. Elle trottina jusqu’à rejoindre Valine et son frère qui l’attendaient sur le chemin de terre. Après quelques mots échangés et quelques embrassades, ils prirent la route vers les portes du village et vers la forêt. Astérix suivit leur départ des yeux, abandonnant provisoirement sa tâche de nettoyage. Cependant, une voix acerbe le sortit rapidement de sa rêverie.

— Ne me dis pas que tu lui as donné rendez-vous pour lui parler de tes sentiments ?

Astérix souffla, exaspéré, avant de se retourner vers sa mère. Jusqu’à présent, elle avait eu la décence de ne pas intervenir mais il voyait à son visage contracté que cela avait été au prix de gros efforts de sa part. Derrière elle, Astronomix venait de poser sa main sur son épaule, sans doute dans l’espoir de la calmer. Initiative certes louable mais pas très concluante pour le moment.

Il aimait ses parents mais à l’instant présent, il regrettait réellement qu’ils ne fussent pas restés à Condate. Surtout sa mère.

— Et pourquoi pas ? C’est mon problème après tout. Cela ne te concerne en rien.

Il songea brièvement à lui faire remarquer que depuis le temps qu’elle lui écorchait les oreilles afin de le pousser à prendre enfin une épouse, elle aurait dû en être ravie, mais il connaissait déjà ses contre-arguments. Luna était loin de l’épouse modèle que Praline souhaitait pour son fils. Elle participait au ménage mais ne faisait pas tout, incitant Astérix à entretenir sa hutte – et ce n’était sans doute pas un mal, il devait l’avouer –, elle cuisinait peu et dans l’ensemble, c’était une femme très autonome qui désirait avoir ses activités propres au même titre que lui. Elle n’avait rien d’une femme au foyer. Il se demandait même si elle souhaitait des enfants – il n’était pas sûr le moins du monde qu’elle se fût déjà posée la question.

Vraiment, aux yeux de sa mère, elle avait tout faux.

Le visage de Praline s’assombrit davantage et Astérix découvrit au passage que cela était effectivement possible. D’un mouvement d’épaule, elle écarta la main de son mari qui y pesait, le regard toujours rivé vers son fils pour l’observer avec un certain agacement.

— Cela ne nous concerne en rien, dis-tu? Nous ne connaissons toujours rien de cette femme. Son amnésie… qui te dit qu’elle l’est seulement, en réalité ? Ah, la bonne affaire ! A partir de là il n’y a pas lieu de réfléchir ni de s’expliquer, en effet ; comme c’est pratique. N’as-tu pas songé que ces hommes pouvaient avoir raison sur son compte ? Car après tout, pourquoi avait-elle ce calice parmi ses maigres affaires ? De tout ce qu’elle aurait pu emporter avant de partir d’on-ne-sait-où, de chez elle supposons-nous, elle aurait pu trouver plus utile ! Et pourquoi y serait-elle tant attachée, si ce n’est parce que sa mission aurait été de le voler et de le rapporter à son commanditaire ? Et sa blessure, alors, tu penses à un assassin de femmes au foyer rôdant dans les parages ? Parce que nous n’avons toujours pas d’explication pour cela non plus, comme pour beaucoup d’autres choses la concernant ! insista Praline en secouant la tête, dépitée par l’air buté que son fils affichait malgré tout, car il ne souhaitait rien entendre. La sécurité du village est peut-être en jeu et toi, tu veux batifoler avec elle ! lui reprocha-t-elle alors.

A présent, Astérix bouillonnait d’une rage qu’il contenait difficilement et son poing se contractait sur le chiffon qu’il tenait. Malgré tout, il pouvait sentir ses ongles courts se planter dans la paume de sa main, tant il le serrait avec force.

— Et toi ? N’as-tu pas songé qu’ils auraient pu mentir ? Je ne nie pas l’importance qu’ils semblent accorder à ce calice, mais as-tu pensé que cela puisse être l’inverse ? Que ce soient eux qui aient cherché à les voler, elle et son peuple, et qu’ils auraient pu lui confier la mission de le mettre en sécurité, d’où son attachement pour celui-ci ? D’où sa blessure, tandis qu’ils la poursuivaient ? Tu prétends que c’est moi qui suis aveugle, mais c’est toi qui es aveuglée par ta méfiance et par ta jalousie !

A ces mots, Praline hoqueta d’indignation et même Astronomix sursauta sous la surprise, les yeux écarquillés.

— Tu ne dis cela que parce qu’elle est différente et qu’elle ne convient pas à l’image d’épouse parfaite que tu souhaites pour moi, continua-t-il après une expiration bruyante entre le râle et le soupir, les sourcils froncés et le corps raide. Elle n’a rien d’une femme au foyer prête à adopter son rôle d’épouse et de mère ; c’est une femme indépendante qui vit par elle-même et pour elle-même. Cela ne te convient sans doute pas mais cela n’a aucune importance ; c’est ma vie, pas la tienne.

A ces mots, il jeta le bout de tissu sur la table d’un geste excédé alors qu’il n’avait toujours pas terminé son nettoyage. Pourtant, il savait qu’il ne continuerait pas, pas pour l’instant. Il avait besoin de prendre l’air. De prendre l’air, mais aussi et surtout de prendre ses distances avec sa mère, juste le temps de se calmer tout du moins.

— Et je ne veux pas batifoler avec elle, reprit-il en insistant sur le terme qu’elle avait elle-même utilisé, je veux être en couple avec elle. C’est très différent.

Il parcourut les quelques pas qui le séparaient de son glaive pour le fixer à sa ceinture et récupéra sa gourde de potion magique, bien que vide et inutile. Par pur automatisme, en réalité. De toute façon, il ne comptait pas s’aventurer hors du village – peut-être effectuer un crochet à la carrière où travaillait son ami, tiens.

— Où vas-tu ? finit par demander sa mère, lorsqu’elle retrouva enfin l’usage de sa voix.

— Dehors. J’ai besoin de prendre l’air.

Il n’attendit aucune réponse et sortit, et de ce fait il n’aperçut ni l’air stupéfait de sa mère qui ne se remettait toujours pas du vif éclat de son fils, ni son père saisir le bras de cette dernière avant de la serrer dans ses bras. Celle-ci se débattit faiblement au début puis elle se laissa aller contre lui et appuya sa tête sur l’épaule de son mari.

— Je ne sais plus quoi faire…, gémit-elle, et lui-même posa sa main sur son crâne pour la serrer davantage contre lui. Nous devrions –

— Laisse-le. Laisse-le faire sa propre expérience. Il en a besoin, et tu le sais.

— Mais si elle –

— Même si tu as raison et qu’elle nous ment, elle n’a aucune raison de l’attaquer maintenant – elle ne l’a pas plus fait avant. Ce serait plutôt dans son intérêt de partir discrètement et ce serait tout à son avantage, car aucun de nous ne saurait où elle se rendrait.

— Nous ne savons même pas de quoi elle est capable.

Astronomix réfléchit quelques secondes, tentant de se prendre à son jeu. Car pour lui comme pour son fils, il ne croyait pas un instant que ce pût être la réalité – tant de choses tendaient à l’infirmer. Sans doute était-elle trop marquée par leur expérience avec Latraviata, qui s’était bien terminée pourtant, pour être parfaitement objective.

— Non. Nous ne savons pas, c’est vrai. Mais ces hommes ont réussi à la blesser. Elle n’est pas invulnérable.

— Mais tu n’y crois pas.

Elle releva son regard peiné vers lui et cette vision de sa femme l’attrista. Il hésita quelques secondes, essayant de répondre avec tact, sans savoir comment. Il ne trouva pas.

— Non. Non, je n’y crois pas.

Il préféra ne pas continuer ni se justifier – cela ne ferait que blesser davantage sa femme et il savait que de toute façon, elle ne désirait pas le savoir. Elle-même se tut et n’ajouta rien. Il se contenta de la serrer davantage contre lui, et elle de se laisser faire. Pensant tous les deux que c’était mieux ainsi.

Dehors, Astérix errait sans réel but depuis de nombreuses minutes, trop pour qu’il les eût comptées. Il s’était bien rendu à la carrière mais Obélix était occupé et partageait un moment de complicité avec ses propres parents ; il n’avait pas désiré briser cet instant. Son ami en avait bien besoin même s’il donnait l’impression que ce n’était pas le cas. Il était donc parti, mais pour aller où ? Il avait bien songé à rejoindre Luna, Valine et son frère, mais d’une part il ne savait pas où ils se trouvaient exactement et d’autre part, c’aurait sans doute été étrange et il n’avait pas envie d’expliquer ce qu’il s’était produit chez lui. Alors il marchait. Dans le village, sur les sentiers tracés entre les habitations, de hutte en hutte, sans que personne ne fît réellement attention à lui – il reçut bien quelques salutations polies ou joyeuses, auxquelles il répondait systématiquement par un geste vague et par un sourire pas très convaincant. Le temps passa longuement, sans qu’il ne le réalisât vraiment. Il passa devant la hutte de Panoramix, perdu dans les arbres à cueillir du gui. Là encore, il ne prit pas la peine de le déranger. Il passa donc son chemin.

Il emprunta finalement celui de la plage, même s’il était encore un peu tôt pour s’y rendre – Luna n’y serait sans doute pas avant une heure – mais peu importait. Il avait besoin de prendre l’air et d’être un peu seul, sans le jugement des autres.

Il se plaça face à la mer et s’assit pour contempler l’étendue d’eau qui s’agitait devant lui. Seul le bruit des vagues résonnait dans ses oreilles ainsi que le sifflement du vent qui soufflait et balayait ses cheveux en tous sens et qui faillit emporter son casque. Il préféra alors le conserver entre ses mains par prudence et le déposa entre ses cuisses. Comme il était trop près du bord, ses braies furent instantanément détrempées mais il ne s’en préoccupa pas ; c’était tout juste s’il avait pensé à poser son glaive hors de portée de l’eau mais à moins d’une longueur de bras de lui, de sorte qu’il fût en mesure de le saisir aisément en cas de problème. Son regard se porta au loin, au-delà de la surface miroitante et jusqu’à l’horizon, grisâtre et chargé de nuages. Cette vue n’apportait rien de bon, pourtant elle réussit à le détendre. La tranquillité apparente du paysage le détendait. Il comprenait sans doute mieux le besoin de Luna de venir régulièrement ici même s’il n’irait pas jusqu’à dire qu’il en serait de même pour lui. Mais il comprenait.

Il ne sut combien de temps il resta ainsi. Tandis que son esprit dérivait vers d’autres rivages à la consistance abstraite, il n’entendit pas les pas légers qui firent crisser le sable en même temps que la silhouette approchait. Elle s’assit et il ne l’aperçut que du coin de l’œil, pour se retourner immédiatement vers elle. Luna lui adressa un sourire amusé.

— Je suppose que c’est à chacun son tour, fit-elle avant de redresser la tête vers le ciel et de fermer les yeux, comme pour savourer la caresse violente du vent.

Il était plus gênant qu’autre chose et pourtant elle l’appréciait. Peut-être était-ce son côté sauvage qu’elle aimait ? Cette pensée le fit sourire. Ce devait sans doute être cela.

— Tu es arrivé tôt. Il y a eu un problème ?

— Pas vraiment. J’avais juste besoin de réfléchir.

Pas un mouvement n’indiquait qu’elle l’avait entendu, d’autant plus qu’elle ne rétorqua rien. Le silence se prolongea quelques secondes supplémentaires sans qu’Astérix ne trouvât quoi que ce fût à dire. Enfin, il y avait des choses dont il lui fallait discuter avec elle mais il ignorait comment les introduire. En vérité, à présent qu’il était devant le fait accompli, il hésitait à lui dévoiler ces sentiments qu’il lui cachait depuis de nombreux jours voire semaines. Après tout, cela valait-il vraiment la peine de mettre en jeu leur amitié et leur complicité ? Il se doutait qu’elle ne les partageait sans doute pas. Rien ne l’indiquait et puis, comment aurait-elle pu s’intéresser à lui ? Il n’avait rien pour lui. Il était trop petit – elle-même qui n’était pas très grande l’était plus que lui – il n’était pas véritablement musclé et n’avait pas un visage agréable. Oh, son intégrité jouait en sa faveur et en même temps expliquait certainement son amitié pour lui, mais pas au-delà.

— Alors ? Pourquoi souhaitais-tu que nous nous voyions ici ? fit-elle soudain sans ouvrir les yeux ni bouger, et il crut un instant qu’il avait juste imaginé ses paroles.

Astérix ouvrit la bouche sans parler, indécis et les yeux perdus sur la surface grise. Il ne répondit tout d’abord pas. Durant ces quelques secondes où il réfléchit, il ne vit pas Luna ouvrir les yeux pour le fixer quelques secondes avant de se raidir et de tourner son attention dans la direction opposée, plus loin sur la berge. Il ne vit pas non plus des silhouettes s’approcher d’eux et s’arrêter à quelques pas de distance. En vérité, il ne les vit que lorsqu’il aperçut Luna se relever. Surpris, il se redressa à son tour et jaugea alors celles qui venaient d’arriver, étonné.

Il s’agissait de deux femmes, et ce n’étaient pas des villageoises ni même des romaines. Blondes toutes les deux, elles étaient très différentes mais l’une d’elles, la plus petite, ressemblait beaucoup à Luna bien qu’elle eût les yeux bleus presque gris. La seconde avait les cheveux plus foncés et presque dorés mais obscurcis par la semi-obscurité ambiante ; la froideur de ses traits associé à son teint pâle s’y accordait aisément. Outre leur présence, ce fut surtout leur tenue qui le surprit ; elles portaient toutes deux de longues toges blanches semblables à celle de Panoramix, tenues par une ceinture de fils d’or et complétées par un large voile jeté sur leurs épaules. Aucune ne regardait le guerrier, trop stupéfait pour songer à récupérer son épée. Elles se contentaient de fixer Luna qui retournait leur regard, et sans qu’il ne sût bien pourquoi, il lui semblait ressentir une certaine émotion se dégager entre elles, comme si elles se retrouvaient. Pas seulement pour ces deux femmes mais aussi pour Luna ; ses traits tirés semblaient hésiter sur la conduite à tenir et non pas dégager la seule surprise ou crainte auxquelles il aurait cru s’attendre. Comme si elle les connaissait, et surtout comme si elle se souvenait d’elles.

Il ne comprenait pas : d’où sortaient-elles et que leur voulaient-elles ? Et puis pourquoi ces vêtements ? Seuls les hommes avaient le droit de devenir druide et de porter cette toge ! A moins qu’elle n’eût une autre signification pour elles et pour leur peuple, ce qui restait plausible.

Sa gorge se serra. Il était sûr qu’elles étaient là pour Luna, l’évidence était indéniable. Après cet échange de regards, la plus petite des deux ne se retint pas davantage et s’approcha pour prendre les mains de celle à qui elle ressemblait, visiblement soulagée, et celle-ci se laissa faire, tout aussi émue. Elle murmura un simple mot qui fit sombrer le cœur du guerrier, sonnant comme une confirmation :

— Yucca.


Texte publié par Ploum, 27 janvier 2019 à 21h39
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