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tome 1, Chapitre 10 tome 1, Chapitre 10

La nuit était déjà tombée et pourtant, le village était en pleine effervescence. Un immense banquet avait été dressé en l’honneur de leurs compagnons fraichement arrivés et un grand feu trônait au centre des tables disposées en carré. Au-dessus de ce dernier, plusieurs carcasses de sanglier cuisaient lentement à la broche et la graisse gouttait sur les braises, laissant s’échapper des volutes de fumée à leur contact. Régulièrement, les villageois chargés de leur cuisson faisaient couler du jus sur la viande en même temps que la broche tournait et le feu grésillait davantage. La chaleur était étouffante, rendant ainsi le travail éprouvant mais ils n’étaient pas les seuls à l’effectuer ; ces hommes se remplaçaient à intervalles réguliers afin de pouvoir eux-mêmes profiter du repas.

La plupart des convives étaient, comme à leur habitude, des hommes ; ces derniers étaient d’ailleurs tous présents. Les enfants, eux, étaient déjà couchés malgré leurs protestations et la plupart de leurs mères se trouvaient également chez elles. Il y eut finalement peu de femmes ce soir-là – et malheureusement pour elle, Luna en faisait partie. Il fallait avouer qu’il était difficile de trouver une excuse pour ignorer l’invitation de son hôte au festin tenu en l’honneur de ses parents. Elle avait bien songé à se faire porter pâle mais elle savait que cela aurait inquiété Astérix, ce qui aurait sans doute gâché sa soirée – si tant est qu’il y serait allé, car elle savait qu’il aurait été capable de ne tout simplement pas s’y rendre pour rester auprès d’elle et cela n’aurait pas été correct de sa part, d’autant plus qu’il ne voyait pas souvent ses parents. Elle rongeait donc son frein, mal à l’aise parmi tous les autres. Le regard appuyé de Praline qui pesait sur elle de temps à autre n’arrangeait pas les choses et le fait qu’elle fût la mère d’Astérix la gênait encore plus vis-à-vis d’elle. Jusqu’à présent elle ne lui avait jamais parlé mais elle craignait déjà la future confrontation ; son jugement était déjà fait avant même qu’elles ne se fussent réellement fait face. Heureusement, le père d’Astérix paraissait bien plus commode. Mais comme Valine était également présente avec son frère, elle s’était empressée de se joindre à eux au grand dépit d’Astérix et Obélix dans le but de se défiler et d’éviter leurs parents respectifs. Ainsi, plusieurs sièges les séparaient et il leur était difficile de l’apercevoir, sauf en se penchant en avant. Cette fête en soi ne trouvait aucune grâce aux yeux de la jeune femme – elle allait définitivement développer une allergie au sanglier rôti, à ce rythme-là – et plus le temps passait, plus elle tendait à virer au cauchemar.

Ses fines lèvres se pinçant en une grimace de plus en plus marquée à mesure que son dégoût augmentait, Luna triturait à l’aide de sa fourchette les effiloches de muscle cuit qu’elle avait détaché de l’os avec peu d’appétit. Elles trempaient dans un mélange de jus de viande et de gras fondu dont quelques gros morceaux ponctuaient son assiette, ce qui ne l’aidait pas à la finir. Un coup d’œil sur sa droite lui confirma que Valine se trouvait dans le même cas qu’elle – mais celle-ci avait abandonné la partie et s’appliquait juste à réunir le tout en un petit tas plus ou moins homogène. Une stratégie comme une autre pour s’occuper en attendant que la soirée s’achève. Tout autour d’elles résonnaient les rires gras des hommes et leurs plaisanteries salaces qui ne cessaient d’assombrir l’humeur de Luna – Valine, elle, ne les entendait même pas. Elles étaient les seules à ne pas réussir à profiter de cette soirée. Même Pratix le faisait à sa manière, c’est-à-dire discrète et bien plus sobre que l’essentiel de ses congénères. Elle avait l’impression que tout un monde la séparait de tous ces gens. Enfin, il y en avait déjà un qui séparait les hommes de leurs femmes.

Elle ne put retenir un autre soupir de quitter ses lèvres. Encore. Cela faisait combien de fois déjà ?

Elle ne vit pas Valine retourner son visage vers elle pour la contempler quelques secondes. Elle l’entendit seulement murmurer du bout des lèvres :

– Nous ne sommes pas obligées de rester ici, tu sais. Ils remarqueront à peine notre départ.

En prononçant ces mots, elle écarta la dérangeante assiette, au centre de laquelle trônait fièrement un tas de muscle et de graisse. Cependant, elle fut vite récupérée par un voisin, ce qui évita ainsi le gâchis. Luna lâcha sa fourchette et l’imita ; son assiette disparut tout aussi vite que la précédente.

– Tu as raison, c’est idiot. Je… on y va ?

Valine acquiesça et, en silence, elles quittèrent les bancs, prétextant à son frère le besoin de se dégourdir un peu les jambes pour digérer. Il hocha vaguement la tête en leur direction avant de se retourner vers son voisin, occupé à raconter un événement. Ce devait sans doute être amusant, du moins de leur point de vue, car plusieurs de ses camarades éclataient déjà de rire. Elles-mêmes préférèrent fuir les lieux et reculèrent jusqu’à l’ombre des arbres. Mais tandis que Valine amorçait un premier pas en direction des habitations et de leurs huttes, Luna la retint par le bras.

– Ça te dérange si nous… sortons d’abord un peu ? Nous n’avons pas besoin de rentrer dès maintenant, si ? A moins que tes parents –

– Où veux-tu aller d’autre ? s’étonna Valine, plus intriguée qu’inquiète. C’est peut-être un peu tard pour une balade en forêt !

Mais Luna secoua la tête dans le but d’écarter cette proposition.

– Non, je pensais plutôt à la plage. Je… je voudrais te montrer quelque chose, ajouta-t-elle d’un ton plus bas encore, comme si le but n’était pas seulement de rester discrètes mais de garder secret ce qui se disait entre elles.

Valine le comprit parfaitement et n’en fut que davantage étonnée. Son visage en fut d’ailleurs le parfait miroir.

– Me montrer quoi ? rétorqua-t-elle, adoptant le même ton qu’elle.

Mais Luna refusa d’en révéler davantage ; au contraire, elle insista sur la discrétion qu’elle souhaitait conserver.

– Et promets-moi de ne le répéter à personne. Que cela restera un secret entre nous. Je ne veux pas que quiconque le sache – tu sais comment les gens me considèrent ici.

Enfin surtout les femmes, mais aucune des deux n’estima nécessaire de chipoter à ce sujet. Valine comprenait que Luna n’eût pas davantage confiance en les hommes qu’en ces dernières ; la plupart était marié et leurs épouses finissaient donc par savoir ce dont eux-mêmes avaient pris connaissance, que ce fût volontaire de leur part ou non.

– Pas même Astérix et Obélix ? s’étonna Valine.

Pas qu’elle comptât leur dire quoi que ce fût, elle était loin d’être une rapporteuse ; si on lui demandait de garder un secret, elle respectait sa promesse sauf si cela relevait d’une force majeure. Les occasions étaient donc très rares et elle doutait que ce fût le cas ici. En même temps, c’était une question d’éthique et de confiance. Et d’amitié aussi.

– Non. Pas pour le moment. Je… je préfère y réfléchir d’abord.

– Mais de quoi tu parles ?

Elles n’avaient pour l’instant pas quitté le couvert de l’immense arbre qui jouxtait le banquet et les cris couvraient leurs paroles, les forçant à se pencher l’une vers l’autre pour se parler et pour s’entendre. Mais vu les circonstances, elles n’allaient pas s’en plaindre.

– Pas ici. Viens, fit Luna en la tirant par le poignet.

Poussée par la curiosité, Valine céda et la suivit. Elles s’éloignèrent dans l’obscurité et prirent la direction de la plage. Mais contrairement à ce qu’elles crurent, leur départ ne fut pas aussi discret qu’elles le pensaient. Un léger malaise pesant dans son esprit, Astérix les regarda s’éloigner et leurs silhouettes disparaitre entre les ombres dans la direction opposée aux huttes dans lesquelles elles logeaient toutes deux. Un sentiment étrange lui étreignait le cœur et il était incapable d’estimer si c’était un bon ou un mauvais pressentiment mais il en craignait la réponse. Et surtout l’origine, qu’il ne parvenait pas du tout à définir. Qu’il ne souhaitait pas du tout définir.


Texte publié par Ploum, 1er janvier 2019 à 23h38
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