Le jeune homme tenait fermement son sac, tandis qu’il courait comme il le pouvait au milieu des grands sapins aux branches couvertes de neige. Il ne s’était certainement pas attendu à rencontrer un kaptar dans un lieu si proche des habitations humaines.
De retour du village voisin, il cheminait tranquillement vers la propriété de ses parents, qui se situait à deux heures de marche, quand une immense forme pâle s’était dressée devant lui. En tant qu’apprenti chasseur de monstres, il avait aussitôt reconnu cette haute silhouette humanoïde recouverte de poils blancs, au visage simiesque, qui le dépassait bien de deux têtes. L’être avait braqué sur lui ses yeux couleur d’or rouge, intensément brillants. En dépit de sa carrure impressionnante et de sa puissance physique, Erasmus avait compris qu’il n’avait aucune chance face à cette créature, pas sans préparation ni matériel adéquat. Il ne portait sur lui qu’un simple couteau de chasse et un bâton ferré… Bien peu de choses pour affronter un tel monstre !
Sa seule solution était la fuite. Il s’était lancé dans la forêt hivernale, en espérant qu'en louvoyant entre les sapins, il sèmerait plus aisément le kaptar. En dépit de son entraînement, le jeune homme commençait à haleter. Il s’arrêta pour souffler, puis tendit l’oreille : le crissement des pas lourds de la créature dans la neige lui parvenait toujours, ainsi que sa respiration rauque. Il ferma les yeux, priant pour que tout cela ne soit qu’un mauvais rêve, et se plaqua contre le tronc d’un arbre énorme, au milieu d’une poignée de frondaisons qui dissimulaient tout juste ses larges épaules.
Le monstre avançait, sans se décourager, droit vers lui. Erasmus songea à ses parents, mais surtout à sa sœur jumelle, Desideria, qui ne recevrait jamais ce qu’elle l’avait envoyé chercher au village voisin. La jeune fille était si frêle qu’elle pouvait à peine bouger d’une pièce à une autre. Que deviendrait-elle sans lui ?
« Pour une fois que je ne traquais rien… grommela-t-il. Je suis blanc comme neige ! C’est ce monstre qui veut me mettre dans son assiette ! »
Il doutait que ce genre de créature se serve d’une assiette, mais l’idée était là. Il serra machinalement contre lui le sac qu’il avait rapporté… Certes, il ne contenait rien de précieux en soi : juste des biscuits et les cadeaux que les jumeaux avaient projeté d’offrir à leurs parents. Et même si c’était un peu stupide, il était prêt à les défendre au péril de sa vie plutôt que décevoir Desideria, qui lui avait confié la tâche de la rapporter chez eux…
Soudain, un bruit tout proche le fit sursauter. Il tenta de se faire le plus petit possible, mais c’était peine perdue ! Une grande main poilue attrapa son épaule et le traîna sans ménagement hors de sa retraite. Erasmus vola dans la neige et se retrouva à plat ventre, le souffle coupé, à moitié enfoui sous la poudreuse. Il avait lâché son ballot dans l’affaire.
Quand il eut enfin repris sa respiration, il se redressa, trempé et contusionné, pour voir la créature défaire maladroitement son paquet d’étoffe. Les gros doigts malhabiles déchirèrent le tissu et fourragèrent dans le sac de papier épais qui contenait les biscuits préparés par une vieille femme des environs : découpés à l’emporte-pièce en forme de sapins, ils dégageaient une appétissante odeur de citron et d’épices. Avec une délicatesse inattendue, le kaptar en saisit un entre le pouce et l’index et le porta à ses larges narines rosées, avant de l’enfourner dans sa bouche.
Erasmus aurait pu en profiter pour s’enfuir, mais il ne pouvait se résoudre à abandonner derrière lui les cadeaux pour sa famille. Les biscuits semblaient perdus, mais l’épaisse écharpe verte pour son père et la boîte à musique destinée à sa mère pouvaient être encore sauvées…
Le jeune homme regarda autour de lui et trouva un morceau de bois qu’il lança contre un tronc, juste derrière le kaptar. Alertée par le bruit, la créature se retourna.
Erasmus en profita pour bondir et lui arracher des mains le ballot à moitié défait. Quelques gâteaux tombèrent dans la neige, mais il les abandonna volontiers au monstre…
C’était sans compter les réflexes fulgurants de cet être, qui le rattrapa par le pan de son long manteau et le traîna de nouveau vers elle. Il se retrouva assis sous le regard rouge-orangé de la bête. Elle ouvrit largement la gueule, dévoilant de larges dents blanches, certes pas celles d’un carnassier, mais dominées par des canines plus fortes et aiguës que celles d’un homme… Il savait que tirer son couteau ne ferait que l’énerver encore plus. Elle semblait plus curieuse que réellement agressive. Sans doute était-il possible de la calmer. Le jeune homme arracha ses moufles et fourragea à l’aveugle dans le sac à la recherche d’autres gâteaux, mais ses doigts rencontrèrent un objet dur et froid… La petite boîte couverte d’argent ouvragé qui contenait le délicat mécanisme destiné à jouer de la musique. Il la sortit et tourna la clef ; aussitôt, une douce mélodie s’éleva… une berceuse mélancolique qui parlait d’une rivière entraînant le temps et les sentiments…
La créature se figea, avec une expression perplexe et presque comique sur sa face prognathe. Elle inclina la tête sur le côté, comme un mélomane qui écoutait sa symphonie préférée.
Erasmus retint son souffle, afin de ne pas la troubler, et commença à reculer, petit à petit. Mais à chaque fois qu’il glissait presque imperceptiblement en arrière, le monstre se rapprochait. Au bout d’un moment, le rythme de la mélodie ralentit, les dernières mesures retentirent et la musique s’arrêta.
Le kaptar demeura perplexe, puis sa face se chiffonna et il se mit à grogner sourdement. Le jeune homme remonta en vitesse la clef. Les notes cristallines s’égrenèrent de nouveau dans l’immense forêt enneigée. Les doigts d’Erasmus commençaient à s’engourdir, mais il n’osait pas lâcher la petite boîte argentée. Le froid pénétrait ses vêtements et des frissons parcouraient son corps. Il perdit tout espoir de s’en tirer vivant…
À moins que…
Certes, cette boîte à musique était le cadeau de solstice pour sa mère, mais la vie de son fils n’était-elle pas finalement plus importante pour elle qu’un simple objet ? Il trouverait toujours un autre présent à lui faire, et Desideria lui pardonnerait certainement, étant donné les circonstances… Il remonta le mécanisme à fond et tendit la boîte à la créature. Après un temps d’hésitation, le kaptar la saisit entre ses gros doigts, avec une délicatesse inattendue. Il la garda au creux de sa paume et la contempla avec un regard presque extatique. Cette fois, quand Erasmus se traîna à reculons, ramassa ses moufles et réunit ses affaires, il le laissa faire sans le retenir. Le jeune homme se releva d’un bond et fila à vive allure, sans se retourner, vers la maison familiale.
Bien entendu, il dut tout avouer à Desideria. La jeune fille le gronda un peu, autant par crainte rétrospective que par déception, mais admit finalement qu’il n’aurait pas pu faire autrement. Ils décidèrent d’offrir à leur mère un mouchoir brodé par les soins de Desideria. Ce serait un cadeau moins prestigieux, mais il ferait l’affaire.
Les jumeaux ne soufflèrent pas un mot à leurs parents de la mésaventure d’Erasmus. Deux jours plus tard, quand son père l’envoya de nouveau au village pour chercher du papier et de l’encre, le jeune homme prit soin, cette fois, de se munir de son énorme arbalète et d’un pistolet chargé. Tandis qu’il suivait le sentier de la forêt, il entendait du bruit dans les buissons. Il se figea sur place, la main sur la garde de son arme ; les choses allèrent très vite. Le kaptar sortit des taillis, jeta quelque chose à ses pieds et disparut, avant même qu'il ne puisse réagir. Quand il fut revenu de sa surprise, Erasmus se pencha pour ramasser l’objet et l'éleva dans la lueur d'un soleil fugace. Il resta bouche bée : il s'agissait d’un splendide morceau d’ambre, d’un roux doré translucide à peine pailleté d’une volée de pétales nacrés d’un petit papillon aux ailes déployées, enchâssés pour l’éternité dans la résine fossilisée.
Il le glissa dans sa poche avec un sourire : sa mère aurait tout de même un présent digne de ce nom !
« Bon solstice, kaptar, murmura-t-il en souriant. J’espère ne jamais avoir à te mettre à mon tableau de chasse ! »
Le kaptar, également appelé almasty, est une créature mystérieuse qui habiterait la chaîne montagneuse du Caucase. Il s'agirait d'un grand primate dont la description est proche de celle du yéti.
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