Dimanche 5 décembre.
Un crissement métallique régulier déchirait le froid silence de cet après-midi d’hiver.
Le ciel de décembre, blafard, se mirait sur l'asphalte détrempé de l'immense parking vide du supermarché et y crachait par moment une bruine neurasthénique.
Le vent glacial avait chassé le chaland de la zone commerciale. L'aire de jeux du Fastfood, d'ordinaire si animée, était déserte. Le toboggan, le tourniquet et les chevaux à ressort défraichis, pathétiques dans le jour morose, semblaient avoir oublié les rires des enfants.
Il y en avait bien un, pourtant, seul, jouant sur la vieille balançoire grinçante.
Son ciré jaune vif paraissait luire dans le paysage uniformément grisâtre, tel un leurre sur des eaux troubles. Le grondement d’un moteur masquait parfois la plainte monotone des chaînes de son jeu, puis s'effaçait dans le lointain.
"Hohoho! Bonjour, petit garçon !" Lança soudain une voix chaleureuse.
Les semelles de caoutchouc colorées frottèrent le bitume et le tintement des anneaux métalliques s'affola. Le garçon se retourna vers un adulte trapu barbu et ventru, tout de rouge vêtu, qui se tenait de l'autre côté de la barrière.
"T'es qui ?"
- Oh oh oh ! Mais tu le vois bien ! Je suis le Père Noël !
- Le vrai ?
- Mais oui, le vrai. Tiens, regarde, j'ai des bonbons. Tu en veux ?
Dans la large paume gantée de noir brillaient de petites boules aux couleurs aussi vives que les LED d'une guirlande électrique. Le gamin approcha en courant, sans remarquer la veste râpée, sans doute bon marché et la barbe malpropre à l’aspect synthétique qui donnaient bien peu de crédibilité au personnage.
Sans attendre, il déballa une friandise et l'enfourna aussitôt dans sa bouche.
" Ils sont bons, hein mon petit ? Tu en veux d'autres ?"
Il hocha la tête avec enthousiaste pour toute réponse.
"Viens avec moi, j'en ai plein ma hotte!"
- Elle est où, ta hotte ?
- Je vais te la montrer ! Viens, viens vite !
Le grand homme botté guida le petit garçon derrière le restaurant, se glissa à travers un large trou ménagé dans un grillage rouillé, que dissimulait la rangée de bennes à ordures du centre commercial. Il passa ainsi dans la vaste cour au bitume défoncé d’une entreprise visiblement à l’abandon, puis se dirigea vers un entrepôt délabré. Une camionnette qui avait dû être blanche dans une autre vie était garée là. Dans le dos de l'inconnu, le pas du petit garçon frappait le sol goudronné avec la régularité d’un métronome.
Ils étaient maintenant à l’écart de tout. Des magasins, de la route, et des caméras de vidéosurveillance.
"Il est où ton traîneau ? Demanda l’enfant.
- Il est resté au Pôle Nord, je ne le sors que le jour de Noël, voyons, Oh oh oh!"
Il cessa de rire pour forcer l'ouverture des portières arrières.
"Pourquoi tu dis toujours « Oh oh oh » ?
- Parce que je suis le Père Noël. Tu es un petit curieux, toi, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas grave, j’aime beaucoup les petits curieux. Rentre dans le coffre. Les bonbons sont à l’intérieur."
Le môme grimpa dans le véhicule, sans l’ombre d’une hésitation. Il y régnait une odeur de vielle banquette de cuir à moitié moisie et un désordre indescriptible: un rouleau de corde, un autre de gros scotch noir, plusieurs bouteilles de bière vides, une pelle et une pioche, une couverture mal propre, un jerrycan, une grande toile de jute, un cric, une roue de secours, un bleu de travail et de vieux magazines avaient été jetés là, pèle-mêle.
"Ils sont où les bonbons ?
- Cherche. Ça fait parti du jeu."
Le battant se referma.
"Pourquoi tu ne dis plus « Oh oh oh » ?
- Tu poses trop de questions."
L'homme jeta sur la tête du garçonnet un sac immense qui l’engloutit tout entier. D'un geste vif, il le retourna, le ficela, puis le jeta sur le plaid, contre la banquette arrière. Il troqua ensuite sa pelure rouge pour la salopette, sortit du fourgon et en fit le tour pour revenir s'asseoir à la place du conducteur. Il prit alors le temps d'allumer une cigarette et d'en savourer chaque bouffée malodorante. Enfin, il écrasa son mégot dans un cendrier déjà plein et mit le contact.
La camionnette roula une petite demi-heure à allure modérée avant de se garer au fond de la cour gravillonnée d'une masure de banlieue. Le sac n'avait pas bougé. Le gaillard le chargea sur son épaule sans plus de précaution qu'il n'en aurait eue pour un colis de pomme de terre. Son trousseau de clefs en main, il passa le seuil de son logis. Il laissa tomber sa gibecières sur le tapis, tira les rideaux, alla tourner le verrou. Puis, se frottant les mains, vint libérer sa prise. Le gamin rampa à quatre pattes sur le plancher, l'air désorienté.
Le kidnappeur n'eut pas le temps de s'attarder. On sonnait à la grille. Il jeta un coup d'œil à la fenêtre. Sa mère. Il jura. Attrapant le gosse par la capuche de son manteau, il le força à entrer au sous-sol.
"Sois sage, je reviens. Si tu cries, je te tue, c'est clair?"
Le bambin hocha la tête, le regardant avec un air de lapin pris dans des phares. La trappe gémit et claqua.
Resté seul dans la pénombre, l'enfant regarda autour de lui. La seule source de lumière était un étroit vasistas crasseux, juste sous le plafond bas de la pièce. Il ne s'y trouvait qu'un matelas sale et puant, un seau métallique et une table en formica déformée par l'humidité. Le gamin retourna la bassine, y pris appui pour monter sur la table. En se juchant sur la pointe de ses pieds, il pouvait atteindre la minuscule vitre rectangulaire. Mais il ne put voir au travers, son souffle couvrant instantanément de buée ce que le givre ne masquait pas déjà. Sur le verre, le gel et la brume mêlés avaient fait apparaître un visage féminin, doux et triste, coiffé d'une chevelure étoilée. Il la contemplait encore lorsque la plainte de la porte résonna dans la cave.
"Alors, on essaie de se faire la belle ? Ricana-t-il d'une voix méchante. C'est pas la peine, t'y arriveras pas. Aucune proie ne m'a jamais échappé. Maintenant tu es à moi.
Le petit le fixait d'un air grave.
"Toi, t'es pas le vrai Père Noël.
- Bien vu. J'suis pas le Père Noël. Tu sais qui c'est qui punit les gens méchants avant le passage de Papa Noël ?
- Oui."
La voix aigrelette du garçonnet avait comme déraillé. Il releva la tête et fixa son ravisseur de ses yeux incandescents.
"C'est moi."
Lundi 6 décembre.
Ce matin là, les habitants d'une petite ville de province sans histoire furent réveillés en sursaut par les appels de leurs amis affolés. Ils l'avaient déjà été, sept ans auparavant, jour pour jour, lorsque l'on avait retrouvé le corps sans vie d'un petit garçon jeté dans une rivière. Un meurtre atroce qui n'avait jamais été élucidé.
Cette fois, c'était le cadavre d'un homme que l'on avait découvert. Déchiqueté à coups de fouet dans sa propre cave. Dans sa main, crispée par la douleur, le ciré jaune de sa victime.
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