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Robin Harkwood passa une fois de plus les mains sur son visage. Ce soir-là, après au moins trois jours à travailler sans être rentré chez lui, il n’en pouvait plus. Il avait besoin de laisser ce canapé qui lui rompait les reins ici et de retrouver le confort de sa maison. Retrouver sa femme Meredith, leur grand lit douillet, la chaleur de son chez lui. Retrouver son petit Jude qu’il n’avait pas vu depuis trop longtemps, pouvoir lui parler peut-être…

Il éteignit son ordinateur et retira sa blouse blanche, prévint ses collègues qu’il rentrait chez lui ce soir et sortit du bâtiment avec le sentiment d’avoir vieilli d’une décennie. Depuis plus de quinze ans qu’il travaillait ici jamais il ne s’était senti aussi épuisé. Après avoir marché un peu, il se retourna pour regarder l’endroit où il passait sa vie. Le grand building de verre frôlait le ciel et reflétait les trop chaudes lueurs de soleil couchant. Le professeur Harkwood, du haut de son bon mètre quatre-vingt, de ses quarante-trois ans et de sa montagne de diplômes en robotique ne pouvait s’empêcher de se sentir complètement minuscule à côté de cette structure, immense, bâtie pour abriter la section européenne de l’institution Dum Spiro Spero. Une institution scientifique internationale pour laquelle il avait presque vendu son âme et en laquelle il croyait dur comme fer. Jusqu’à la seconde précédente. Parce que, pour la première fois de sa vie, Robin Harkwood se demanda si vraiment tout ce qu’ils faisaient avait un sens.

Le chercheur entreprit de rentrer chez lui à pieds, comme il aimait à le faire, ignorant le tramway électrique dernier cri qui le frôla. Marcher débloquait sa réflexion, mais ce soir-là ses songes étaient tournés uniquement vers le sentiment d’inutilité qu’il ressentait, et son incapacité à le résoudre. Des années que leurs recherches n’avançaient pas. Si Robin avait choisi cette voie, c’était pour trouver un remède à la planète malade, suffocant d’abriter trop d’humains et ne pouvant plus subvenir à leurs besoins. Sa propre histoire familiale comme celle de tant d’autre en avait pâti : il était anglais, et sa grand-mère était la dernière à être née en Grande-Bretagne. L’île n’avait ensuite pas tardé à être dévorée par les eaux, tout comme la plupart des côtes et des territoires insulaires du monde entier. Le soleil se rapprochait et avait déjà augmenté le niveau des océans de manière incroyable, décimant des populations entières. Le thermomètre affichait depuis un siècle des températures de plus en plus chaudes. Les réfugiés climatiques engorgeaient les terres survivantes et la planète n’en pouvait plus : le monde allait sombrer sous son propre poids. L’institution Dum Spiro Spero était née pour tenter de résoudre cette situation

Constituée de chercheurs et de scientifiques de tous les pays, optimistes, doués et persévérants, elle n’obéissait à aucun organisme ni État et était divisée en trois sections : une américaine basée à Denver, une asiatique à Xi’an et une européenne à Genève. Robin Harkwood travaillait pour cette dernière et s’y consacrait corps et âme. Il avait foi en sa mission, se savait utile pour sauver l’humanité. Jusqu’à maintenant.

Car juste avant de quitter son bureau, il avait reçu, comme tous ses collègues, un mail de la section américaine les prévenant des avancées de la mission sur Mars, leur espoir le plus tangible depuis des décennies. La planète rouge n’était pas encore prête à accueillir des hommes. La Terre sombrait beaucoup plus vite que les anciens l’avaient prédit et ils n’avaient plus aucune solution sérieuse pour l’instant. Robin n’avait plus la force de sa jeunesse pour rebondir aussitôt et chercher de nouveau. Là, il voulait simplement rentrer chez lui.

Grâce à son salaire plutôt confortable, le scientifique pouvait habiter dans l’un des plus anciens quartiers de Genève, au troisième étage d’un immeuble réhabilité aux dernières normes et nouveautés technologiques. Un immeuble payé par Dum Spiro Spero.

Il se pencha pour faire reconnaître son œil et débloquer la porte d’entrée, qu’il poussa, puis prit l’ascenseur et rentra chez lui, dans son appartement de cadre, propret, avec une jolie vue sur la vieille ville. Avant d’entrer, il laissa la machine installée sur le pas de la porte l’embrumer d’un brouillard désinfectant. Le poids du monde sembla disparaître alors qu’il croisa le sourire de sa femme, assise devant la table basse à corriger les copies de ses étudiants.

– Bonjour toi, lui dit-elle en s’approchant pour l’embrasser.

Meredith était un ange. Depuis des années, elle supportait le rythme de fou de son mari sans jamais broncher et élevait pratiquement seule leur fils de dix ans, Jude. Elle était belle, et intelligente : avant d’arrêter pour se consacrer à leur enfant, elle travaillait dans le même bureau que lui, où ils s’étaient rencontrés. Elle avait dû raccrocher la blouse et se contenter d’un poste universitaire lorsque Jude fut détecté porteur d’une maladie auto-immune violente sur laquelle peu de recherches étaient faites. Le monde en voie d’extinction n’avait pas vraiment le temps ni les fonds de se consacrer à des maladies aussi rares que nouvelles, et Jude ne recevait aucun traitement adapté à la violence de ses symptômes.

Le chercheur ne dit rien, et sa femme comprit aussitôt qu’il n’avait pas envie de parler, pas tout de suite. Elle le laissa se laver les mains avec de la lotion antibactérienne, rituel que tous les visiteurs de cet appartement avaient pris pour ne pas risquer de contaminer Jude. Meredith Harkwood était dotée d’une sensibilité que peu de personnes possédaient, et sut tout de suite comment distraire son mari. Elle lui parla de leur enfant et des progrès qu’il avait effectués avec les médecins alors qu’ils s’installaient dans leur petit salon douillet. Il n’en fallut pas plus pour que Robin retrouve le sourire, car si son métier le passionnait, son seul et unique fils était sa raison de vivre. C’était pour lui qu’il faisait tout ça, lui qu’ils avaient tellement eu de mal à concevoir et qui était arrivé dans leur vie comme un miracle.

– Il a encore dessiné ce matin, au réveil…

Le ton de Meredith se fit plus inquiet et de suite, Robin fronça les sourcils.

– Ses rêves, hein ?

– C’est ce qu’il dit.

Jude dessinait chaque jour lorsqu’il se levait. Il dessinait des paysages idylliques que l’on ne trouvait plus que dans les vieux livres d’histoire naturelle, ou dans les contes. Des paysages qu’il disait avoir vus dans ses rêves, où il racontait à chaque fois qu’il sentait l’odeur des roses sauvages, caressait les faons et courait pieds nus dans l’herbe.

Mais Jude n’avait jamais senti le parfum des fleurs naturelles. Il n’avait jamais ne serait-ce que vu le moindre animal sauvage. Et jamais n’aurait pu se promener dans l’herbe pieds nus sans s’esquinter les pieds de sa toxicité.

En 3041, le peu de nature qu’il y avait sur Terre était trop hostile à l’homme pour qu’il puisse encore vivre avec elle. C’était comme si elle se défendait des dommages qu’il lui avait faits, et maintenant avait enclenché une procédure d’autodestruction qui allait emporter avec elle la race humaine qui l’avait maltraitée.

– Et ce Jacob, il en a parlé encore ?

– Oui, répondit Meredith en soupirant. De plus en plus souvent.

Elle secoua la tête de droite à gauche.

– Pourtant…

– Je sais, personne ne correspond au portrait qu’il en fait, compléta Robin. Et on ne rêve que des personnes que l’on a déjà croisées.

Le scientifique but une gorgée du whisky servi par sa femme. Un ange passa.

– Et ses notes ?

– Excellentes, comme d’habitude.

Meredith s’occupait elle-même de la scolarité de son fils. Esprit brillant qui parvenait à s’adapter à la fois à des conférenciers, des étudiants mais aussi à un garçon de dix ans surdoué, Meredith était pour son mari une femme admirable et parfaite. En toute objectivité, bien sûr.

– Je peux le voir ?

Meredith lui adressa un de ses sourires dont elle avait le secret.

– Il dort, mais bien sûr.

Les parents traversèrent le couloir pour rejoindre la chambre de leur fils. Meredith poussa la porte avec précaution, et le rais de lumière vint éclairer le visage paisible du garçon. Robin sourit, sourire qui se fana lorsque son regard remonta sur le mur du garçon, au-dessus de son lit, où il avait épinglé ses dessins. De magnifiques croquis, certains colorés par de la peinture à l’eau que le garçon avait ajoutée à postériori. Tous avec des paysages idylliques et des personnes inconnues, qu’il n’avait jamais pu voir de ses propres yeux mais avec un réalisme saisissant. Robin se mordit les lèvres, l’inquiétude l’envahissant alors qu’il ferma la porte. Son regard rencontra celui de sa femme, et il sut qu’elle était aussi préoccupée que lui. Les « Ça lui passera » ne les rassuraient plus ni l’un ni l’autre. Il tendit les bras, et Meredith s’y logea, partageant avec lui les angoisses quant au devenir de leur unique enfant.

Le lendemain matin, Robin prit un peu plus son temps que d’habitude. Il savoura son café, accoudé au bar de leur cuisine ouverte, tandis que sa femme s’activa à se préparer pour être à l’heure devant ses étudiants. Meredith répondit à son clin d’œil taquin avec une moue vexée.

– Si jamais j’arrive en retard à cause de toi…

– Tu m’aimes.

Elle secoua la tête de droite à gauche, un semblant de sourire sur les lèvres. Avant de s’en aller, elle lança à son époux :

– N’oublie pas ton fils !

Puis la porte claqua et Robin écouta le bruit de son allure pressée s’amoindrir à mesure qu’elle s’éloignait. Il avait prévenu son chef d’équipe qui ne viendrait pas, aujourd’hui. Des années qu’il n’avait pas pris un peu de repos, et il en avait clairement besoin. Il attrapa son portable dernière génération, désactiva les notifications professionnelles pour la journée entière puis lança le journal télévisé sur son appareil, qui se projeta dans l’air à hauteur de ses yeux. Mais les nouvelles ne lui changeaient pas les idées, au contraire : toutes pessimistes, elles le renvoyaient à l’urgence pour toute son agence à trouver une solution pour la race humaine. Dépité, il changea la chaîne et opta pour une émission de bricolage.

Mais l’heure le rattrapa bien vite et il faillit oublier de réveiller son fils. Lorsque Meredith était au travail soit toutes les matinées, elle confiait Jude à un professeur particulier, M. Henri, qui lui dispensait des cours d’art. C’était Jude qui avait choisi ça, car il avait clairement expliqué qu’il voulait devenir artiste et partager tout ce qu’il y avait dans ses rêves. L’enfant avait le bel espoir d’adoucir les journées de ses contemporains en leur proposant à regarder tous les paysages incroyables qu’il parvenait à voir toutes les nuits. Le garçon avait déjà été approché par des agents artistiques via Meredith car ne pouvant sortir de chez lui, mais celle-ci, lionne protectrice, les avait rebutés en les promettant de les contacter une fois que Jude serait assez âgé pour commencer une carrière professionnelle. En attendant, Jude accrochait ses dessins aux murs de sa chambre ou les rangeait précieusement dans de grandes pochettes à dessins.

Robin poussa la porte de la chambre de son fils et s’apprêtait déjà à aller le réveiller, mais quelque chose l’en empêcha. Il resta interdit, les yeux voguant sur le lit de son fils, tentant de se rappeler l’image qu’il en avait eue avant d’aller se coucher la veille.

Non, il était sûr qu’il n’avait pas laissé son fils s’endormir ainsi. Clairement non. Il n’y avait pas toutes ces fleurs autour de son enfant, décorant la couette et tombant sur le plancher. Jude bougea un peu, puis ouvrit ses grands yeux bleus qui atterrirent sur son père.

– Bonjour papa ! le salua-t-il avec un sourire. Tu ne travailles pas aujourd’hui ?

– Jude, qu’est-ce que c’est que ça ?!

Le garçon releva le torse, et son sourire s’illumina en voyant ce qui le recouvrait.

– Ce sont des violettes, papa ! Viens voir, ça sent vraiment bon ! C’est Jacob qui m’a montré ça aujourd’hui !

Robin fut tellement surpris qu’il ne put rien dire, et Jude se leva aussitôt pour exécuter sa routine quotidienne. Le scientifique le laissa faire, trop obnubilé par cette plante qu’il n’avait jamais vue en dehors des vieux ouvrages de biologie. Il se pencha, en ramassa une et fut surpris de la consistance si fragile des pétales entre ses doigts. L’odeur, forte, envahit ses narines dès qu’il l’approcha un peu de son visage. Elle n’avait rien des plantes développées dans les laboratoires et faites pour survivre contre tout. La violette qu’il avait dans la main était fine, délicate, trop naturelle, trop précieuse. Elle ne pouvait pas venir d’ici. Le scientifique qu’il était remonta à la surface et aussitôt, Robin entreprit de collecter des fleurs dans des sachets hermétiques, et les cacha dans la poche intérieure de sa veste. Quelque chose lui disait que sa découverte ne devait pas être criée sur tous les toits. Rapidement, il décida de retourner au labo, dans la section botanique qu’il ne fréquentait jamais, afin de trouver des réponses aux questions qui fleurissaient par dizaines dans sa tête.

– Jude, il faut que tu ailles te laver, dit-il d’une voix absente.

Le gamin rechigna au début, finit un tracé, puis se rendit dans la salle de bain en traînant des pieds, laissant le temps à son père de finir son café, lancer le robot ménager pour laver et désinfecter toute la maison de fond en comble comme tous les jours et attraper son attaché-case en cuir artificiel. Jude arriva au salon, armé de ses affaires à dessin et de son sourire ineffaçable, pile au moment où la sonnette se déclencha. Robin ouvrit, attendit quelques minutes, et laissa entrer un homme sans âge qui se lavait les mains avec une lotion antibactérienne puissante pour pouvoir entrer en contact avec l’enfant sans danger. C’était un bonhomme que Jude adorait, plein de culture, ancien professeur à la retraite, en qui Meredith et Robin avait toute confiance. Jude l’accueillit à bras ouvert, et Robin lui lança un « À tout à l’heure ! » qui passa presque inaperçu. Puis il sortit dans la rue prendre le tramway qui desservait leur rue. Depuis des décennies maintenant, les voitures individuelles avaient été rendues interdites à la circulation hormis pour les grands chefs politiques, et chacun avait dû se faire à emprunter les transports en commun. Ce n’était pas quelque chose qui dérangeait Robin, il était de ceux qui n’avaient jamais posé les fesses sur le siège d’une auto. Il arriva un quart d’heure plus tard à son arrêt habituel, pile devant son établissement de travail, sortant dans la vague d’employés journaliers qui s’y rendait. Le soleil matinal ne rendait la haute tour de verre que plus magnifique encore. Il se présenta à l’accueil, sortit son badge pour le montrer aux barrières automatiques et put rentrer mais contrairement à ses habitudes, il n’opta pas pour l’ascenseur et son cinquième étage. Il continua un peu plus loin et mit les pieds sur un tapis roulant automatique, sélectionna les options et fut aussitôt dirigé vers le secteur de la recherche botanique.

C’était un espace encore plus lumineux qu’ailleurs, où de nombreuses serres s’étalaient pour profiter du soleil. De nouvelles espèces complètement créées par l’homme étaient en expérimentation ici. Robin mobilisa ses souvenirs pour se diriger vers l’une de ces serres en particulier. Il avait besoin de parler à une vieille connaissance, et s’il se rappelait bien, il devait trouver son ami en plein milieu de la serre des tomates, en train de tester les nouvelles variétés bientôt proposées à la commercialisation. Il se félicita de sa mémoire en apercevant la haute silhouette de Sven Virtanen, collègue d’origine finlandaise qui avait partagé ses premières années de formation avec lui, entre les plants que ses yeux aiguisés analysaient pour en retranscrire ses constatations sur sa tablette. Sven sourit en le voyant arriver.

– Que me vaut le plaisir de ta visite, mon ami ? demanda-t-il dans son anglais teinté d’accent. C’est bien rare de te trouver par ici, dis-moi !

Robin leva la tête pour pouvoir trouver son regard et esquissa un sourire qui ne parvint pas à cacher sa préoccupation.

– J’ai besoin de tes lumières.

Sven était le plus grand spécialiste qu’il connaissait en matière de plantes, et saurait l’éclairer. C’était en tout cas ce qu’il espérait et, après avoir vérifié aux alentours, il sortit de sa poche les sachets qui contenaient les fleurs de son fils. Sven afficha de grands yeux ronds derrière ses larges lunettes et passa une main dans sa barbe blonde dans un geste d’étonnement presque effrayé.

– Où as-tu eu ça ? chuchota-t-il.

– Je te le dirai si tu me dis ce que c’est.

Les yeux clairs de Sven se plantèrent dans les siens et Robin ne flancha pas. Le Finlandais soupira et céda. Il tapota sur sa tablette pour ouvrir le programme adéquat et passa l’appareil devant le petit sachet qu’il tint en suspension dans l’air pour en scanner l’intérieur. Puis haut-dessus de l’écran que Sven remit en position horizontale s’afficha la reproduction de la plante en trois dimensions, accompagnée d’un encadré descriptif.

– Viola cryana, ou vulgairement Violette de Cry, une espèce endémique à l’Yonne, en France, et disparue depuis les années 1930. Impossible avec les technologies de l’époque de récupérer ses gènes et de tenter de la reproduire artificiellement.

La nouvelle frappa Robin et Sven interrompit l’image. Son ton fut grave lorsqu’il lui annonça :

– Je ne trouve aucune raison logique pour que tu te sois trouvé en possession de ça, Robin.

Celui-ci mordit ses lèvres et récupéra le sachet pour le cacher à l’abri contre sa poitrine.

– Maintenant dis-moi où tu l’as eue.

Les deux chercheurs se confrontèrent silencieusement, le bleu des yeux de Sven affrontant celui de Robin qui finit par dire, la voix blanche :

– Tu ne me croiras pas.

– Je crois que je peux croire même une histoire de fantômes après avoir vu ça.

Robin hésita encore, et chercha la sincérité dans les prunelles de son vieil ami. Ils se connaissaient depuis longtemps et même s’ils ne se voyaient pas souvent à cause de leur travail si prenant, Robin savait que ce qu’il avait vécu avec Sven était tel que le botaniste serait capable de l’aider à cacher un corps.

– Tout ce que je dis doit rester entre nous.

Son comparse acquiesça silencieusement, et Robin lâcha à mi-voix.

– Je l’ai trouvée dans la chambre de mon fils ce matin. Son lit en était recouvert.

Sven fronça les sourcils et sa tête eut un mouvement de recul.

– Je ne comprends pas du tout…

– Moi non plus. Mais mon fils affirme depuis qu’il est tout petit qu’il peut aller dans un endroit fantastique pendant ses rêves. Tu as vu ses dessins ?

Sven hocha la tête lentement. Ami de la famille, il avait été sollicité par le garçon plus d’une fois pour contempler ses chefs d’œuvres. Il gratta sa barbe, signe qu’il était concentré et qu’il cherchait une solution.

– Je vais analyser ça, et traîner aux archives voir ce que je trouve. Toi, tu retournes auprès de ton fils et tu l’écoutes.

– Attends Sven, tu crois que…

– Je ne crois rien, je constate qu’il y a quelque chose d’anormal et qu’il faut expliquer. Toi et moi sommes des scientifiques, et notre tâche est de comprendre.

– Je ne veux pas t’embarquer là-dedans.

– Trop tard mon ami.

Sven donna une tape bourrue à son épaule.

– Rentre chez toi, je m’occupe discrètement de ça.

Robin lui sourit, soulagé de ne pas porter ce fardeau seul et de compter sur quelqu’un de confiance, et échangea une étreinte avant de le quitter.

De retour chez lui, Jude était toujours en plein cours avec son professeur d’arts plastiques, concentré à utiliser les aquarelles pour colorer un massif de fleurs représenté sur son nouveau dessin. Robin en profita pour l’observer avec beaucoup d’attention, lui qui n’en avait jamais vraiment pris le temps. Les œuvres de son fils, même si elles lui faisaient peur, étaient splendides. M. Henri vint lui parler à voix basse :

– Beaucoup de talent, votre petit. Dès qu’il en aura l’âge, je vous promets qu’il fera une très grande carrière.

Le compliment glissa sur Robin, ne l’atteignant pas. Cet homme parlait comme si personne sur Terre ne risquait sa vie. Comme si leur avenir n’était pas remis en cause par la Nature elle-même. Et Robin resta de marbre, perdu dans ses réflexions, cherchant à trouver une explication rationnelle à ce dont il avait été témoin ce matin. Il n’en trouva aucune, même en regardant chaque coup de pinceau de son fils.

Quand M. Henri prit congés, Robin entreprit de faire manger Jude et ne le quitta pas des yeux. Le garçon le remarqua, et alors qu’il prit une fourchette de pâtes, lui demanda :

– Qu’est-ce qu’il y a, papa ?

Sa voix pouvait être étonnement mûre pour son âge, et surprit le chercheur.

– Tu penses encore aux violettes de ce matin ?

Un air mutin dessinant ses traits, Jude lui sourit.

– Oui, je pense à ça.

Le garçon haussa les épaules.

– Je ne comprends pas pourquoi ça te surprend. Ça fait longtemps que je voyage là-bas.

– Mais tu n’as encore rien ramené de… là-bas.

– C’est vrai. Mais cette fois, Jacob a utilisé un sort spécial pour que je puisse revenir avec, il a ouvert une sorte de barrière je crois. Je lui disais que personne ne me croyait, alors il a voulu me consoler !

Robin se pencha en avant, sa curiosité naturelle piquée.

– Tu peux me raconter comment c’est, là-bas ?

Jude leva vers lui les yeux bleus qu’il avait hérité de son père, si vifs qu’ils en brillaient d’une intelligence effrayante pour son âge.

– Tu m’écouteras cette fois ?

Le lendemain, c’est armé d’une des pochettes à dessins de son fils qu’il se présenta à la serre de son ami Sven.

– Je t’attendais, lui dit-il.

– J’ai parlé avec Jude hier, annonça Robin sans même prendre la peine de respirer. Il m’a expliqué tous ses rêves et ses dessins, la société qu’il y a là-bas, ce qu’ils font, la magie qu’ils utilisent, les règles qui l’encadrent, il m’a même dit qu’il pouvait en faire ! Il n’est pas malade là-bas, tu comprends ? C’est incroyable !

Sven posa ses deux grandes mains sur les épaules de l’Anglais, pour l’empêcher de s’emporter davantage.

– Calme-toi, mon ami, je veux des explications !

– Je sais que c’est complètement dingue, Sven, mais je ne vois que ça. Jude dit qu’une barrière s’ouvre pour lui lorsqu’il rêve, et que son esprit y est attiré. Il m’a aussi dit qu’il n’était pas le seul dans ce cas.

Sven grattouilla sa barbe, les yeux plantés dans ceux de son ami, soudain éclairés de la même lueur.

– Tu n’es pas en train de penser à ce que je pense, Robin… ?

– Ça pourrait être notre solution. Celle qui nous sauvera.

Les jours, les semaines et les mois qui suivirent, Sven et Robin travaillèrent d’arrache-pied. Robin passait de plus en plus de temps avec son fils, et le mettait au défi chaque nuit de lui ramener des plantes, afin de les donner à Sven pour qu’il les analyse. Ils constituèrent ainsi un solide herbier que le botaniste étudiait et commentait, en mettant en parallèle chaque plante avec les espèces connues sur Terre. Certaines étaient des espèces disparues, d’autres des mutations jamais connues ici. Sven en avait conclu que la biosphère de ce monde mystérieux était presque identique à celle de la Terre et donc, que la vie y était possible. Il se passionnait pour ce travail minutieux lorsqu’il finissait ses tâches officielles, restant des jours entiers derrière son bureau. Robin lui s’était mis plus ou moins en congés pour pouvoir passer plus de temps avec Jude, ce que le garçon appréciait beaucoup. Ils tenaient ensemble un journal de ses rêves, et le scientifique constata que son fils avait une véritable double-vie. Il apprit toutes les ramifications du monde des nuits de Jude, et bientôt c’est comme s’il ne lui manquait que d’y aller lui-même. Et cela devint son rêve à lui, son utopie… Il se demanda si Jude pouvait ramener des choses de là-bas, peut-être que l’inverse serait possible ?

Ils y travaillèrent ensemble encore des mois et des mois, et il s’avéra impossible à faire dans l’autre sens. Jacob, le professeur de Jude de l’Autre Côté comme ils surnommaient ce monde à présent, disait que c’était parce que leur monde n’avait aucune magie. Alors, Robin réfléchit, encore et encore. Il fallait trouver un moyen de communiquer de l’autre sens. Et il en arriva à la conclusion qu’il fallait utiliser autre chose. Si eux n’avaient pas de magie, ils avaient la science !

Le scientifique réussit à convaincre son chef direct de lui laisser disposer d’une vieille machine censée surveiller les nuits agitées des victimes d’apnées du sommeil. Le premier pas pour le scientifique était d’avoir accès aux rêves de son fils et de les voir lui aussi. Il avait beaucoup de projets par la suite, mais il se mit en tête de réussir d’abord ce premier défi. Robin était spécialisé dans la robotique après tout, et c’était lui qui avait été en charge des derniers appareils envoyés sur Mars. Trafiquer cette machine n’était pas simple, mais il était à la hauteur. Il perfectionna l’encéphalogramme et l’équipa d’une très longue et très fine tige censée pénétrer le cortex préfrontal antérieur, région du cerveau activée pendant les rêves lucides et située juste au-dessus des yeux. Il mit à contribution un ami neurologue qu’il mit dans la confidence, appuyé par Sven. Après quelques réticences, le neurologue fut convaincu par l’énorme herbier que les deux compères apportèrent pour appuyer leurs dires.

Le projet mis en tout cinq années à se mettre en place. La machine que voulait construire Robin pour voir les rêves de son fils était ambitieuse, novatrice, et il avait besoin de plus en plus de monde au fur et à mesure de l’avancée de sa construction et des perfectionnements qu’il voulait apporter. De plus en plus de fonds aussi : après un an à travailler dans l’ombre, il avait dû mettre au courant sa hiérarchie. Médusée par les preuves irréfutables de l’existence d’un monde parallèle identique au leur, elle permit à Robin d’être à la tête de son projet et de mettre à son service autant de personne qu’il le souhaitait. Au bout de cinq ans, le projet baptisé Utopia était devenu pharaonique. Jude n’avait été épargné de la foule de personnes qui voulaient le rencontrer que grâce à sa maladie auto-immune qui l’empêchait de fréquenter le monde extérieur.

Cependant, le jour vint où Jude dut se rendre au centre européen de Dum Spiro Spero où l’attendait la machine construite exprès pour lui. Il avait été informé de chaque avancée par son père et il avait hâte. Hâte de montrer ses rêves, de partager ce que tout le monde avait renié, hâte de montrer qu’il n’était pas fou, hâte d’aider l’humanité entière. Robin le regarda enfiler une combinaison handicapante prévue pour l’isoler des germes et autres microbes, regarda le sourire qu’il arborait, regarda la lueur de ses yeux bleus. Le père qu’il était se sentait tellement fier qu’il avait l’impression de ne pas avoir assez d’un seul cœur pour éprouver cette émotion si vive. Jude avait quinze ans, et à quinze ans, il portait déjà les espoirs du monde entier sur ses épaules comme si c’était normal. Les espoirs de son père, surtout, qui avait joué toute sa carrière sur ses rêves.

Spécialement pour l’occasion, une voiture avait été mise à leur disposition pour faire le trajet jusqu’au centre, ce matin-là. Pour la première fois de sa vie, Robin pu s’asseoir sur les sièges en cuir d’une automobile, aux côtés de son fils qui n’avait pas assez de ses yeux pour regarder tout ce qui l’entourait, et de sa femme qui lui tenait la main.

Le chemin fut beaucoup plus court qu’en transports en commun, et rapidement ils furent arrivés devant l’immense tour de verre assise sur Genève toute entière. Jude émit un son admiratif et se décrocha le cou pour voir le plus haut possible. Son père comprenait la sensation qui le prenait : lui aussi avait eu l’impression de ne plus être grand-chose à côté de cette magnificence.

– C’est là que tu travailles, papa ?

Robin assentit par un hochement de la tête, un sourire amusé sur le visage. Son fils était un être constamment dévoré par la curiosité, et celle-ci était en train de le piquer de partout. Jude n’était pas sorti de leur appartement depuis des années. Le chercheur échangea un regard tendre avec Meredith, qui n’avait pas lâché sa main. Il avait tenu à ce qu’elle soit là pour voir son projet se concrétiser, pour pouvoir assister à l’exploit de son fils et pour qu’elle aussi soit en mesure de voir vers quoi l’humanité pouvait tendre, à présent. Escortés jusqu’à l’entrée par une armée de gardes du corps, ils pénétrèrent enfin dans la tour de verre.

Leur arrivée stoppa la ruche incessante qui travaillait ici tous les jours et qui les salua sous des tonnerres d’applaudissement. Jude chercha ses parents du regard, les interrogea, se demandant certainement pourquoi il y avait autant de personnes autour d’eux, et Robin le rassura en posant sa main sur son épaule. Il le dirigea ainsi vers l’ascenseur, direction son bureau du cinquième étage et les vastes salles d’expérience et de montage qui y avaient été aménagées pour le projet. D’ailleurs, tout le cinquième étage était à présent consacré à l’opération Utopia, sous les ordres directs de Robin. Toute l’équipe à son service avait préparé la salle où devait avoir lieu les tests, et mis en place un sas de désinfection avant d’y rentrer pour que chaque personne qui allait être présente dans la pièce puisse être sans danger pour Jude. De plus, la salle était voisine d’une autre pièce et le mur entre les deux avait été en partie démoli pour installer une vitre. Un système de micro et de haut-parleurs permettait aux deux pièces de communiquer entre elles. Avant de laisser Jude aux mains de ses subalternes, Robin le prit à l’écart.

– Tout ira bien, je te le promets. Au moindre signe anormal, on arrête tout.

Jude lui adressa un sourire plein de sérénité derrière le casque lui donnant des allures de cosmonaute. Alors que Robin avait l’impression de jouer sa vie, son fils faisait preuve d’un calme olympien qui le déstabilisait un peu. Jude ne cessait de le surprendre.

– Je te fais confiance, papa.

La combinaison les empêchant de s’enlacer à leur aise, Robin serra simplement la main gantée de son garçon entre les doigts avant de le laisser pénétrer dans le sas de désinfection. Étant à la tête de l’opération, sa place était aux commandes, derrière la vitre de protection, à donner des ordres. Mais en tant que père, il savait très bien qu’il devait être auprès de son fils. Cependant Jude ne semblait pas du tout lui en tenir rigueur. Il rejoignit sa femme, lui embrassa le front et ensemble se rendirent dans la salle d’observation. Une bonne partie de son équipe était là, les chefs les plus importants de l’organisation également, et Robin s’affaira à les saluer avant de se poster au premier rang.

Jude fit son apparition quelques minutes plus tard, escorté d’une chercheuse et habillé comme un patient d’hôpital. Il prit calmement place sur le siège rotatif légèrement incliné qui lui était destiné, pas du tout anxieux face à l’énorme machine en partie au-dessus de sa tête. Sur son front fut installé une sorte de mécanisme censé pénétrer son cortex frontal une fois qu’il s’endormirait. Le garçon écouta les instructions de la chercheuse à ses côtés, pas du tout contaminé par son stress, et but sans rechigner la préparation censée faciliter son sommeil. Les minutes qui suivirent furent longues pour tout le monde, puis Jude finit par s’assoupir. C’est là que l’ingéniosité fixée sur son front s’activa. Elle fit un léger trou pour pénétrer sa boîte crânienne, trou d’une largeur à peine visible à l’œil nu. L’encéphalogramme, relié au crâne du garçon par un casque à électrodes, était d’un régulier un peu angoissant : l’équipe s’attendait à une emballée, à un rejet de l’aiguille qui s’immisçait dans le cerveau du garçon, mais apparemment ce dernier la supportait très bien. Robin se pinça la lèvre entre les dents en attendant la suite.

Après encore une éternité, l’écran relié au système compliqué fixé au front de Jude se mis à grésiller. Robin serra les doigts de sa femme entre les siens et tout le monde retint son souffle. L’image s’afficha enfin, manquant légèrement de netteté mais clairement identifiable.

Les paysages dessinés par Jude depuis maintenant des années étaient visibles pour eux aussi. Et ce fut une première réussite saluée par une salve d’applaudissement. Robin enlaça Meredith et se coupa du monde. Enfin, enfin ils avaient un espoir pour eux, leur fils et les générations futures.

Qui aurait pu prévoir que les premières réussites laisseraient place à un frustrant et désolant échec ? Pas Robin Harkwood en tout cas. Pénélope Mathis effleura les dernières pages du dossier Utopia comme s’il s’agissait d’une relique, puis elle referma la chemise qu’elle rangea dans son carton polypropylène, encore choquée, sans que ses traits n’expriment quoique ce soit. Cela faisait plus de cinquante ans que ce projet avait été abandonné. Pourtant, elle avait vu les réussites inscrites d’une manière sobre et scientifique dans les pages qu’elles avaient parcourues, elle avait vu que l’Autre Monde de Robin et Jude Harkwood existait. Alors comment en étaient-ils arrivés à ce massacre ? Comment ce faisait-il que les archives qu’elle avait dénichées sur ce projet nécessitaient d’être un haut placé dans la hiérarchie de l’organisation Dum Spiro Spero pour les obtenir ? Pourquoi avait-on étouffé le seul espoir de l’humanité depuis le dernier siècle ?

Pénélope Mathis serra les dents. Elle commanda à l’archiviste de faire venir les quatre cartons de ce projet avorté dans son bureau. L’ambitieuse jeune femme ne pouvait se résoudre à un échec. Car Jude Harkwood, après une séance plus intense que les autres, avait fini tout simplement par mourir de l’intérieur. Encéphalogramme plat. Son cerveau avait rendu l’âme sans crier gare, laissant son corps vide de toute vie. Puis le dossier s’arrêtait là, rapportant cette désastreuse catastrophe. Plus aucune trace de Robin Harkwood par la suite… Sans doute avait-il démissionné, ou peut-être s’était-il suicidé après avoir sacrifié son fils… Pénélope n’en savait rien. C’était comme si Robin Harkwood avait disparu.

Elle passa une mèche de cheveux noirs derrière son oreille et fit claquer ses talons dans le couloir baigné de lumière, se dirigeant vers son bureau d’un pas fier. Une fois derrière son ordinateur, elle commença à taper, encore et encore, inspirée.

Utopia allait renaître et connaître la réussite.


Texte publié par Codan, 25 décembre 2018 à 23h08
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