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La potion qu'il concoctait lui explosa à la figure en un beau champignon coloré. Lucas pesta. Il attrapa un chiffon qui traînait pour s'essuyer le visage, laissant sur le tissu des poussières dorées, roses, mauves. Un rayon de soleil passa par l'unique fenêtre et s'abattit au-dessus du chaudron de Lucas, faisant briller les paillettes au milieu de cette pièce plutôt sombre, bourrée de bocaux, de grimoires poussiéreux sentant le vieux cuir usé, et d'un bordel innommable.

In cities and towns

Fa la la la la, la la la la

Le jeune homme inspira à fond, recherchant son calme.

Let us spread our message

Fa la la la la, la la la la

Son maître, Léandre Alzaerus, était en train de trier ses archives dans la pièce annexe, comme tous les ans – oui, il triait une seule fois par an – et chantonnait dans un mauvais anglais la même chanson depuis des heures et des heures.

Let us proclaim the profound joy

Fa la la, la la la, la la la

Non pas que Lucas avait quelque chose contre Noël, absolument pas. Seulement, il était l'apprenti d'un sorcier fantasque, et les règles de leur Cercle étaient très claires : aucun contact avec son ancienne vie humaine à partir du moment où il avait fichu un pied dans le monde de la magie. Donc, Noël en famille, avec les pulls moches, les cadeaux, le repas gargantuesque de sa mère, aux oubliettes. Et même si cela faisait la troisième année consécutive, Lucas avait toujours du mal à accepter cette règle durant cette période. Alors si Léandre s'était mis en tête de le rendre complètement fou, il pouvait dire adieu à sa santé mentale.

Lucas se leva d'un seul coup de son tabouret, et de ses grandes jambes traversa la pièce pour se rendre de l'autre côté de la porte qu'il poussa. Évidemment, parce que Léandre ne prenait pas soin de sa maison, celle-ci grinça comme dans un mauvais film d'horreur, faisant sursauter le sorcier.

— Est-ce que vous pouvez arrêter de chanter ?

Léandre leva ses sourcils. Il regarda le jeune homme de haut en bas de ses grands yeux dorés et eut un sourire agaçant.

— J'en connais un qui a encore raté sa potion de joie.

— Si seulement vous arrêtiez de chanter, peut-être que je pourrais réussir à faire quelque chose d'utile et de productif ! Et si seulement vous m'aidiez, peut-être que cette fichue potion serait prête avant que notre client ne vienne la chercher !

Parce qu'il fallait bien le dire, Léandre qui rangeait ses archives, c'était grotesque. Léandre ne savait pas ranger. Ou plutôt, il avait un système de rangement incompréhensible et complètement illogique pour les autres. Même pour son apprenti, avec qui il vivait depuis trois ans et demi.

— Mon grand, il faut que tu sois capable de te passer de mon aide pour devenir...

— Léandre, si nous ne donnons pas satisfaction à ce client, nous allons être sur la paille pour ce mois-ci.

Derrière sa fine barbe de trois jours, Léandre grimaça. Ils ne roulaient pas sur l'or. Si Léandre continuait à rendre des services gratuits, ils allaient finir par n'avoir à manger que le pissenlit par la racine. Et même s'ils étaient des sorciers, ils avaient besoin de manger. En gros, si Lucas continuait dans ces affreuses expressions moyenâgeuses, ça sentait le sapin.

— As-tu correctement dosé le jus de Griffonia ?

Lucas soupira. Évidemment, Léandre n'écrivait ses recettes qu'avec d'obscures systèmes de poids et mesures datant d'avant la Révolution. Pour censurer, disait-il. Lucas rétorquait que c'était par paresse intellectuelle.

— Ce serait trop vous demander de mettre des doses correctes dans vos fichues recettes ?

— Il faudrait surveiller ce langage, jeune homme, tu deviens...

— Vous me rendez complètement fou, vous savez.

Léandre sourit de cette manière profondément agaçante qui donnait envie à Lucas de le frapper. Parce qu'il savait très bien que, face à ce sourire, la colère du garçon s'évaporait comme un flocon de neige frappé par le soleil. Le sorcier épousseta sa luxueuse chemise noire à col Mao d'une manière distinguée, enjamba une montagne de paperasses pour le rejoindre et posa sa main, chaude et rassurante, sur le bras de son élève.

— Allons voir ça.

Mais avant qu'ils ne puissent s'en retourner dans l'atelier, le carillon de la porte d'entrée tinta.

— Maître Alzaerus ! siffla une voix fluette et haut perchée. Maître Alzaerus ! Êtes vous ici ?

Léandre fronça les sourcils, et posa sur son élève un regard interrogatif. Lucas haussa les épaules : ils n'attendaient personne avant une bonne demie heure. Léandre fit une moue dubitative, puis sorcier et élève traversèrent l'atelier pour se rendre à l'entrée de la petite boutique ésotérique qu'ils tenaient pour les formes. Officiellement, ils vendaient des objets comme des bougies, de l'encens, des pierres montées en bijoux ou talismans, des jeux de tarots. Officieusement, pour ceux qui étaient dans le secret, ils concoctaient des potions ou des sorts, chassaient les démons qu'ils rejetaient derrière le Voile et exorcisaient les humains lambdas touchés par une créature du Mal. Le client qui les attendait appartenait forcément à la deuxième catégories. Léandre s'étouffa et Lucas ouvrit de grands yeux éberlués.

— Qu'est-ce qui vous prend de vous balader en plein milieu de Paris sous cette forme ?

Devant eux, au milieu d'un nuage de lucioles, se tenait un Esprit de l'hiver. Un minuscule corps de jolie femme, blanc comme neige, habillé et coiffé de cristaux, les yeux aux couleurs d'une aurore boréale, et virevoltant au-dessus du sol grâce à deux ailes translucides. Les Esprits étaient des êtres de pureté qui régentaient la nature, et la plupart du temps prenaient une forme humaine pour passer inaperçus. La petite créature, grande comme trois pouces, se rua le sorcier en lui rentrant presque dans le nez.

— Justement ! Nous ne pouvons plus nous changer ! Nous avons besoin de votre aide ! Vous, vous êtes plus compréhensif que le Cercle !

— Nous ? Il y a quelqu'un avec vous ?

— Séraphin et moi !

Le petit être désigna le dehors et Lucas s'avança vers la devanture pour y risquer un oeil. S'il était croyant, il se serait signé.

— Je peux savoir pourquoi nous avons un énorme yéti sur le pas de notre porte ?

— Un yéti ?!

Léandre contourna l'Esprit pour rejoindre son apprenti et jura dans une langue inconnue de Lucas. Dehors se tenait un gigantesque animal, sorte de gorille en fourrure grise et fournie accrochant les flocons de neige, et dépassant les deux mètres.

— Séraphin est un yéti ?!

La petite créature prit un air penaud.

— C'est un gentil yéti, je voulais simplement lui montrer de quoi j'étais capable, et comment la neige peut être amusante, quand mon sort de métamorphose s'est rompu, vous savez, ça arrive quand nous restons trop longtemps ici et...

Lucas vit son maître se pincer l'arête du nez. Plus question de chantonner, le sorcier s'agaçait à vue d'oeil, et son teint olive rougissait d'un colère contenue.

— Déjà, que vous autre, les Esprits, puissent sortir du Voile pour venir dans ce monde est complètement irresponsable, mais apporter une créature démoniaque avec vous ? Vous savez que beaucoup d'entre nous il y a deux siècles se sont battus comme des diables pour que la dernière de ces choses soit expulsée derrière le Voile ?

Lucas regarda la bête à travers la vitre, et se demanda comment un truc pareil avait pu exister dans leur monde. Il avait encore du boulot pour accepter que tous les monstres ayant peuplé son enfance soient réels, juste relégués derrière le Voile de protection levé par les sorciers.

— Je vous dis qu'il est gentil ! piailla l'Esprit. Il n'a mangé aucun humain !

— Oh, quelle preuve de grandeur d'âme !

Un groupe d'adolescents passa à côté du yéti et l'alpagua, croyant qu'un homme était caché sous un déguisement. Comme la bête ne leur répondait pas, Lucas les vit devenir de plus en plus virulents. L'un d'entre eux lui envoya une boule de neige que le yéti reçut en plein visage. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. La grosse bestiole gronda, un son guttural et profond qui résonna contre les murs de toutes les maisons. Lucas jura que le sol avait tremblé.

— Euh... Je crois qu'il ne va plus être gentil très longtemps...

La créature s'avança vers les adolescents qui prirent leurs jambes à leurs cous.

— Non, ils ne doivent pas courir, il va les poursuivre ! s'affola l'Esprit.

Pas manqué. Le yéti se mit en route, et c'était peu dire qu'il courrait vite pour sa taille.

— Toujours végétarien, Séraphin ?

Léandre jura une nouvelle fois, attrapa le bras de son apprenti et ils se mirent à la poursuite de la créature, pistant les énormes traces laissées dans la neige, et suivi par l'Esprit qui voletait derrière eux à toute vitesse.

— On devrait appeler... Théophaste... dit Lucas, la respiration difficile.

Théophaste était le chef du Cercle de Sirius auquel Léandre et lui appartenait. C'était lui qui les envoyait en mission officielle et c'était à lui qu'ils devaient rendre des comptes lorsqu'ils échouaient. Il leur laissait assez de marge de manoeuvre pour qu'ils puissent faire tranquillement fructifier leurs affaires et fermait les yeux sur nombre de leurs petites magouilles.

— Oh non, pas lui ! piailla L'Esprit. Il est coincé et va faire du mal à Séraphin !

— Et ce sera... de votre... faute !

Léandre trancha.

— Nous l'appellerons plus tard.

Lucas pressentait les ennuis qu'ils allaient encore à voir. Okay, Théophaste était coincé, mais il était quand même sympa. Encore heureux qu'il était un sorcier et qu'il ne pouvait pas mourir comme ça d'une crise cardiaque, au vu des situations abracadabrantes dans lesquelles Léandre et son apprenti s'étaient plus d'une fois fourrés. C'était parce que Léandre avait la réputation d'avoir le coeur sur la main que n'importe qui venait le voir au lieu de se bouger les fesses jusqu'au Cercle. Et que leur chiffre d'affaire baissait constamment.

Ils retrouvèrent la créature au fond d'un cul de sac. Les adolescents qu'elle y avait acculé tremblaient de terreur, et Lucas jura d'en avoir vu un faire dans son pantalon. En même temps, si c'était lui en face de Séraphin, il n'aurait pas non plus fait le fier...

— Séraphin ! l'appela l'Esprit. Laisse-les garçons tranquilles !

Autant faire pipi dans un violon. Léandre fouilla dans ses poches de pantalon, qui selon Lucas avaient été agrandies par un sort, et en sortit plusieurs fioles. Il s'adressa à son apprenti :

— Essaie d'attirer son attention quand je te le dirais.

— Hein ? Vous êtes sérieux ? Et si c'est moi qu'il croque ?

— Il te recrachera aussitôt, ton sale caractère donne mauvais goût à ta viande, sourit Léandre.

Lucas envoya un regard noir à son maître, puis leva la tête vers le yéti et avala sa salive dans un « gloups » sonore. Léandre s'était armé de sa poudre de sorbier et commençait à tracer un cercle noir dans la neige, cassé en deux pour bien regarder et ne pas laisser de vide. Arrivé à la hauteur du yéti, il fit un signal muet à Lucas, qui s'éclaircit la gorge.

— Monsieur Séraphin ?

— Plus fort, il ne vous entend pas.

Depuis quand un Esprit à la voix aussi fluette qu'une petite fille pouvait lui donner des leçons dans ce domaine ?

— OH EH GROS TRUC DÉBILE ?

— Est-ce que je vous ai dit que les yétis étaient tout de même assez intelligents pour comprendre qu'on les insultait ?

Ah ? Bah non. Le yéti se retourna lentement et gronda une nouvelle fois. Les cheveux bruns de Lucas se dressèrent sur sa tête, parsemés du givre que la créature exhalait. Celle-ci s'approcha vers Lucas, qui se retint comme il put de reculer. Son maître avait besoin que le yéti ne bouge pas beaucoup pour pouvoir refermer le cercle de sorbier. Beaucoup plus efficace que le sel dans certains cas, enfin seulement lorsqu'il était fermé bien sûr. Encore un pas et Lucas était fichu...

— Dépêchez-vous...

— Voilà ! clama Léandre en se relevant.

Le yéti fut stoppé par une barrière invisible contre laquelle il buta. Il eut un cri de désespoir à fendre les pierres. L'Esprit eut une plainte comme un sanglot en réponse. Les gamins, eux, déguerpirent sans demander leur reste, le ventre à terre.

— Mais vous lui faîtes mal ! s'indigna l'Esprit.

— Vous n'aviez qu'à pas le ramener ici ! répondit Lucas sur le même ton, sentant encore s'écouler des sueurs froides le long de son grand dos.

Le jeune homme croisa les bras et se les frotta du plat des mains. Fichtre, il faisait vraiment frisquet. Et depuis quand il utilisait ce genre de mots ? Il fallait qu'il voie quelqu'un d'autre que Léandre. Léandre, lui, remonta sa manche droite, et de la main gauche traça une rune alambiquée dans le creux de sa paume. Lucas eut du mal à suivre, mais quand il le vit tendre la main droite à l'Esprit, il comprit : la rune du serment. L'Esprit plissa le nez.

— Est-ce nécessaire d'en passer par là, sorcier ?

— Absolument, très chère.

L'Esprit roula des yeux et posa sa minuscule main contre la paume de Léandre.

— Jurez-vous après avoir reçu notre aide que vous retournerez derrière le Voile ?

— Je le jure, soupira l'Esprit.

— Jurez-vous de ne plus mettre en danger la vie des hommes, dans ce monde ou dans les autres ?

— Je vous dis que Séraphin est gentil !

— C'est ça, il a failli faire de moi son quatre heure, mais tout va bien !

— Jurez-vous, répéta Léandre d'un ton plus autoritaire, de ne plus mettre en danger la vie des hommes, dans ce monde ou dans les autres ?

— Ça va, je le jure.

Un rai de lumière passa entre leurs mains jointes, qui semblèrent collées pendant quelques secondes, avant qu'elles ne se séparent brusquement.

— Alors c'est bon, vous pouvez nous métamorphoser maintenant ?

— Tenez votre promesse et tout ira bien pour vous.

L'Esprit grommela.

— Je vous déteste, vous autres sorciers avec votre magie et vos petits tours.

— Alors il ne fallait pas venir ici, car c'est notre race qui a la suprématie de la magie de ce côté du Voile, chantonna presque Léandre en levant les deux bras.

Lucas regarda le ballet que les mains de son maître entamèrent. Jouant une danse différente l’une de l’autre et pourtant en harmonie, elles enchaînèrent les positions, traçant des courbes et des traits dans les airs et finirent par se rejoindre. Lorsque Léandre les écarta à nouveau, Lucas pût admirer la complexité du dessin qui s'afficha, tout en lumière, au-devant de ses paumes pour aller se planter dans la fourrure grise du yéti. La silhouette de la créature fut baignée d'un halo de lumière, jusqu'à la rendre invisible, et lorsque la lumière disparut, elle avait laissé place à un gamin d'une dizaine d'année, maigrichon, les cheveux blonds, de grands yeux bleus ébahis et bourrés de naïveté. Léandre répéta l'action sur l'Esprit, qui elle grandit jusqu'à devenir une fillette rousse pleine de tâches de rousseur, au sourire énorme et éclatant. Du pied, elle rompit le cercle de sorbier pour aller se jeter dans les bras de son ami.

— Sidonie, nous sommes toujours chez les humains ?

Sidonie ? C'était moche, comme nom, pour un Esprit ! Pourquoi pas Flora ou Danaée ? Ou les trucs imprononçables plein de y et de z partout ? Bah, sans doute que c'était déjà pris.

— Plus pour longtemps, intervint Léandre.

Les deux enfants lui lancèrent un regard de chien battu auquel même le Diable n'aurait pas su résister. Léandre tiqua, leva les yeux au ciel, et traça une rune rapide qui scintilla et s'écrasa sur le front des deux enfants. Le symbole du temps, associé à une mesure...

— Une heure. Je vous donne une heure avant de repartir derrière le Voile.

— Je savais que vous étiez le meilleur sorcier de tous les temps ! s'exclama la rouquine en le ceinturant pour lui donner un câlin.

Elle repartit en galopant, la main dans celle de son ami, piaillant qu'elle devait encore lui montrer quelque chose avant de repartir. Léandre secoua la tête de droite à gauche en les regardant.

— En fait, vous êtes un grand sensible, commenta Lucas.

— Tâche de garder tout ça pour toi, ou jamais je ne mettrais à jour les poids et mesures de mes recettes.

— La potion de joie ! s'exclama Lucas en regardant sa montre. Le client doit être là dans dix minutes et rien n'est prêt !

Léandre sortit alors de la poche de son veston une petite fiole empli d'un liquide doré aux reflets roses. Lucas resta interdit.

— Vous l'aviez déjà faite.

— Oui.

— Et vous m'avez laissé me dépatouiller avec vos charabias en ancien français.

— Oui.

— Vous êtes le plus ignoble maître qu'un apprenti puisse avoir.

Léandre partit d'un grand rire, et posa sa main dans le dos de Lucas, entamant à ses côté le chemin pour rentrer à leur boutique.

— Un jour, quand tu prendras ma place en tant que plus grand sorcier de tous les temps, tu comprendras, mon grand.

— Oh, ne me servez pas cette excuse ! On aurait pu faire autre chose pour la veille de Noël, et vous, vous avez décidé de me casser les pieds !

Léandre lui adressa un sourire gigantesque, à faire pâlir celui du Père Noël en personne, et finit par lui dire :

— Joyeux Noël à toi aussi, Lucas.


Texte publié par Codan, 23 décembre 2018 à 10h50
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