Serenya poussa un soupir d’exaspération. Tout allait mal aujourd’hui. Enfin, ses malheurs dataient de beaucoup plus longtemps mais elle avait arrêté de compter depuis quand, et cette journée battait des records.
Tout avait commencé le matin même où ses ailes cristallines s’étaient collées entre elle pendant la nuit. Elle avait passé dix minutes sous une douche tiède pour qu’elles daignent se séparer et reprendre leur place initiale. Elle ne les utilisait pas souvent, préférant de loin la marche au vol, mais les avoir ainsi regroupées avait un énorme inconvénient : cela lui tirait dans le dos et la rendait par conséquent encore plus grognon que d’habitude.
Puis sa robe préférée s’était accrochée à la poignée de la porte de sa salle de bains, et un énorme trou ornait désormais le côté droit, allant du creux de sa taille à sous son aisselle. Pratique si on se trouvait en été, mais la température actuelle se situait plus proche des moins vingt degrés. Elle serait bonne pour une soirée couture au lieu d’être confortablement installée dans son lit, plongée dans un bon film.
Lorsqu’elle avait voulu sortir pour aller se promener – après tout, ça faisait partie de son boulot -, elle avait découvert avec effroi que la porte d’entrée grinçait de manière horrible. Le son en était si aigu qu’il avait failli faire exploser le collier de perles de cristal qu’elle portait autour de son cou. Cette troisième galère l’avait tellement insupportée qu’elle avait claqué ladite porte en jurant par toutes les créatures terrestres qu’elle ne reviendrait plus jamais.
Une bonne heure plus tard, elle s’était certes un peu calmée, mais son énervement avait laissé place à une belle crise de mélancolie. Elle en avait assez, tout simplement. Assez d’être une fée de l’hiver, à la peau, cheveux, yeux et vêtements gris. Assez de vivre isolée car elle était la dernière de son espèce, et qu’aucun autre être vivant serait assez fou pour vivre dans l’hiver perpétuel. Assez de son univers monochrome, et de son travail qui consistait à amener froid, neige, gel lorsque l’heure de l’hiver était arrivée, mais également à maintenir les neiges éternelles aux sommets des montagnes.
Elle voulait de la couleur, elle voulait de la chaleur, elle voulait de la vie ! Ça n’était pourtant pas grand-chose, ce qu’elle demandait. Mais le vieux roi des créatures mythiques avait été très clair là-dessus : elle était la dernière de son espèce, elle se devait de rester à l’écart de tout pour vivre éternellement. Sans elle, l’équilibre serait rompu, son sacrifice était nécessaire à la balance de l’univers.
A cet instant précis, Serenya aurait bien envoyé balader cette foutue balance, et tant pis pour les milliards de créatures vivantes qui en pâtiraient ! Après tout, pourquoi il ne devrait y avoir qu’elle qui se sacrifie ? Assise sur un gros rocher de glace, elle ruminait ces pensées et un sentiment de révolte était en train de grandir en elle. Très vite, elle se leva et prit la direction des limites de son domaine. Elle ne s’y était plus aventurée depuis son simili exil, qui avait eu lieu il y a bien deux ou trois cents ans. Elle était décidée, elle allait quitter sa clairière hivernale et s’aventurer dans le reste de son pays – à défaut de l’univers.
Le changement de paysage ne se fit pas brutalement comme elle s’y attendait. Il intervint progressivement, petite touche par petite touche. Ce fut d’abord un rocher, d’un gris plus foncé, presque noir, qui contrastait avec le gris clair à la limite du blanc – la faute au givre – de ceux qui entouraient sa maison. Puis elle aperçut un petit sapin, certes un peu chétif, mais son beau vert sombre lui parut tellement éclatant qu’elle l’observa pendant dix bonnes minutes. Mais ce ne fut rien comparé au perce-neige qu’elle découvrit au pied d’un arbre mort – de froid, faut-il encore le préciser. La petite fleur dépassait à peine la couche neigeuse, mais elle se tenait vaillamment devant la fée de l’hiver, ses pétales bien déployées, telles un défi. Et Serenya ne savait pas résister à un défi.
Elle poursuivit son avancée, remarquant les signes du changement de plus en plus fréquemment. Et plus elle les voyait, plus elle était convaincue de faire le bon choix. Alors elle continuait d’avancer, insensible au redoux qui allait grandissant autour d’elle et faisait fondre sa couronne de cristaux de glace. Très vite, elle put sentir la couche de neige diminuer sous ses pieds, tandis que les arbres se faisaient de plus en plus nombreux, même si toujours dépourvus de feuilles.
Soudain, deux évènements se produisirent en même temps. Le premier fut qu’elle vit enfin la terre devant elle. Le manteau neigeux s’effaçait pour laisser place au sol recouvert d’aiguilles de pins. Le second était beaucoup plus bizarre. Au début, elle crut halluciner, et dut tendre l’oreille pour être sûre. Mais non, elle était encore saine d’esprit, mais ça ne devait pas être le cas de la personne non loin d’elle.
Il y avait en effet quelqu’un en train de chanter « Mon beau sapin », et la chanson résonnait dans toute la forêt.
« Mon beau sapiiiiinnnn, Roiiii des forêeeeeets, Que j’aime ta verduuuuuuureeeeee.... »
La voix – masculine – était assez mélodieuse, et donc très agréable à entendre. Cependant, elle était la dernière chose à laquelle Serenya s’attendait à rencontrer – ou tout du moins à entendre. Elle resta figée sur les dernières traces de neige, à écouter cette voix chanter à tue-tête, à la fois amusée mais également terrifiée à l’idée d’entendre ce chanteur des bois.
C’est pourtant ce qui se passa. Alors que la chanson résonnait pour la troisième fois d’affilée, un imposant buisson remua avant de s’écarter pour laisser apparaître... un elfe. Qui bien entendu se figea en apercevant sa spectatrice secrète.
— Oh... dit-il simplement. Est-ce que vous pourriez m’assurer que vous n’êtes qu’une illusion ?
Serenya ouvrit la bouche, puis la referma. Puis la rouvrit. Avant de la refermer. Pour la rouvrir à nouveau.
— Ah... Euh.... Non... Je suis... Bien réelle...
— Oh... Vous m’en voyez ravi... Mais aussi désolé...
— Ravi ? Désolé ? Mais pourquoi ?
Le jeune elfe esquissa un sourire qui fit remuer ses oreilles pointues, ce qui eut comme effet de faire fondre le dernier cristal de glace sur la tête de la fée. Mais pourquoi faisait-il si chaud d’un seul coup ?
— Et bien, répondit-il. Ravi car cela fait plusieurs mois que je vous cherche. Et quand je vous trouve enfin, c’est pour traumatiser vos oreilles avec cette chanson.
— Traumatiser ? Oh non ! Elles vont très bien. C’est une... Chouette chanson !
— Ringarde surtout ! Mais ils aiment bien que je la chante.
— Ils ? Qui ça, ils ? ! Il y en a d’autres comme vous ?
Serenya scruta les alentours à la recherche d’autres elfes, mais personne n’apparut.
— N’ayez crainte ! Je suis seul.
— Mais dans ce cas, pour qui chantiez-vous ?
— Pour eux...
Il accompagna sa réponse en désignant le paysage autour de lui. Et lorsqu’elle suivit son regard, elle constata qu’ils se trouvaient au beau milieu d’un bosquet de pins et sapins.
— Les conifères aiment qu’on leur chante des chansons, expliqua-t-il en passant sa main sur l’écorce du tronc le plus proche. Ça apaise la circulation de leur sève, et ça évite qu’elle suinte sur leurs branches. Et leur préférée, c’est « mon beau sapin ». Ils sont un peu narcissiques, il faut l’avouer.
— Vous... Vous parlez aux arbres ?
— Évidemment ! Sinon je ne serais pas un elfe des forêts digne de ce nom ! Mais je manque à tous mes devoirs ! Si mon père me voyait... Je me nomme Asroth, et comme je viens de vous le dire, je suis un elfe.
— Oh... Asroth... Enchantée... Je suis...
— Serenya, fée de l’hiver, dernière de son espèce, et exilée sur ordre du roi Dënorh afin de préserver sa sécurité.
C’est à cet instant précis que la fée se souvint d’un détail qui lui avait échappé quelques instants auparavant.
— Vous me cherchez depuis plusieurs mois ?
— Oui ! Je rode dans les parages, en me disant qu’après tout ce temps, vous auriez peut-être envie de voir autre chose, mais vous ne sembliez pas avoir envie de nouveauté. Jusqu’à aujourd’hui.
— Oh... (Elle se maudit de ne savoir dire que ça. Mais chacune des réponses d’Asroth la prenait au dépourvu). Mais pourquoi ? Pourquoi vous me cherchiez ?
— Pourquoi pas ? Ça ne vous manque pas de voir du monde ? Moi, j’adore ça. Alors je me suis dit que si personne ne voulait venir vous tenir compagnie, autant que je le fasse.
— Dënorh ne va pas être content.
— On s’en fiche de lui. Il est vieux et trop protectionniste. Il faut s’ouvrir au monde ! Tenez, dites-moi, depuis quand n’avez-vous pas touché quelque chose de vivant ?
Serenya essaya de compter les mois, puis les années, mais abandonna quand le compte devint trop grand.
— Très longtemps...
— Trop ! Allez, venez ! Approchez-vous, vous ne risquez rien.
Comme elle n’osait pas faire un pas, ce fut lui qui alla vers elle, et attrapa son poignet de sa main gantée de cuir. Puis il la tira doucement jusqu’à ce qu’elle n’ait pas d’autre choix que de se mettre en marche. Ils firent quelques pas ainsi, jusqu’à s’approcher d’un pin au large tronc.
— Posez votre main sur lui, expliqua-t-il.
— Je vais le geler.
— Pas si vous ordonnez à votre pouvoir de rester dans sa chambre. Vous le laissez libre de ses actes depuis trop longtemps. Il est temps que vous le repreniez en main. Vous verrez, ça va très bien se passer.
Serenya laissa sa main planer au-dessus du bois, se livrant à une bataille intérieure pour consigner son pouvoir. Il agissait effectivement comme un enfant hyper gâté à qui on n’a jamais rien refusé, mais elle finit par obtenir gain de cause. Elle posa alors très vite ses doigts sur l’écorce rugueuse et inspira à pleins poumons.
— Ça sent le sapin, déclara-t-elle.
— Normal : c’est un pin. S’il sentait la rose, ça serait bizarre, non ?
Serenya ne put que pouffer de rire. Le contact qu’elle avait avec l’arbre était comme magique. Elle pouvait sentir sa sève courir en lui, du plus profond de ses racines jusqu’à l’extrémité de ses aiguilles. Cette sensation était grisante !
Elle ne fit pas durer l’expérience trop longtemps, car son enfant capricieux était surtout très impatient de pouvoir congeler de nouveau.
— C’est normal, lui expliqua Asroth lorsqu’elle le lui confia. Il va falloir vous entraîner. Mais je suis sûr que très bientôt, il vous obéira au doigt et à l’œil, et vous pourrez être au contact avec d’autres choses sans en faire des esquimaux. Acceptez-vous de revenir demain ?
— Oh... Oui, avec plaisir ! Vous serez là ?
— Si je vous le demande, c’est que j’en ai bien l’intention. Maintenant que je vous ai trouvée, hors de question de vous laissez disparaître de nouveau !
— Alors... A demain, Asroth.
— A demain, Serenya.
Et il repartit comme il était venu, en chantant à tue-tête une chanson ringarde pour des arbres nombrilistes. Serenya fit de même – repartir d’où elle était venue, pas chanter –, et lorsqu’elle passa la porte grinçante de sa maison, elle ne put s’empêcher de s’exclamer :
— Voilà ! Ça n’était pourtant pas compliqué ! Tout ce que je voulais, c’était un peu de compagnie !
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