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Théas progressait péniblement, courbé contre le vent. À chaque pas, ses bottes s’enfonçaient dans la neige jusqu’aux genoux. Le blizzard qui dévalait les collines lui opposait une telle force qu’il avait l’impression qu’un titan de glace déchaînait son souffle sur lui. Il lui semblait même apercevoir parfois, à travers le rideau blanc qui lui fouettait les yeux, une immense face barbue au rictus malfaisant. Pourtant, en dépit de la tempête, des mirages, et du froid qui le glaçait jusqu’aux os, il continuait d’avancer.

La ville n’était plus loin, il en était sûr, mais il n’était pas certain d’être toujours sur la bonne route. Ou même seulement sur la route, d’ailleurs. Impossible de savoir où il posait le pied, avec toute cette satanée neige ! Il ne pouvait pas abandonner, pas maintenant. Ou ce serait la mort.

La première partie de son périple, sans être confortable, s’était au moins déroulée sans péril.

Sitôt la lettre de son ancien professeur reçue, il avait pris place dans une malle-poste qui devait l’amener jusqu’à la capitale. Il y avait voyagé coincé entre une bonne femme replète qui se plaignait sans arrêt de la promiscuité et un vieil homme osseux qui semblait n’avoir d’autre plaisir que lui enfoncer ses coudes dans les côtes. Face à lui, une jeune mère accompagnée de ses trois enfants dont l’un au moins pleurait à tout moment, et un soldat permissionnaire qui croyait indispensable de faire de les assommer d’histoires à l’humour gras. Il avait pris son mal en patience, imaginant qu’il n’en goûterait que davantage la nuit confortable qu’il s’offrirait dans la meilleure auberge de la ville.

Bon, peut-être pas dans la meilleure: On disait que la vie était hors de prix à la capitale. Toutefois, il pensait avoir assez pour se permettre de descendre dans un établissement digne de la renommée qu’il aurait bientôt.

Son mentor, tombé malade, ne pouvait en effet assurer son rôle de musicien royal et l’avait fait appeler en urgence pour le remplacer. Dans deux jours, Sa Majesté donnerait un grand bal. C’était pour lui une opportunité unique, inespérée ! Et il comptait bien la saisir. Si tout se passait selon ses vœux, il deviendrait le successeur désigné du vieux Maître de musique de la cour, et son avenir serait alors assuré.

Il était perdu dans des rêves de richesses et de gloire lorsqu’un craquement sinistre aussitôt suivi d’un choc l’avait brusquement rappelé à la réalité. La voiture, soudain renversée sur le côté, avait jeté tous ses passagers les uns sur les autres. Les enfants avaient tous hurlé de concert, la pie-grièche était montée dans les aiguës disant qu’on l’écrasait - alors qu’elle était sur tous les autres - et le militaire avait lancé une bordée de jurons dont Théas ne connaissait pas la moitié. On avait ensuite eu toutes les peines du monde à se tirer de là.

Il n’avait pas fallu longtemps pour conclure qu’un essieu s’était cassé, et qu’il faudrait rejoindre le prochain village à pied.

S’en était suivi une lente procession gémissante, imitation grotesque d’un exode dramatique. On lui avait même collé d’autorité un marmot sur le dos. Il ne s’était pas départi pour autant de son optimisme. Plus que quelques heures, et il ferait partie des grands de ce monde ! De ceux qui avaient leur propre calèche, des carrosses, même ! Et il avait regardé ses compagnons d’infortune avec dédain, se disant qu’il ne côtoierait jamais plus ces gens-là et ne s’en porterait pas plus mal. C’était ce moment qu’avait choisi le gamin pour se moucher dans son écharpe, avant de jouer à étaler consciencieusement sur la laine rose un film de morve parfaitement uniforme.

« Jérôme ! Pas dans le cache-col du Môsieur, enfin ! Je suis désolée, je vous en tricoterai un autre. 

Laissez, Madame Keller, ce n’est pas grave ! Avait-il répondu joyeusement. Voyez, nous sommes arrivés ! »

Ils avaient trouvé refuge au relais de poste. Tous avaient poussé des soupirs de soulagement. Pourtant, la joyeuse humeur de notre héros devait s’arrêter là : on ne pouvait ni remplacer ni réparer la pièce brisée, et il n’y avait pas de voiture pour à les amener à destination. On leur offrirait le gîte et le couvert jusqu’à la venue du prochain fiacre, deux jours plus tard.

Mais pour Théas, il ne pouvait être question de demeurer plus d’un jour dans ce trou perdu. Toute sa carrière devait se jouer le surlendemain à la cour ! Devant le Roi en personne !

Il ne pouvait manquer cela, à aucun prix. Il avait donc décidé de continuer sa route, seul.

« Vous êtes complètement givré, mon vieux ! Lui avait lancé le mercenaire. Regardez, il neige à plein ! D’ici une heure, la route sera impraticable, et dans deux la nuit sera tombée ! C’est du suicide ! »

Mais Théas n’avait pas écouté. Rien ne pourrait le détourner de son objectif. Il avait acheté pour une somme honteuse un manteau et une paire de gants supplémentaires à l’homme maigrichon - Qui par un heureux hasard se trouvait être colporteur - ainsi qu’une luge à un paysan pour traîner derrière lui sa valise, et était courageusement reparti.

À présent, il commençait à douter d’avoir pris la bonne décision. La faible lumière du jour décroissait peu à peu, rendant son expédition encore plus difficile.

Il décida de faire halte. Il était épuisé, ne voyait aucun signe de vie à l’horizon, ni l’horizon lui-même. Il ne pourrait aller plus loin tant que le temps ne se serait pas fait plus clément. Il trouva refuge sous un immense cèdre aux branches serrées et, incantant d’une voix tremblante, invoqua un feu magique pour se réchauffer. De petites flammes pâlottes apparurent, tremblotantes entre ses doigts gourds. Bien qu’il connut quelques sorts à usage domestiques, le fort de Théas n’avait jamais été la magie. La sienne se trouvait au bout de ses doigts, lorsqu’il les faisait courir sur un clavier d’ivoire. Il était donc pour lui capital de ne pas risquer de les abîmer à cause de stupides gelures.

Il jouissait de la douce chaleur des flammes oniriques en chantonnant la dernière valse qu’il avait composée.

Enfin, la plainte du vent finit par se calmer.

Théas sortit de son abri végétal pour jeter un coup d’œil alentour. La nuit se levait, et avec elle un lourd brouillard argenté sortait des combes pour venir ramper sur le flanc des collines. Un chant sinistre résonna dans le vallon.

Des loups ! Des loups des brumes !

La peur eut sur Théas l’effet d’un coup de fouet. Il attrapa les rênes de sa luge et prit ses jambes à son cou.

Il devait trouver un refuge, n’importe lequel, avant d’être cerné. Seul contre toute une meute, il n’aurait aucune chance ! Il courrait dans la neige, presque à l’aveugle, trébuchait, tombait, mais se relevait aussitôt. Ce n’était plus une question de carrière, mais de survie, désormais. Les hurlements l’encerclaient, menaçants. Le frimas envahissait déjà les bois. Théas n’avait pas besoin de se retourner pour le savoir. Le froid se faisait encore plus mordant, lui glaçant douloureusement l’échine. Le nuage se glissait déjà entre ses jambes. Ils approchaient. Il buta dans une racine, lâcha la luge, reprit sa course. Des grognements, juste derrière lui. Tout près ! Un souffle humide dans sa nuque. Trop près.


Texte publié par Leliel, 17 décembre 2018 à 00h25
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