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Les démons ne se cachent pas toujours dans les ombres
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—Où est-ce qu'on va ? demanda Lucas en soupirant.

Il avait l'habitude, maintenant, de suivre son maître à chaque fois que ce dernier recevait un coup de fil inattendu. Qu'importe ce que Léandre Alzaerus et son apprenti étaient en train de faire, ils lâchaient absolument tout, prenaient les mallettes d'urgence pleines de bocaux, de plantes séchées, d'ustensiles complètement dingues que Lucas peinait encore à reconnaître, et se rendaient là où le devoir les attendait. Être l'apprenti d'un sorcier itinérant n'était pas le destin que Lucas avait imaginé quand on lui demandait, enfant, quel métier il voudrait faire plus tard, et ça lui était tombé dessus sans qu'il n'ait son mot à dire, avant même qu'il ait l'âge de passer le bac.

Son maître, loin du cliché du vieux sorcier voûté au-dessus de son chaudron à marmonner des incantations, attrapa vivement sa longue et élégante redingote à boutons dorés, passa une main lourde de bagues dans les boucles noires qui lui tombaient devant les yeux et fit gracieusement danser ses doigts pour tracer dans l'air la rune du transport. Un trou s'ouvrit, un raccourci dans le vide spatial, avait appris Léandre à son apprenti. La première fois, le garçon avait dit que ça lui rappelait la fameuse Porte des Étoiles de Stargate. Léandre avait papillonné des yeux et avait regardé son disciple comme si ce dernier avait déclamé s'appeler Napoléon et qu'il venait de remporter Waterloo. Lucas oubliait aussi très souvent que Léandre avait beau avoir un smartphone, il vivait depuis trop longtemps pour s'intéresser à la culture moderne.

Les épaules de Lucas tombèrent et il observa d'un oeil torve l'ouverture noire où dansaient des paillettes de lumière, tandis qu'Héphaïstos, le fidèle chat roux de Léandre, sauta depuis la bibliothèque où il avait élu domicile pour sa sieste et trotta près de son maître.

— Y'a pas d'autre moyen, vous êtes sûr ?

Le sorcier tiqua en levant ses yeux dorés au ciel.

— Ne fais pas l'enfant, Lucas.

Parfois, Lucas avait envie de lui rétorquer qu'il était encore un enfant. Il allait avoir dix-sept ans, seulement, et légalement il n'était pas encore adulte. Mais il garda le silence, eut un soupir résigné, enfila sa doudoune bleue marine avant de s'armer de leurs indispensables mallettes et de suivre Léandre qui passait déjà une jambe dans la porte. Lucas l'imita en fermant les yeux.

Ça ne l'empêcha pas de se sentir bousculé et balloté de partout comme s'il était tombé au beau milieu d'une tempête. Il s'écrasa de l'autre côté avec violence, tandis que Léandre s'époussetait élégamment les épaules. Le froid du mois de décembre lui mangea les entrailles avec violence quand un vent lui souffla dessus, dansant dans les hautes branches des platanes qui encadraient un chemin de terre tout droit. Léandre posa sur son apprenti un regard navré.

— Il faudrait vraiment qu'on travaille ton équilibre, mon grand.

Lucas ne répondit rien, parce qu'il sentait que s'il ouvrait la bouche, il allait rendre ses trois derniers repas sur les chaussures vernies de son maître. Il se releva péniblement et fusilla Léandre du regard, mais celui-ci avançait déjà déjà sans se soucier de lui vers une immense grille, talonné par son chat. Il s'y arrêta. Derrière, une sorte d'énorme manoir lugubre entouré d'herbes folles et à la pierre noircie par les ans se dressait fièrement. Lucas aurait pu juré qu'il avait vu un gigantesque corbeau s'envoler d'un arbre décharné en croassant.

Encore une maison bizarre. Encore des clients bizarres. Le garçon, qui avait grandi tranquillement à Paris et ses alentours, n'avait jamais eu conscience du nombre de fêlés qui pouvaient exister sur terre. Pas étonnant d'être déséquilibré, si on vivait dans un décor de film d'horreur.

Léandre tira sur la chaîne de l'énorme cloche accroché à l'un des piliers de la grille, délivrant un son grave et sinistre qui fit sursauter Lucas. Un petit homme replet, chauve et habillé en pingouin, droit comme s'il avait un balai dans... là où Lucas pensait, vint tranquillement à leur rencontre.

— Vous êtes le sorcier ?

Même sa voix répondait au cliché du majordome lugubre.

— Léandre Alzaerus, pour vous servir, répondit le maître de Lucas en faisant un élégant petit salut. Et voici mon apprenti, Lucas Lévêque.

Le majordome haussa un sourcil en jaugeant le jeune homme des pieds à la tête. Oui, bon, Lucas avait des Converses usées au pieds, s'habillait en doudoune flashy, en sweat à capuche et en jeans étroits, comme tous les jeunes de son âge. Il n'allait pas commencer à adopter le style vestimentaire douteux et plusieurs fois centenaires de son maître pour leur faire plaisir !

Finalement, le majordome attrapa une grosse clef qui pendait à son énorme trousseau pour ouvrir la grille d'entrée, qui grinça.

— Mon maître vous attend au petit salon, à gauche de l'entrée.

Ah ? Il n'allait pas les annoncer ? Une petite entorse à la tradition ? Léandre le remercia de sa belle voix chantante – il était sorcier ou joyeux lutin ? – et avança vers la maison, sans vérifier que Lucas le suivait, quelques pas derrière. Le sorcier poussa la porte de la demeure, et tendit son précieux manteau à la domestique qui attendait patiemment à l'entrée à cet effet. Lucas l'imita, plus maladroitement, et empêcha la jeune fille de prendre les mallettes dont il était chargé. Léandre ne faisait confiance à personne d'autre que lui pour surveiller son précieux matériel de travail. Qui savait ce que des mains profanes pourraient faire avec des choses pareilles ? La domestique rougit, avant de disparaître avec la redingote de Léandre et la doudoune de Lucas.

Le garçon regarda tout autour de lui. Au fond du hall d'entrée, un énorme escalier. Les murs habillé de lambris coûteux et raffiné. De lourds et immenses tapis persans étalés sur les parquets de chêne sombre. Pas de doute, ils étaient arrivé dans une maison à la Hill House. Léandre lui, ne s'attarda pas à regarder autour d'eux et se rendit dans la première pièce à gauche. Lucas, comme d'habitude, lui emboîta le pas. D'une taille raisonnable, la pièce était décorée dans des nuances de vert émeraude et de vieux bois lustré, chargée de bibliothèques vitrées, de canapés énormes et de fauteuils confortables. Un nouveau tapis persan sur le sol. Bon sang, la décoration devait avoir coûté une fortune. Pas étonnant qu'ils n'avaient plus l'argent pour entretenir le jardin.

Aussitôt, un grand monsieur, aussi grand que le mètre quatre-vingt de Lucas – non il n'avait pas encore terminé sa croissance et alors ? –, déplia sa longue carcasse du fauteuil sur lequel il était assis et vint à la rencontre du sorcier et de son apprenti. Il attrapa la délicate main de Léandre entre les siennes avec une force que Lucas devina désespérée.

— Merci d'avoir fait aussi vite, M. Alzaerus.

— C'est mon travail, M. De Courtenay. Où est l'enfant ?

Lucas fut totalement ignoré, comme d'habitude. Il n'était bon qu'à transporter le matériel, pas vrai ? Il n'avait aucune idée de ce qu'ils faisaient ici, et du problème qui semblait complètement désemparer ce M. De Courtenay. Certainement d'une bonne cinquantaine d'années, ses cheveux poivre et sel coiffés avec une raie parfaite et une moustache qui aurait fait pâlir Hercule Poirot d'envie, le maître des lieux avait une allure guindée entamée par l'inquiétude qui renforçait les rides de son front.

— Suivez-moi.

M. De Courtenay les fit repasser par l'entrée, prendre l'énorme escalier avant de leur faire traverser un dédale de pièces toutes plus chargées les unes que les autres. Chargées comme les mallettes que Lucas transportait. Il n'avait pas signé pour faire un marathon avec dix kilos d'équipement au bout de chaque bras, merci bien. Le cinquantenaire s'arrêta devant une porte et prit une grande inspiration.

— Nous avons mis du temps à cerner d'où provenait les incidents de la maison...

— Si je peux me permettre, vous auriez dû m'appeler bien avant cela, monsieur.

Un éclair de culpabilité passa dans le regard de M. De Courtenay, avant qu'il ne souffle :

— Pouvez-vous encore nous aider ?

Léandre adopta ce ton professionnel et froid que Lucas lui connaissait, masqué derrière une apparente politesse.

— Faîtes-nous voir votre fille et nous verrons.

Lucas ressentit un petit pincement de reconnaissance. Et mince. Il suffisait que Léandre dise « nous », l'incluant dans la manoeuvre, au lieu du « je » pour que Lucas lui pardonne instantanément tous les mauvais traitements qu'il lui infligeait. Se servir de lui comme d'une mule. Lui faire prendre cette fichue Porte des Étoiles. Passer son temps à le juger tout entier, lui, ses références, ses vêtements, son allure. Lucas avait un fichu syndrome de Stockholm qui n'allait pas en s'arrangeant.

M. De Courtenay poussa la porte et les invita à rentrer. Ici, pas de couleurs mornes et sinistres. C'était une salle de jeu pleine de vie, de rose, de bleu, de rouge, de jaune, bourrée à craquer de jouets et de peluches étalés partout sur les tapis en fourrure - vraie ou fausse ? - et au fond de laquelle rougeoyait feu devant lequel on avait posé un pare-étincelles de style victorien. Les murs étaient tapissés de bibliothèques regorgeant de livres pour enfant et de petites figurines d'animaux, de ballerines et autres personnages de contes.

— Victoire, dis bonjour à ces messieurs.

Une petite fille qui jouait devant l'âtre, assise sur un des tapis en fourrure, se retourna vers les nouveaux venus et eu un sourire tendre. Pas plus de dix ans. Elle était jolie. De longs cheveux blonds, un visage d'ange aux beaux yeux clairs, elle avait une allure de princesse dans sa robe bleu pâle. Elle se releva avec élégance et vint à la rencontre des nouveaux venus, tendant sa main vers Lucas qui, ne sachant pas quoi faire, la serra maladroitement. Léandre roula des yeux, attrapa la main de la fillette et lui fit le baise-main. Sérieusement, on faisait encore ça au XXIe siècle ? Lorsque les lèvres du sorcier frôlèrent la peau de l'enfant, Lucas le vit se figer. Il avait perçu quelque chose, devina l'apprenti. Victoire, elle, s'écarta vivement. Ses traits se déformèrent d'un seul coup et elle n'était plus jolie du tout. La face rougie par la colère, elle siffla, le dos rond. Héphaïstos gronda en retour.

— Tu as appelé cette vermine de sorcier !

M. De Courtenay fit un pas en arrière, effrayé par la voix d'outre-tombe qui sortait de la gorge de l'enfant. Ce n'était plus du tout sa fille qu'il avait devant les yeux. La créature avait le visage plissé, ridé, ses yeux étaient devenus entièrement noirs et sa longue chevelure avait blanchi. Ses jolies mains potelées s'étaient décharnées d'un seul coup. Léandre avait écarté son apprenti derrière lui. Il tendit son bras droit devant lui, la main écartée. Lucas devina, à la lueur blanche qui sortait de sa paume, que son maître avait tracé sur celle-ci une rune de défense pour qu'une barrière empêchait la créature de les approcher.

— Millepertuis, valériane et graines de courge, dit-il à Lucas.

Celui-ci ouvrit les mallettes et en sortit les ingrédients demandés par son maître, qu'il jeta dans un chaudron de transport. Il traça la rune du mélange : les plantes devinrent liquide et se mélangèrent. D'un geste sûr, il remplit une fiole de potion, se releva de toute sa stature et la balança sur le démon. La fiole explosa sur la robe bleue pâle. La fillette-démone hurla d'un cri strident et perçant avant de s'écrouler et de reprendre l'apparence de l'innocente petite fille qu'était Victoire. Dans les secondes qui suivirent, la respiration de Léandre fut le seul son qui répondit au tambourinement du coeur de Lucas contre sa cage thoracique.

Avec précaution, le maître des lieux fit quelques pas vers les sorciers.

— Vous l'avez...?

Léandre approcha l'enfant et la prit délicatement entre ses bras alors que Lucas rangeait les ustensiles et refermait les mallettes.

— Endormie. Le démon qui habite votre fille n'est pas encore parti. Avez-vous une grande pièce vide dans laquelle nous pourrons travailler ? Exorciser un démon peut faire des dégâts, et je ne voudrais pas abîmer les trésors de votre maison.

Selon l'humble avis de Lucas, ça pourrait faire un ménage dans ces nids à poussière. M. De Courtenay confirma, ouvrit la marche, suivi de Léandre et de son apprenti, et les emmena à l'étage supérieur. Il finit par ouvrir une porte, tout au fond du couloir. Une pièce sombre, humide et froide les accueillit. Lucas aperçut des toiles d'araignée gigantesques en haut des murs alors que M. De Courtenay ouvrait les lourds rideaux dévorés par les mites pour essayer de faire pénétrer un peu de lumière.

— Lucas, le sel, ordonna Léandre en étalant la petite sur le parquet grinçant.

Le garçon rouvrit la manette, attrapa l'énorme flacon de sel et forma un cercle tout autour de l'enfant.

— M. De Courtenay, votre enfant abrite un démon en son sein, et mon apprenti et moi avons besoin de renseignements pour comprendre comment cette tragédie s'est produite.

La voix de Léandre était dure, froide, et il allait à l'essentiel.

— Il va falloir nous dire honnêtement tout ce dont nous avons besoin de savoir.

Elle dormait. Elle ne savait pas depuis quand, mais elle dormait. Elle était de retour dans ce monde étrange, cet entre-deux froid et terne. Elle lutta. Non, elle ne pouvait pas passer de l'autre côté. Pas encore. Elle n'avait pas encore fait ce qu'elle avait à faire. Elle se secoua. Elle secoua l'enfant avec qui elle partageait le corps. Non, elle ne pouvait pas retourner de l'autre côté, pas maintenant, elle devait rester de ce côté du Voile... Quand elle rouvrit les yeux, elle se rendit compte qu'elle était enfermée dans un cercle de sel. Elle frappa la barrière invisible, hurlant, laissant l'apparence de l'enfant reprendre le dessus pour attendrir les humains si sensibles.

Les pleurs de la gamine s'amplifièrent, et la bonne que Lucas interrogeait eue une expression de douleur. Ronde et rougeaude, elle avait un accent du Nord et parlait en se tirant nerveusement les mains, pas vraiment à l'aise.

— Alors, c'est vous qui avez élevé Victoire depuis la mort de sa mère ?

Comme si son visage ne parlait pas déjà pour elle.

— Oui. C'est une brave tchote, vous savez, tout le portrait de sa mère. Elle était magnifique et...

Elle s'interrompit de nouveau en pinçant les lèvres quand un nouveau vagissement se fit entendre.

— Vous z'êtes sûr qu'on peut pas aller la voir ?

— Pas avant que mon maître ait sécurisé la zone.

Léandre l'avait chargé d'interroger tout le personnel de maison tandis qu'il montait la garde près du démon et cherchait à briser sa carapace. Ils devaient savoir ce qui se passait ici. Un démon n'apparaissait pas comme ça, tout simplement parce que les planchaient craquaient, les armoires sentaient la naphtaline et le temps semblait s'être arrêté depuis plusieurs siècles. Alors, après le majordome guindé lui avait rapidement fait comprendre qu'il avait d'autres chats à fouetter, après la petite domestique timide et réservée qui marmonnait plus qu'elle ne parlait, Lucas s'attaquait à la troisième personne constituant la maisonnée de M. De Courtenay. Le reste des employés changeait trop régulièrement, car apparemment, les démissions étaient rapides et nombreuses. Léandre se chargeait du maître de maison en ce moment même, sur le ton badin de la conversation pour ne pas le brusquer.

— Depuis combien de temps Victoire est... comme ça ? Habitée ?

La bonne haussa les épaules.

— On sait pas trop, certains disent que c'est depuis plusieurs mois, d'autres depuis plusieurs années... Moi, ça ne fait que quelques semaines. Elle est toujours mignonne avec moi, la tchote.

— Et comment ça se manifeste ?

— Son r'gard, min fiu. Elle te zieute comme si elle lisait à travers toi. Tu sais, comme un tableau, là. Mélanie, elle l'a grondé une fois et la gamine lui a attrapé le poignet jusqu'à lui faire un bleu. Si je l'avais pas arrêté, elle lui cassait le bras.

Lucas nota. Le regard de la brave dame se perdit un instant dans le vide, regardant l'épaule du jeune homme sans la voir. Il devina qu'elle n'avait pas fini.

— Sinon, se rappela-t-elle, c'est vrai que ça fait un moment que Victoire pousse des crises de colère. D'un seul coup, comme ça. Elle est imbuvable quand elle est comme ça.

— Comme un caprice ?

Nadine, puisque c'était son nom, secoua la tête.

— Pire que ça. Elle balance tout ce qu'elle a sous la main et on peut pas l'approcher. J'avais pas fait le rapprochement jusqu'à maintenant.

Lucas hocha la tête. Si Nadine avait été méfiante au départ, elle déversait maintenant toutes les bizarreries qui tournaient autour de Victoire et de cette demeure, et toutes les rumeurs que les employés de maison avaient colportés, dont certaines avaient poussés une bonne, un chauffeur ou un jardinier à la démission. Lucas nota tout scrupuleusement dans son petit carnet, et au final, il s'avéra que tous cette série d'incidents avait commencé à la mort de la maîtresse des lieux. Lucas n'avait pas besoin d'en apprendre davantage. Il remercia la bonne et grimpa jusqu'à la pièce où son maître s'était retranché.

Léandre était simplement debout, à quelques pas du cercle de sel, et affrontait du regard la créature qui pleurait à chaudes larmes. Dans le fond de la pièce, le chat Héphaïstos ne prêtait aucune attention à la scène et continuait sa sieste, roulé en boule dans un morceau de vieux drap. Le sorcier ne se laissait pas attendrir, le menton posé sur sa main, comme s'il observait un casse-tête passionnant. D'un calme olympien, il profita que l'enfant-démon reprenait sa respiration pour demander à son apprenti :

— Tu as des choses à m'apprendre ?

Lucas ouvrit la bouche, mais dut attendre que le vagissement de la fillette prenne fin avant d'expliquer :

— Sa mère est morte il y a trois ans, et depuis, les colères de...

Nouvelle interruption de la petite. Lucas se boucha les oreilles.

— ... la gamine s'amplifient. Elle a failli casser le bras d'une domestique il y a quelques semaines.

Il ouvrit son carnet et relu ses notes. Bon sang qu'il écrivait mal.

— On peut pas l'endormir, là ? râla le garçon.

Un sourire tendit les lèvres pleines du sorcier.

— Oh non, Lucas. Tu apprends beaucoup de choses en observant les colères d'un démon.

Il pointa son doigt sur l'enfant qui hurlait à gorge déployée, ses beaux yeux dorés brillants d'excitation.

— Je peux te dire, rien qu'en le regardant, que notre démon parasite est manipulateur et ne se sert de la force qu'en dernier recours. Il se sert des charmes de cet enfant afin de séduire et d'obtenir ce qu'il veut d'un battement de cils. Et comme son charme agit plus ou moins bien sur certaines personnes, cela explique que certains ne se soient aperçu du changement que très tard.

La brave Nadine devait adorer la gamine et lui passer tous ses caprices, alors. Lucas rangea son carnet.

— Si vous savez déjà tout, alors pourquoi vous m'avez envoyé à la pêche aux informations ? bougonna-t-il.

— J'avais besoin que tu confirmes ce que je pressentais. Donc, la mort de la mère, l'élément déclencheur hein ? Comme c'est classique. Et n'y a-t-il pas une personne qui attire ses foudres plus que les autres ?

— Son père, se souvint Lucas. Apparemment, elle ne supporte pas son père.

Le sourire de Léandre s'élargit alors que la gamine s'interrompit, dévisageant Lucas. Le garçon comprit alors ce que lui disait la bonne et se glaça sur place. Les traits de l'enfant changèrent et s'enlaidirent.

— Ce porc n'est pas son père, dit la chose de sa voix d'outre-tombe.

Léandre eut un fou-rire que Lucas ne comprit pas. Il savait que son maître n'avait pas la lumière à tous les étages, mais se moquer ouvertement d'un démon qu'ils avaient là, devant eux, et qui les regardait comme s'il voulait que s'abattent sur eux les sept plaies d'Egypte ? Lucas se serait presque signé. Pourquoi le destin lui avait donné ce sorcier comme maître ? Gandalf ou Dumbledore auraient fait l'affaire ! Léandre arrêta de rire pour demander à son disciple :

— Tu sais pourquoi M. De Courtenay m'a appelé, Lucas ?

Lucas haussa les épaules. Léandre leva alors le menton pour pouvoir regarder son apprenti dans les yeux.

— Sa fille a essayé de le tuer.

Ils avaient compris. Elle frappa, frappa, frappa contre la barrière, jusqu'à ce que les poing de la petite saignent. Elle hurla des insanités. Elle devait absolument faire ce qu'elle avait à faire et ce n'était pas ces sorciers qui allaient l'en empêcher.

— Vous êtes sûr que le sel suffira ?

Lucas doutait encore de ce remède de grand-mère qui pourtant s'était plus d'une fois avéré efficace. La fureur pure peignait les traits de Victoire qui se déchaînait comme une diablesse. Lucas sentait cette angoisse sourdre au fond de lui, cette angoisse de gamin face à des choses qu'il ne maîtrisait pas encore. Cela ne faisait même pas un an qu'il suivait Léandre, après tout. Il n'avait pas envie de mourir comme ça.

— Fais-moi confiance, Lucas.

La voix de Léandre était douce et bienveillante, et la main qu'il posa dans les reins de son apprenti chaude et rassurante.

— Nous avons un cas très intéressant de Dame blanche invasive, mon grand.

Il n'aimait pas que Léandre l'appelle comme ça. Il n'aimait pas qu'il lui rappelle son âge et son inexpérience. Il serra les dents.

— Réfléchis et explique-moi, Lucas.

Léandre avait toujours des raisonnement un peu tordus et forçait son apprenti à les adopter. Cela devenait de plus en plus facile au fil des mois. Le garçon fronça des sourcils, concentré, et récita alors qu'il réfléchissait, verbalisant son cheminement intellectuel :

— Une Dame blanche est le fantôme d'une femme qui est morte dans des circonstances violentes et qui revient pour se venger.

Il reprit ses notes et Léandre l'encouragea d'un hochement de tête.

— Mais nous avons là un cas de possession... Alors, le démon qui possède Victoire est une Dame blanche.

La gamine hurla, et les deux sorciers se protégèrent les oreilles le temps que le cri, long et douloureux, s'interrompe.

— Et il s'agit de sa propre mère, souffla le jeune homme. Tombée accidentellement dans les escaliers, d'après le majordome.

— Et que dit-on du père ?

Lucas chercha dans ses notes prises à la hâtes ce que lui avait dit la bonne un peu plus tôt.

— Le père est attentionné avec sa fille, mais celle-ci s'est éloignée de lui depuis la mort de sa mère et...

Il fut brutalement interrompu : la créature avait brisé la barrière et son cri avait propulsé Lucas contre le mur, quelques mètres plus loin.

Ils allaient l'empêcher de se venger. Il fallait qu'elle agisse, et vite, il fallait qu'elle aille jusqu'au bout de son plan et force Victoire à tuer cet homme qui l'avait souillée, cet homme qui l'avait empêchée de protéger sa propre fille. Elle passa la barrière, et se dirigea tout droit vers le sorcier. Celui-ci traça une rune dans l'air, guidant ses pouvoirs pour la frapper et la forcer à s'éloigner. À l'intérieur, Victoire hurla de douleur, mais sa mère la rassura et força le petit corps à avancer. Elle répliqua, hurla, et le sorcier tomba au sol.

— Ce n'est pas la meilleure solution, madame. Cela fait trois ans que vous vous emparez de l'énergie vitale de votre fille et vous allez la faire mourir si...

— Et lui ? Ne l'a-t-il pas tuée à petits feux ?

— Il sera puni par la...

Elle l'interrompit en empoignant son cou, qu'elle serra avec force. Le sorcier se débattit sous elle, mais elle avait la force d'un démon et il ne pouvait pas lutter.

— Par les deux femmes qu'il a tuées. Et personne ne nous en empêchera.

Elle reçut comme un coup de feu dans l'épaule et chavira. L'autre, le grand gamin, s'était relevé et avançait vers elle en lui envoyant des boules de feu.

— Lucas non !

Mais le jeune homme n'écoutait plus. Lorsqu'il avait repris ses esprits, Léandre était à la merci du démon et voir son mentor, pour qui il avait tout abandonné, dans une telle position de faiblesse avait fait court-circuiter quelque chose. Il avait fait feu. Littéralement. Avec une rune basique qu'il avait appris dans le dos de Léandre, il envoyait boule de feu sur boule de feu sur cette bête inhumaine avec une rage

— C'est une enfant, Lucas, arrête !

Impossible d'arrêter, il y avait trop de peur, trop de hargne et trop de colère qui circulaient en lui, un mélange explosif qui l'empêchait de réfléchir. Le démon recula jusqu'aux traces de sels éparpillés sur le sol qui le brûla. La dernière boule que lui envoya Lucas, à la rencontre du sel, enflamma le corps de l'enfant dans un énorme brasier. Choqué, Lucas s'arrêta et regarda les flammes lécher les membres de Victoire et lui brûler les cheveux. Les cris, les cris, encore les cris et puis Léandre qui l'attrapa par les bras et qui le força à le regarder. Il était en colère, complètement effrayé, et si peu maître de lui-même que Lucas, une fois l'adrénaline complètement passé, fut envahi par l'effroi.

— Nous ne sommes pas là pour la tuer, mais pour la libérer, idiot !

— Je vous ait sauvé la vie et c'est tout ce qui compte ?

— C'est une enfant ! répéta Léandre.

— Et vous, vous êtes un putain de sorcier et j'ai besoin de vous alors merde okay ! J'ai fait ça pour vous !

Les cris s'étaient interrompus, de même que le brasier brusquement soufflé. Sorcier et apprenti se retournèrent, interdits. Au milieu des flammes, le corps complètement nu, le crâne complètement chauve, l'enfant s'était endormie. Léandre lâcha son pupille et s'approcha précautionneusement de la petite.

— Le sel, devina-t-il. Je n'avais jamais tenté cela, en trois cents ans de pratique.

Lucas poursuivit le raisonnement.

— Le sel, à la rencontre du feu, l'a purifiée au lieu de la tuer.

Léandre éclata d'un rire joyeux, et força son apprenti à se pencher pour lui attraper le visage, les deux paumes sur les joues.

— Tu es un génie !

Il posa un baiser sonore sur son front, puis s'accroupit près de Victoire pour vérifier son état, traçant la rune de la vision sur le corps de la fillette.

— Rien. Absolument guérie. Elle n'est plus du tout possédée !

— Et son père ? demanda laconiquement Lucas.

Aussitôt, l'humeur joyeuse du sorcier s'assombrit.

— On ne peut pas la laisser ici avec ce prédateur, continua le jeune homme.

— Je m'en occupe.

Ils étaient reparti comme ils étaient venus, à la nuit tombée. Il n'avaient passé que quelques heures au manoir de M. De Courtenay, une petite journée au final. Au moment de faire leurs adieux et de recevoir le paiement de leurs services, Lucas avait dû se retenir de ne pas sauter à la gorge de ce monstre. Léandre, lui, n'avait rien laissé paraître, poliment froid comme à son habitude. Une fois revenu chez eux, à l'atelier de Léandre qui leur servait de maison, Lucas ressentit une nouvelle envie de vomir et cette fois ce n'était pas dû à la Porte des étoiles.

— Sérieusement, vous l'avez laissée là-bas ? Après tout ce qu'on sait ?

— Fais-moi confiance.

— Et vous, quand est-ce que vous allez me faire confiance ? Je vous ai sauvé, bordel ! Et c'est pas simplement pour l'argent, mais parce que je pensais que le monde avait besoin de quelqu'un comme vous !

Léandre se pinça l'arête du nez, ce qu'il faisait chaque fois qu'il commençait à s'énerver. Et bien qu'il s'énerve ! Lucas l'attendait !

— Tu crois vraiment que je suis capable de laisser une enfant avec un monstre ? Je l'ai protégée !

— Comment ? Et pourquoi je n'ai rien vu ?

Léandre soupira, et d'un geste de la main, lui ordonna de s'asseoir dans l'un des deux fauteuils au coin de l'âtre, tout au fond de la pièce pleine de tout leur nécessaire de travail. Lucas serra les mâchoires, réticent, mais finit par lui obéir. Alors Léandre, les mains posées sur les genoux de son apprenti, accroupi devant lui, lui expliqua.

L'enfant s'était installée dans son lit, bordée par sa bonne qui l'avait rassurée, lui avait dit que ses cheveux allaient être plus beaux encore, lui avait dit qu'elle était le plus bel ange qui avait pu descendre sur terre. Victoire s'était endormie sans comprendre.

Et au coeur de la nuit, la porte qui grinça la réveilla. La gamine appela sa mère, fort, comme une prière, mais celle-ci ne vint pas. Affolée de se retrouver de nouveau toute seule, elle laissa une larme s'échapper et rouler sur sa joue. Son lit s'affaissa.

— Tu m'as manqué, ma chérie, fit la voix grave de son père.

Elle ferma les paupières à s'en faire mal, pressentant la caresse qui allait suivre mais qui ne vint pas. Un bruit sourd se fit entendre, et força la gamine à rouvrir les yeux. Son père avait été propulsé loin d'elle, le choc ayant fait tomber sur lui le contenu de la bibliothèque sur laquelle il avait été projeté, et regardait la fillette avec incrédulité. Victoire pressa sa main sur son coeur, là où elle sentait sa peau brûler et, en regardant, elle vit une écriture bizarre et brillante disparaître dans sa peau. Elle reprit une respiration qu'elle n'avait pas eu conscience d'avoir coupé.

Sa mère était partie, mais elle n'était plus seule. Un immense soulagement l'envahit alors que son père quitta sa chambre. Sur sa table de nuit, un papier signé de son nom en une écriture fine et délicate apparu alors et Victoire l'ouvrit, intriguée.

Une adresse. Un numéro de téléphone. Une note qui lui disait d'appeler si elle avait besoin de davantage de protection. Il disparut en un tas de cendres dans sa main, et Victoire fut étonnée de voir que sa mémoire avait retenu la note laconique comme si elle l'avait lue une centaine de fois.


Texte publié par Codan, 15 décembre 2018 à 10h30
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