« Vous avez bien compris, les garçons ? »
Mon père nous dévisageait, mon frère et moi. Debout sur le perron de Mamie-tulipes, il avait l’air d’un géant des glaces. Oui, mon père était très grand, et sous cette averse de neige qui tombait en rafale depuis quelques jours, c’était pire encore. Bon, c’était un gentil géant, mon père. Comme nous, il appréhendait le soir du Réveillon de Noël. Il faut dire que c’était un moment particulier, une soirée que nous redoutions plus qu’autre chose ; mon père avait déjà une drôle de mine, avec sa moustache aux extrémités recouvertes de givre… Mon frère et moi échangions un regard, déterminés à ne pas éclater de rire.
« Vous vous souvenez bien des règles ? insista mon père.
— Oui.
— Alors ? »
Julian roula des yeux, je l’imitai.
Mon grand frère avait cette étrange manie de rouler des yeux à chaque fois que mon père répétait les choses. Et comme mon père répétait très souvent les choses, Julian roulait très souvent des yeux. Ce soir pourtant, son attitude était compréhensible ; passer une soirée pareille avec Tante Roberta, c’était prendre le risque de détester Noël à vie.
Devant le regard insistant de notre père, nous récitions :
« Ne pas se montrer insolents avec Tante Roberta…
— Ce n’est pas sa faute si c’est un gros tas.
— Julian ! » s’indigna mon père.
J’éclatai de rire, et mon père se mordit les lèvres pour ne pas en faire autant. Il nous fit signe de continuer, plus sérieux, et nous répétions alors en cœur pour la vingtième fois de la journée :
« Ne pas se montrer insolents avec Tante Roberta, être polis et bien élevés, dire merci et s’il vous plaît, et ne surtout pas la questionner sur la verrue qu’elle a sur le nez. »
Julian et moi sourions fièrement.
La petite litanie avait fait son effet sur mon père, qui nous considéra avec fierté. Il hocha la tête, tortilla sa moustache pour en chasser la glace, et se tourna vers la porte.
« N’oubliez pas ces règles, les garçons… Ce n’est qu’un mauvais moment à passer, après tout. »
Nous acquiesçons – dociles – et le doigt de mon père s’écrasa sur la sonnette.
Noël n’avait jamais été mon moment de l’année préféré. Ce n’était pour moi qu’une plaisante fête familiale, où l’on se retrouvait pour le meilleur et surtout pour le pire. J’étais en cela bien différent de mes camarades de classe, qui eux attendaient Noël avec impatience. Dans la dernière semaine d’école, c’était toujours pareil ; une excitation collective qui ne m’atteignait pas, un débordement de niaiseries qui me rendais irritable, souvent. Dans la cours de récréation, des cris, des rires et des décorations à perte de vue… pire : des ateliers avec la maitresse. Des rires encore, une naïveté imbécile exacerbée par deux guirlandes… Je trouvais tout ça ridicule.
Ainsi à l’approche des fêtes, j’enfilais généralement mon habit de rabat-joie et savourais la tristesse de mon entourage devant mon scepticisme invétéré.
Triste, pour un gamin de onze ans.
Oh je suppose que n’importe quel gamin de mon âge aurait réagi de la sorte, s’il avait vécu le genre de Noël que moi je vivais tous les ans. Vous comprendrez mieux au terme de ces lignes.
Tout a commencé avec un monstre.
Oh, pas un monstre de bande dessinée, une espèce de créature velue et hurlante, non. Un vrai monstre.
Un monstre humain !
Je ne voyais Tante Roberta qu’une seule fois dans l’année, précisément au moment de Noël. C’était déjà bien suffisant, étant donné la tournure que prenaient les évènements lors de cette rencontre. C’était une femme affreuse, dans tous les sens du terme.
Je me souviens de son apparition, ce soir-là. Bruyante, odorante. Cauchemardesque !
Mamie-tulipes m’avait soulevé de terre en riant, toute contente de me voir en forme. Je l’aimais bien, Mamie-Tulipes. Elle devait son surnom aux centaines de tulipes qui arboraient son jardin évidement, mais aussi les broderies de son tablier, les nattes de ses cheveux et les motifs sur la céramique de sa vaisselle.
Mamie-Tulipes ébouriffait les cheveux de Julian en s’exclamant :
« Regardez-moi ces deux grands gaillards. Deux adorables chérubins. On vous accrocherait presque aux branches du sapin !
— Si tu tiens à te casser le dos, n’hésite pas. » ronchonna Tante Roberta.
Mamie-Tulipes me reposa au sol et nous nous tournions à l’unisson vers la voix sourde de notre tante. Elle était là, sur le pas de la porte, engoncée dans son immonde manteau de fourrure blanche.
« Ça, c’est du renard, me glissa Julian alors que Mamie-Tulipes saluait Tante Roberta.
— Pour de vrai… ? chuchotai-je.
— Vrai de vrai. »
J’en frissonnai. Elle s’avançait majestueusement vers nous, et la vision de cette énorme femme recouverte de peau d’animal me fit reculer. Elle était très grande et très grosse, et semblait monopoliser l’espace entier par sa seule présence. Ses cheveux blonds platines lui tombait mollement sur la nuque. Une nuque rouge et dodue, poilue aussi ! (en réalité, elle se rapprochait réellement d’un monstre velu) et l’ensemble lui donnait l’air d’une grosse Mère Noël.
Je ne suis pas certain que le Père Fouettard eut un jour une femme, mais si c’était le cas, je suis persuadé que cette femme aurait été Tante Roberta.
A cette monstruosité s’ajoutaient ses ongles ; longs et rouges comme sa nuque, comme son rouge à lèvre et comme les tulipes de Mamie-Tulipes. C’était selon moi des griffes plutôt que des ongles. Des griffes prêtes à saisir les petits enfants pour les broyer.
Julian n’avait pas peur mais moi, j’étais terrifié ; je manquai de trébucher sur l’une des guirlandes colorées, et me rattrapai de justesse à la rambarde de l’escalier.
Mamie-Tulipes semblait embarrassée, elle se tourna vers nous pour nous intimer de nous mettre à table. Julian ne bougea pas, et je remarquai qu’il fixait notre tante d’un air admirablement sarcastique.
Mon frère avait un don pour ce genre de regard, moitié angélique, moitié moqueur. Les deux yeux fardés de mascara de ma tante le toisaient, mais Julian ne baissa pas les yeux, et il se permit même de se boucher le nez. Devant elle ! Il faut dire que depuis qu’elle était entrée dans la pièce à vivre, un relent désagréable de parfum et d’alcool s’était élevé au point de nous donner envie de vomir. Un terrible mélange de fleur d’oranger et de brandy bon marché.
Comme je redoutais une confrontation désastreuse, je tirai mon frère par la manche et il se laissa finalement entrainer vers la salle à manger.
« Tu ne devrais pas faire ça ! lui dis-je.
— Ce n’est pas dans les règles de papa de ne pas se boucher le nez.
— C’est impoli. »
Julian roula des yeux, encore une fois.
L’heure du dîner arriva, et la situation se complexifia. C’était le moment le plus redouté, le fameux dîner du Réveillon. La soirée avait déjà mal débuté, comme chaque année. Et comme chaque année, Tante Roberta fut exécrable. Cela commença avec les décorations, que ma tante prit plaisir à critiquer, puis à détruire.
Le monstre avait saisi les petits bonnets de père Noël pour les froisser entre ses ongles.
Entre ses griffes.
Et elle avait ri. Oh oui, elle avait ri. D’une façon horrible, terrifiante.
« Immondes petites babioles sans intérêt. » avait-elle articulé en arrachant chaque pompon blanc.
Et je regardais la scène, interdit. La mousseline blanche s’effritait sur la table, aux côtés de tous les verres de vin entamés de ma tante. Forcément, elle avait consommé une quantité importante d’alcool durant l’apéritif, et sa morosité s’était naturellement accrue. Tante Roberta s’était même emparée du dernier canapé devant les yeux hagards de ma petite cousine.
« Trop tard ! » s’était-elle méchamment exclamée avant d’enfourner goulument la galette devant les yeux tristes d’Ophélie.
Le champagne succéda rapidement au vin rouge, et l’irritabilité de ma tante redoubla ; lorsque Julian – qui était malheureusement placé à sa droite – approcha sa main du plat principal pour se servir, la détestable bonne femme lui assena un coup de fourchette ! Rapide, bref.
Julian étouffa un cri, et son regard noir se braqua dans celui de Tante Roberta qui lui dit en souriant d’un air sadique :
« Pas avant les grâces, jeune homme. Allons ! Que tout le monde fasse silence. »
Les discussions s’amenuisèrent, et les regards inquiets se tournèrent vers Tante Roberta qui sortit un livre de sa poche ; c’était une bible. Une toute petite bible usée aux pages racornies, dans lequel elle avait glissé quelques feuilles volantes qui semblaient être des compositions musicales. Je savais que ma tante était une chanteuse lyrique, et qu’elle composait elle-même ses chansons. Au moment de Noël, nous avons droit à un concert privé, la plupart du temps.
C’était l’un des pires moments de la soirée.
Dans le silence gênant qui suivit, Tante Roberta feuilleta le livre afin de trouver la page adéquate :
« Parfait, dit-elle en arrêtant son geste. Honorons à présent Jésus. »
Elle leva son énorme derrière de sa chaise, mais la quantité d’alcool ingurgité à l’apéritif eut raison d’elle ; Tante Roberta chancela un peu et se rattrapa de justesse au veston de mon père qui se tenait à sa gauche. Ses sales griffes avaient éraflé le beau costume de mon père qui étouffa une exclamation.
Evidemment, au lieu de s’excuser, ma tante en rajouta :
« Pfeuh… ton costume était déjà bien trop usé, Henry. Quelle idée, un tel accoutrement le soir de Noël. Dis-toi que je t’ai rendu service. »
Mon père ne répondit rien, mais je lisais la déception et l’agacement sur son visage.
Tante Roberta empoigna la table pour se soutenir, et commença son terrible chant. Un chant glaçant de chanteuse lyrique alcoolique qui raisonna dans le salon :
« Honorons Jésus, paix aux anges et aux mortels, pardonnez aux âmes pécheresses comme Jésus a pardonné à ceux qui l’ont trahi (sa voix monta d’une octave) HONORONS JESUS NOTRE SAUVEUR, CELUI QUI NOUS RAPPELLE QUE NOUS SOMMES BONS… »
Une minute et quarante secondes.
C’était moins que d’habitude. Cette fois, nous avions eu de la chance. Tante Roberta relâcha son emprise sur les coins de la table, elle tituba, puis s’effondra en arrière dans un fracas qui justifia son poids. La scène semblait s’être déroulée au ralenti, terriblement comique. En un instant, elle avait disparue, pouf ! Elle s’était retrouvée allongée sur le dos deux mètres plus loin, totalement assommée par le vin.
Nous laissions passer une minute afin d’être certains qu’elle n’allait pas se relever – quoique généralement, ça n’arrivait pas – et finalement, mon père se leva de table pour s’exclamer :
« Voilà qui est fait. Charles, aide-moi. »
Mon oncle se leva également, ainsi que ses trois fils, et tous entreprirent de tirer Tante Roberta hors de la pièce. Julian bondit de sa chaise pour participer, et lorsque mon père l’interrogea du regard, il lui dit en attrapant l’un des bras de ma tante :
« Cette année, je vous aide. Je suis assez fort, maintenant. »
Puis, avec un geste dans ma direction :
« L’année prochaine, ce sera au tour de Jude, pas vrai ? »
Mon père hocha la tête, amusé, puis tous se remirent à l’ouvrage ; Tante Roberta fut trainée jusqu’au jardin où elle y fut abandonnée, la tête dans les tulipes.
Mon père, mon frère et les autres revinrent s’installer à table – tels des preux chevaliers ! – ; le monstre avait enfin été terrassé et sous les applaudissements collectifs, Mamie-Tulipes s’exclama :
« La soirée peut commencer ! »
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