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tome 1, Chapitre 4 tome 1, Chapitre 4

Une demi-heure plus tard, les deux hommes se trouvaient dans le salon dépouillé de Grüber. Le scientifique demeurait silencieux, au-delà des quelques courtoisies d'usage. Bastide tenait encore sa bière vide à la main.

Une étrange communion entre deux hommes que tout semblait séparer : celle du silence.

Et Bastide n'avait pas envie de le rompre, même s'il restait méfiant quant aux motivations de Grüber.

— Vous avez l'air plutôt perdu, remarqua l'exo-archéologue d'un ton clinique. Je pensais plutôt que les explorateurs étaient choisis parmi les gens les plus stables. Le jeune Pendrick... 

Bastide éclata de rire :

— Le « jeune Pendrick » s'est laissé monter la tête. Si c'est une preuve de stabilité...

— Entendre des voix dans sa tête, ce n'est est pas spécialement une...

Vautré dans le canapé, Pendrick leva les yeux vers Grüber qui faisait les cent pas dans son petit salon, à peine plus confortable que ses propres quartiers. L'homme semblait nerveux sous sa couche de glace. Le capitaine ne put retenir un sourire :

— Comment savez-vous que j’entends des voix ?

Les pupilles pâles se braquèrent sur lui, entièrement cernées par le blanc élargi des yeux écarquillés.

— A moins que...

Il contemplait les reflets qui jouaient sur la surface de sa bouteille :

— ...que vous ne les entendiez aussi ?

Grüber passa ses deux mains dans ses courts cheveux grisonnants, en soupirant :

— Ce ne sont pas des voix... Plus... plus une vibration issue de la statue... Et je pense que... que... 

Il se laissa tomber sur son canapé – le modèle standard du catalogue de l'administration de Stellae :

— Je... J'ai une théorie... balbutia-t-il d'un ton gêné. Une théorie que personne ne veut explorer, pas même mes collaborateurs. Je suis persuadé que ce à quoi nous avons affaire n'est pas réellement une statue.

Bastide ne put s'empêcher de laisser échapper un bref éclat de rire :

— Pas un statue ? Quoi, alors ? Une formation géologique qui ressemble de façon troublante à un être humanoïde ?

Grüber éclata de rire :

— Ah bon ? C'est quoi alors?

— Non. Un être humanoïde... en quelque sorte... fossilisé...

La bouteille glissa des mains de Bastide et alla s’écraser sur la moquette, pour aller rouler sous un meuble. Mais même le très méticuleux Grüber ne tiqua pas :

— En fait, poursuivit-il comme un homme engagé dans un cent mètres et qui ne se laissait pas distraire dans sa course, je suppose même qu'il existe une activité cérébrale résiduelle...

Il jeta un regard en biais à Bastide, s'attendant probablement à ce que ce dernier se paye sa tête, qu'il lui lui explique que c'était impossible et pourquoi, sur le ton qu'on emploie envers un enfant de trois ans.

Mais Bastide se contenta de le regarder avec un mélange de stupeur et de fascination : soit le monde était encore plus mal parti qu'il le supposait, et les cerveaux se liquéfiaient, même les mieux ordonnés comme celui de Grüber... Soit il n'était ni ivre, ni fou, et venait de trouver devant lui le seul homme sensé de cette fichue planète. Même si les choses n'avaient pas bien débuté entre eux...

Le temps s'était figé dans le petit appartement. Grüber élaborait sa théorie en mots incompréhensibles, scientifiques ; Bastide saisissait parfois un ou deux concepts compréhensibles : hibernation, biorythme, activité neuronale... Quelques pièces d'un puzzle qui au final constituaient une image floue, mais assez fidèle à ce qu'il subodorait.

Ils éprouvaient une fascination mutuelle pour la même « femme ». Pour des raisons fondamentalement différentes, mais au final similaires dans la passion qu'elle suscitait en eux, du fin fond de la nuit et de l'oubli, dans un monde qui refusait de ressentir pour ne pas se souvenir qu'il était lancé dans une course désespérée...

* * *

Dans peu de temps, tout serait terminé...

Elle se sentait fragile, fissurée, fendillée, prête à exploser au moindre souffle... Les voix avaient faibli de nouveau, elles n'étaient plus que murmures. Elle craignait de les entendre disparaître avant l'échéance, que son attente si longue débouche sur le néant.

Quelque chose effleura sa joue.

Une douce vibration, une légère chaleur...

Les murmures affluèrent de nouveau, comme la montée des eaux par temps de pluie. Ils montaient, montaient...

Elle dut lutter pour les garder en elle, tandis que leur bouillonnement l’emplissait toute entière, menaçant de la faire voler en éclats.

* * *

— Vous les entendez ? murmura Bastide, dans le silence sépulcral du laboratoire.

Grüber avait déconnecté tous les systèmes de préservation : l’atmosphère toxique, la poussière ocre avaient laissé place à la blancheur immaculée d'une pièce stérile. Elle se dressait au milieu, soudain si seule et nue, comme dépouillée de son aura de mystère. Grüber souffrait mentalement de cette entorse à un règlement si profondément ancré en lui même, mais son besoin d'approcher la statue au plus près s'était révélé assez fort pour qu'il cède aux injonctions de Bastide.

— Je les entends. Une vibration issue de cette activité cérébrale inexplicable.

— Si vous y croyez...

— Vous ne devriez pas la toucher.

— Vous avez peur qu'elle s'altère... ?

Güber secoua la tête :

— J'ai peur pour vous... Des émanations toxiques...

— Trop aimable. Vous n'avez pas pratiqué toutes les analyses nécessaires ?

— Pas assez de crédits...

Bastide s'assit le dos contre le socle qui soutenait la statue, clignant des yeux dans la lueur blafarde. Grüber baissa vers lui son regard pâle :

— Et maintenant ?

Maintenant ?

Bastide soupira :

— Nous attendons la fin du monde.

— La fin du monde ?

Le scientifique haussa les épaules :

— Ce sera notre fin, pas celle du monde. Il n'a pas besoin de nous. De nouvelles espèces verront le jour et prendront notre place.

— C'est possible.

Grüber était trop coincé pour s’asseoir au même le sol à côté de lui. Il se contenta de s'accroupir maladroitement :

— Je voulais juste savoir si vous entendiez... les voix...

Il entendait leur rumeur lointaine, ténue mais emplissant tout l'espace. Un kaléidoscope d'images et de sons filaient dans son esprit comme des visions lointaines : le vent qui soufflait sur les plaines, la mer en furie, les immenses forêts qui bruissaient comme un océan vert, les fleuves sauvages charriant roches et limons... Et les voix, les milliers de voix...

— Je les entends.

Grüber baissa la tête, un geste étrangement timide :

— Moi aussi, souffla-t-il. Des vi... vibrations... 

De nouveau, le silence, lourd de sens, enveloppa cette triple, cette multiple présence. Bastide sauta sur ses pieds, galvanisé par sa résolution :

— Il faut la sortir de là.

Grüber haussa les sourcils :

— Nous ne pouvons la transporter à deux...

— Le socle est prévu pour être mobile, non ?

Il ne put s'empêcher de sourire à l'air un peu hagard de Grüber.

* * *

Les accréditations de Grüber leur avait permis de sortir la statue, dissimulée sous une bâche, à lui faire parcourir les allées et les couloirs de l'institut des Sciences de l'Espace de la même façon. Ils n'avaient pas essayé de se cacher davantage, puisqu'ils avaient abandonné toute prétention à un avenir ; ils n'en avaient plus depuis longtemps. Ils l'installèrent au milieu de la place la place principale de Stellae, totalement déserte à ces heures précédant le jour. L'air glacé sentait la neige, leur mordait les doigts, enfonçait des pics sous leurs ongles.

Grüber aida maladroitement Bastide à ôter la bâche : c'était la première fois que les deux hommes avaient une vue si claire de la créature extra-terrienne, même si le jour n'était qu'une vague lueur à l'horizon. Elle semblait plus exotique, plus étrangère, avec ses pommettes hautes, ses yeux immenses levés ver le ciel, ses mains insolites et ses membres effilés...

Et ce ventre doucement arrondi sur lequel Bastide laissa errer sa main...

Soudain, les haut-parleurs au-dessus de leur tête lâchèrent un torrent de son, vrillant leurs oreilles, éveillant la ville qui prit vie dans une soudaine marée de lumière.

En quelques secondes, ou du moins telle fut leur impression, des troupes de sécurité en uniforme noir se répandirent sur la place, cherchant l'offense majeure ou le drame terrible qui nécessitait leur intervention. En l'absence de toute autre indice, ils convergèrent sur les deux civils au regard vague et l'étrange statue qui se dressait à côté d'eux.

Insensibles à sa beauté.

Insensibles aux voix.

Insensibles à ce message qu'ils ne connaîtraient sans doute jamais, même si des curieux, tirés prématurément de leur lit, commençaient à leur tour à se masser sur la place pour assister à une intervention dont il ne voyaient ni les tenants ni les aboutissants.

* * *

Froid.

Vent.

Vent froid sur sa surface fragile.

Elle était sortie de ce cocon d'insensibilité, elle goûtait à l'air libre.

Le temps était venu.

* * *

« NON ! »

La statue se pulvérisa subitement. Du ventre arrondit une brume bleue s'éleva, porteuse de milliers de voix.

Le Semences.

Comme elles l'avaient fait des centaines de milliers d'années plus tôt, elles pénétrèrent dans le conscience des humains.

Bastide.

Grüber.

Les forces de sécurité.

Les civils qui déferlaient sur la place.

Elles pénétrèrent leur corps et leur esprit, apportant avec eux le souvenir d'un autre monde, de sa vie, de sa mort. Le savoir d'un peuple qui avait vécu à une éternité de la Terre.

Un dernier effort.

Un nouveau départ.

* * *

Tandis que sa longue, longue non-vie prenait fin, elle laissa son esprit effleurer celui de la créature qui l'avait éveillée, dont corps entamait sa fusion avec l'une des Semences qu'elle avait si longtemps portée, perpétuant son peuple, qui avait vécu des milliers d'existences à travers l'univers, allant de planète en planète, de race en race... Vivant mille morts et mille renaissances.

Elle ignorait s'il resterait lui-même, si lui et les autres se dissoudraient complètement dans la montée de sève de la Semence. Mais ce qu'elle savait, c'était que que ses enfants feraient tout ce qui leur était possible pour que ce monde dure encore, aussi longtemps que possible.

Une nouvelle chance.

Et quand à son tour, ce monde serait irrévocablement perdu, une de ses lointaines descendantes se sacrifierait à son tour pour porter de nouvelles semences, prêtes à investir un nouveau monde.


Texte publié par Beatrix, 11 juin 2013 à 15h28
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