À l'origine ce texte a été écrit dans le cadre de l'appel à texte "Art et Fantastique", mais n'a pas été retenu
Éclairé par le soleil couchant, le château de Dunvegan se reflétait dans les eaux limpides du loch. Ses pierres teintées d’orange donnaient aux lieux une fausse impression de chaleur et de convivialité. Parcouru par un frisson, Laird Alistair MacLeod leva les yeux. Le vent montait ; la tempête ne tarderait pas. Il serra les poings au fond de ses poches et laissa son regard errer sur les premières rides du lac avant de faire demi-tour. Sa démarche calme et élégante était connue de toute l’île. Pourtant, il pressa le pas. Les nuages s’amoncelaient les uns contre les autres. Le ciel dorénavant d’un bleu gris inquiétant annonçait non seulement le grain, mais aussi la neige.
Alistair eut à peine le temps de remonter les remparts où il se trouvait que les premiers flocons se mirent à tomber.
Il entra dans la cuisine. Madame Abercombie l’attendait, une serviette propre à la main. Il se sécha la tête et la rendit à la gouvernante. Il l’embrassa sur la joue pour la remercier. Grand et svelte, des boucles auburns encadraient son visage ; il ressemblait en tout point à ses ancêtres. Il avala les quelques marches qui menaient au hall. Il continua tout droit, traversa le salon de lecture puis la bibliothèque. Enfin, après avoir remonté le corridor des portraits, il entra dans la salle des sculptures.
Il longea la galerie et se dirigea vers la véranda attenante. Il soupira ; elle était si belle. La pureté du marbre blanc de Carrare soulignait la délicatesse de son visage et sa couronne de roses mettait en valeur son expression. La Vierge Voilée de Giovanni Strazza semblait si fragile qu’Alistair doutait toujours qu’elle soit à l’origine de la malédiction de sa famille.
Le jeune homme jugea qu’il ne servait à rien de s’attarder davantage. Sa décision était prise, l’experte n’allait pas tarder et la vente aurait bien lieu comme prévu avant Noël.
Il se demanda si la spécialiste envoyée par Drouot arriverait par le dernier ferry. Dans ce cas, il ne devait pas trop attendre ; les routes ne seraient plus praticables d’ici quelques heures. Par contre, si elle était venue par le bateau de trois heures et qu’elle n’était pas encore là, il fallait commencer à se faire du souci. Comme convenu, Lucie Vidal logerait au château. Alistair lui avait déjà réservé une chambre d’amis pour la nuit. Il attrapa ses clefs de voiture et partit à sa rencontre.
En hiver, désertée par les touristes, l’île de Skye respirait le calme et l’isolement. Cependant, le climat marin n’empêchait pas les flocons de recouvrir les terres sauvages de ce petit bout d’Écosse. Dans les rues, la faible lueur des réverbères mettait en évidence la violence de la tempête. Tout autour de Lucie était blanc et froid. Experte de l’Hôtel des ventes Drouot, elle venait évaluer la Vierge Voilée de Giovanni Strazza.
Comment avait-elle pu se perdre dès son arrivée ? De ce fait, elle avait raté son bus et patienté une vingtaine de minutes devant le terminal des ferries.
Elle avait aperçu une aurore boréale et s’était engagée dans l’avenue pour l’admirer. Une curiosité obsédante l’avait poussée à continuer plus avant ; le phénomène quasi magique l’avait attirée, mais surprise par une violente tempête, elle n’avait pas réussi à s’abriter.
En route, elle avait espéré croiser un taxi ou n’importe quel autre véhicule. Personne. Elle se trouvait idiote avec son pardessus en laine et ses bottillons à talons. Pourquoi n’avait-elle pas attendu l’employé de Dunvegan ?
Dorénavant, elle ne sentait plus ses doigts et ses pieds étaient glacés. Ses cheveux blonds et longs se chargeaient de neige. Son manteau léger était trempé. Transie de froid, elle s’endormait en marchant et les roulettes bloquées par le gel de sa valise cabine rendaient sa progression ardue.
Soudain éblouie par les phares d’un tout terrain, Lucie crut voir un ange. Aveuglée, elle distingua la silhouette de son sauveur avant de s’effondrer.
La route se transforma en long ruban. Elle ondulait et se teintait des couleurs chatoyantes. Lucie suivit la lumière. Peu à peu, elle quitta le sol et s’envola. Elle traversa l’épaisse couche nuageuse et se retrouva sous les étoiles.
Accueillie par des fées, elle dansa avec ses hôtes. L’une d’entre elles lui prit les mains. Elle se nommait Blodwyn. Elles virevoltèrent ensemble en riant. Leurs corps lumineux se diffractèrent et s’irisèrent de bleu et de vert. Les ailes de l’être céleste se mirent à scintiller. Leur taille diminua et sa silhouette s’effaça peu à peu. Troublée par des murmures extérieurs, Lucie lutta pour demeurer dans son rêve. Cependant, la magie disparut et elle comprit qu’elle devait rentrer.
La jeune femme inspira et rouvrit les yeux avec difficulté. Allongée dans un immense lit à baldaquin, elle était entourée d’inconnus. L’un d’entre eux était un ectoplasme. Elle supposa qu’il s’agissait d’un tour que son esprit fatigué lui jouait. Dans le fond, une sexagénaire semblait la scruter. De son âge, l’homme à côté du fantôme avait la mine sévère des gens qui ont endossé trop tôt de grandes responsabilités. Il fut le premier à lui parler :
— Mademoiselle Vidal, permettez-moi de me présenter : Laird Alistair MacLeod, votre hôte. Vous souffrez d’hypothermie et de gelures sans gravité. Nous vous avons prodigué tous les soins nécessaires à un bon rétablissement.
Lucie entendit sans vraiment les écouter les conseils de l’homme qui venait de s’asseoir sur le bord de son lit. Elle l’interrompit, persuadée qu’elle divaguait toujours.
— Qu’est-ce que vous vous ressemblez tous les deux ! Sauf que vous faites beaucoup plus vivant que lui !
— Mademoiselle Vidal ? insista-t-il.
Lucie réalisa enfin qu’elle était bel et bien éveillée. Elle répondit à Alistair avec une pointe d’agressivité et un affreux accent français.
— Je serai rétablie dans combien de temps ?
— Une semaine, avec de la chance. Surtout qu’il vous faut un repos total. L’expertise attendra, ce qui me force à vous offrir l’hospitalité pour une dizaine de jours. Mademoiselle Vidal ?
— Je comprends ! Il faudra que je prévienne mon patron, je ne suis pas sûre qu’il soit ravi de la situation, bredouilla-t-elle.
— Je m’en suis déjà chargé. Il l’a acceptée à contrecœur, mais n’a rien trouvé à redire au fait que vous aviez un certificat médical et un arrêt de travail.
En retrait jusqu’alors la femme d’une soixantaine d’années s’approcha.
— Moira Abercombie, je suis la gouvernante de Dunvegan. Heureuse de vous connaître, Mademoiselle Vidal. Je suis à votre service durant votre séjour. Je vous porterai vos repas en chambre tant que vous serez alitée, après vous dînerez en ma compagnie et celle de Monsieur, à la cuisine.
— Enchantée, Madame Abercombie.
— Appelez-moi Moira, précisa-t-elle.
— Lucie.
Madame Abercombie replaça les oreillers de la jeune femme, puis lui caressa la joue avec affection. Après l’avoir saluée, elle sortit suivie d’Alistair. L’ectoplasme fit exception. Lucie battit des paupières puis elle plissa les yeux. Rien. Son hallucination restait présente. Elle flottait légèrement à côté de son lit et venait de croiser les bras. Lucie tressaillit ; le fantôme tirait la langue avec virulence.
— Mais, c’est qu’elle me voit la petite dame. Saisit-elle mon accent ?
— Avec difficulté. Cependant, vous êtes le produit de mon imagination. Il est logique que je vous comprenne...
Le spectre recula en se dégonflant telle une baudruche percée. Brusquement, il réapparut sous le nez de Lucie qui sursauta une nouvelle fois.
— Je ne suis pas une vue de l’esprit, Mademoiselle. Je suis Archibald MacLeod ! râla-t-il avant de disparaître.
Lucie dodelina de la tête. Elle s’enfouit sous les couvertures et ne put s’empêcher de rire de sa bêtise. Comme si les fantômes existaient ! Elle se tourna à la recherche d’une position confortable. Elle soupira et s’installa sur le dos.
Une mélodie la sortit de son sommeil. Une voix enchanteresse narrait des amours malheureuses. Intriguée, Lucie alluma sa lampe de chevet. Elle balaya du regard la pièce à la recherche de ses affaires. Pieds nus et vêtue d’un T-shirt à l’effigie de l’équipe d’Écosse de rugby, elle avait froid. Elle fouilla armoire et commode, poussée par un impérieux désir de connaître l’origine de ce chant.
Elle dégota un pull et une paire de chaussettes, le tout en laine et bien trop grand pour elle. Satisfaite, elle sortit de sa chambre en chancelant. Elle s’aida de la rampe et descendit un escalier qui lui sembla interminable. Elle tourna sans prêter attention où la menaient ses pas ; seul le besoin viscéral de rencontrer l’interprète de la chanson la guidait.
Lucie tira le battant d’une porte en chêne, puis entra dans une pièce de taille moyenne bordée de nombreux bustes qui se concluait par une immense véranda. Elle s’étonna ; les candélabres étaient tous allumés et donnaient au lieu une ambiance irréelle. Elle avança vers le fond de la salle, envoûtée par la mélodie.
Au milieu de rosiers sans fleurs, la Vierge Voilée offrait son délicat visage aux regards. Réalisée en marbre de Carrare à Rome, elle représentait la quintessence de l’art italien. La finesse du travail de Giovanni Strazza contrastait avec la dureté du matériau blanc. Les yeux baissés et presque clos démontraient le talent de l’artiste. Quant au voile, il était un chef-d’œuvre en soi.
La statue chantait en pleurant. La gorge de Lucie se serra. La mélancolie de la complainte l’émut tant qu’elle se mit à sangloter. Sa respiration devint rapide et sa tristesse se mua en angoisse.
Archibald apparut. Le fantôme, âgé d’une quarantaine d’années, portait une chemise trop grande pour lui, un kilt et un sporran. Il la fixa et fonça sur elle. La jeune femme ferma les paupières un instant. Le choc fut brutal. Elle se raidit et eut l’impression de rentrer dans un mur. Elle sentit son cœur s’emballer et son être se refroidir puis elle tomba dans une nuit si noire qu’elle en fut terrorisée. Peu à peu, elle s’accoutuma à son environnement et tenta d’ouvrir les yeux. Cependant, son corps ne lui répondait plus.
— Archibald, vous n’êtes pas un gentil fantôme ! pensa-t-elle.
— Heureux de vous l’entendre dire, mademoiselle, lui renvoya l’écho à l’intérieur de sa tête.
— Vous comptez stagner là longtemps ?
— Tout dépendra de vous.
— Je suis venue ici dans le but d’évaluer la Vierge Voilée de Giovanni Strazza, qui appartient aux collections du château. Je resterai le temps de signer un accord avec Laird MacLeod et ensuite je partirai, expliqua-t-elle posément.
— Seule ?
— Pardon ?
— Seule ? gronda Archibald.
— Oui, murmura-t-elle. Enfin, avec la statue bien sûr. Je suis là pour la ramener à Drouot.
— Alors je vais vous tuer !
Lucie n’avait jamais eu peur de rien. Depuis l’enfance, elle était une véritable casse-cou et le fantôme ne l’effrayait pas plus que son dernier saut en parachute. De plus, elle continuait de croire qu’il s’agissait d’une hallucination.
— Faites-vous plaisir, Archibald. Cependant, je doute déjà de votre existence ; vous comprendrez que je sois sceptique quant à vos capacités...
Le silence s’installa. Lucie tenta de se ressaisir. Le léger ronflement de sa respiration s’était évanoui et, pires que tout, les battements de son cœur avaient laissé place au néant. Il s’agissait peut-être d’un simple tour de passe-passe.
Elle réfléchissait toujours. Plongée dans le noir, une part d’elle était consciente et repensa à sa danse avec les fées. Comme une évidence, elle comprit que la lumière devait venir de l’intérieur.
Elle visualisa des rayons incandescents et mouvants ; elle sentit une douce chaleur l’envahir. Le bruit de son cœur emplit à nouveau son être et peu à peu la raideur de ses membres disparut. Elle inspira et souleva légèrement les paupières. Son être irradiait des faisceaux dorés qui repoussaient loin d’elle le fantôme.
— Lumen Corpus ! cria Archibald en sortant de son corps.
Dans un mouvement brusque, les yeux grands ouverts, la jeune femme s’assit. En face d’elle, Alistair, la mine défaite, l’auscultait à l’aide d’un stéthoscope.
— Lumen Corpus ! Archibald, montrez-vous ! Il est très malpoli de faire ainsi peur aux gens ! hurla Lucie.
Alistair s’arrêta un instant.
— Mademoiselle Vidal ? Respirez calmement, tout va bien se passer. Inspirez, expirez.
Déphasée, elle battit des cils avant de réaliser qu’il la touchait.
— Vous ? Enlevez vos mains de mon décolleté ! ordonna-t-elle. Vous vous prenez pour qui ? Un médecin ?
Il ôta les embouts des tubes auriculaires de ses oreilles et lui dit avec douceur :
— Je suis docteur. En fait, je vous ai sauvé la vie deux fois et… je vous ai aussi déshabillée. Vous avez d’autres questions ?
Lucie se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux.
— Non, murmura-t-elle.
Elle réalisa qu’elle était toujours dans son lit et se demanda si elle n’avait pas rêvé.
— Bien. Je vous ai retrouvée inconsciente aux pieds de la Vierge Voilée. Mademoiselle Vidal, il vous faut être raisonnable, votre expertise attendra, lui conseilla-t-il en posant le revers de sa main sur son front.
Ses paumes devinrent moites ; elle n’avait rien imaginé !
— Vous êtes entrée dans un coma léger qui a duré deux jours, continua Alistair. Cela arrive dans certains cas graves d’hypothermie. La tempête bat encore son plein et les hélicoptères ne décollent toujours pas. Pour le moment, je suis dans l’impossibilité de vous faire hospitaliser.
— J’ai… j’ai failli mourir ?
— Oui. Cependant, vous n’aviez aucun symptôme précurseur de complications. Mademoiselle Vidal, lors de votre réveil vous avez vociféré des paroles incompréhensibles. Pourriez-vous me les expliquer ?
— Hum… En effet, je me rappelle m’être laissée aller à vous crier dessus.
— Mademoiselle Vidal, qui est Archibald ? Qu’est-ce qu’un Lumen Corpus ?
Alistair parlait lentement. Il la regardait droit dans les yeux et semblait prêt à attendre longtemps pour obtenir une réponse. Lucie battit des paupières. Troublée par la détermination de son hôte, elle hésitait : avouer ou fabuler. Dans le premier cas de figure, elle passerait pour une folle. Dans le second, il douterait très vite d’elle, car elle ne savait pas mentir. Elle se pinça les lèvres :
— Archibald est un fantôme et je le visualise se promenant dans la pièce. Comme je l’ai contrarié, il a essayé de me tuer.
— Vous voyez Archibald ? reformula-t-il sans avoir l’air surpris. Qu’est-ce qu’un Lumen Corpus ?
— Si je m’en réfère à mes souvenirs du collège, je pense que mon professeur de latin l’aurait traduit par : corps lumineux ou corps de lumière. Sinon, je n’en ai pas la moindre idée.
— Vous n’avez pas connaissance de ce qu’est un Lumen Corpus ? continua-t-il, toujours calme.
— Lord MacLeod…
— Laird MacLeod, je vous prie. Nous sommes en Écosse et il me semble que les Anglais nous ont déjà enlevé bien assez de choses. Nous n’allons pas en plus leur laisser nos titres de noblesse ! s’enflamma-t-il.
— Je comprends. Désolée, je ne pensais pas le sujet aussi sensible.
Alistair se gratta la tête avant de reprendre :
— Veuillez m’excuser, je m’emporte. Vous souhaitiez me demander quelque chose ?
— Je trouve suspicieux que vous ne me preniez pas pour une folle. Par conséquent, s’il est réel, qui est Archibald ? L’avez-vous déjà rencontré ? Pourquoi désire-t-il tant que je passe de vie à trépas ?
— Mademoiselle, je suis un Highlander. Si je ne crois pas aux fantômes, autant brûler sur-le-champ mon tartan et mes couleurs. Pour votre information, je peux voir Archibald, car il est mon ancêtre. Cependant, je pensais être un des seuls. Qui traitiez-vous de Lumen Corpus ? s’enquit-il avec calme.
— Personne. En s’expulsant de mon corps, Archibald a hurlé que j’étais un Lumen Corpus. Je vous retournerai donc la question : que représente un Lumen Corpus ?
— Mademoiselle, un… hésita Alistair. Un Lumen Corpus est un être magique très ancien.
— Ne me dites pas que je suis tombée sur le seul revenant dérangé d’Écosse. Une histoire surnaturelle ! Et puis quoi ? Les fées sont réelles et vivent sur la lande !
— Mademoiselle, un ectoplasme a essayé de vous étouffer et vous avez frôlé la mort. Est-il si difficile d’envisager l’existence des êtres de lumière lorsque l’on croit déjà aux fantômes ? s’enquit-il.
Incrédule, Lucie le dévisagea. Il lui sourit. Convaincu et confiant, il ne revint pas sur ses propos. Elle hésita :
— Sérieusement ? Laird MacLeod, pensez-vous que je sois l’une des leurs ?
— Vous n’avez peut-être pas de pouvoirs, mais vous pouvez très bien être l’une de leurs descendantes terrestres. Mon château est bien hanté, pourquoi ne seriez-vous pas un Lumen Corpus ?
Les yeux de Lucie s’agrandirent sous la surprise. Elle fixa Alistair droit dans les yeux. Il semblait convaincu, aussi reprit-elle :
— Et quand bien même je serais une fée ou l’une de ses héritières, cela serait-il un problème ?
— Hum… Non. De manière générale, les MacLeod et les Beàn-schìdh s’entendent plutôt bien. Archibald est un cas un peu à part.
— Vraiment ? Pourquoi ?
— Mademoiselle Vidal, nous avons assez discuté pour ce soir. Vous devez vous reposer. Ordre du docteur, ironisa Alistair avant de se lever.
Il quitta la pièce précédé d’un vent glacial. Le sang de Lucie se figea ; elle reconnut Archibald. Heureuse que le fantôme soit sorti, elle remonta les couvertures sous son menton et, sous l’emprise des médicaments, s’endormit rapidement.
Le temps avait retrouvé sa clémence et un épais manteau blanc habillait l’île de Skye. L’après-midi se mourait. Recroquevillée dans un des larges fauteuils du salon, Lucie resserra le plaid autour de ses épaules pour se protéger des courants d’air. Pourtant la cheminée, animée d’un grand feu, diffusait une douce chaleur. La jeune femme réfléchissait. Malgré ses problèmes de santé, son employeur ne cessait de la harceler. Le matin même, il l’avait menacée de mettre fin à son contrat. Toute experte qu’elle fût, son statut était lié à son efficacité. Puisqu’elle avait l’autorisation de se lever, son patron attendait d’elle que l’accord soit signé dans les vingt-quatre heures.
Anxieuse, elle n’entendit pas Madame Abercombie entrer ; aussi sursauta-t-elle lorsque la gouvernante lui adressa la parole :
— Le thé sera servi dans dix minutes, Mademoiselle. Vert ou bien noir ?
— Darjeeling, Moira, avec l’un de vos merveilleux scones aux cranberries.
— Beurre et marmelade pour accompagner ?
— Merci. Pas d’orange, s’il vous plaît.
— Ne vous inquiétez pas. Cela fait dix jours que vous êtes chez nous, je commence à connaître vos goûts. Je vous réserve ma confiture de mûres. J’ai même menti à Laird MacLeod sur l’état des stocks pour qu’il n’en mange pas, dit-elle en riant.
— Moira, vous êtes un ange.
— Oh, merci Mademoiselle.
La domestique se retira. Lucie déplia ses bras et étira ses jambes dans un bâillement. Elle s’assit en tailleur et reprit sa contemplation. Elle frissonna. Elle n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qu’Archibald se trouvait dans la pièce.
— Alors, la petite dame, on va mieux ? demanda-t-il sans autre forme de politesse.
— Archibald, vous n’avez pas le droit de me terroriser, lui rappela-t-elle.
— Ça, ma petite dame, c’était valable tant que vous étiez bien sagement allongée dans le grand lit de la chambre bleue. Dorénavant…
— Archibald, tu vas me donner ta parole : tu ne blesseras plus notre invitée, l’interrompit Alistair, qui était entré sans bruit.
— Laird MacLeod, le salua Lucie.
— Je viens d’avoir votre employeur au téléphone. Nous avons convenu que vous resteriez ici jusqu’au vingt-deux décembre. Ainsi vous serez de retour chez vous pour Noël. Cela vous laisse trois jours pour évaluer la statue et préparer son voyage pour Paris.
L’ectoplasme se mit à vociférer. Lucie et Alistair se figèrent. Incapable de contrôler sa frayeur, elle déglutit avec difficulté.
— Archibald, nous en avons déjà parlé à maintes reprises, le sermonna Alistair en s’asseyant à côté de Lucie.
Il lui prit la main et d’un ton calme la rassura.
— Vous ne risquez rien à Dunvegan. Archibald ne peut pas attaquer les fées.
— Pourquoi désire-t-il tant garder la Vierge Voilée ? murmura Lucie.
— L’histoire n’est pas simple, avoua Alistair.
— Le thé ne tardera pas à être servi. Vous avez jusqu’à l’heure du dîner pour tout m’expliquer. Ensuite, après avoir mangé, nous irons admirer le chef-d’œuvre de Strazza.
— De nuit ? Vous souhaitez évaluer la statue dans l’obscurité ?
— Je tiens à l’expertiser sous différents éclairages.
— Entendu.
Alistair inspira et commença son récit.
— Archibald était le troisième fils de Calum MacLeod. Il aurait dû être prêtre, mais il tomba amoureux et renonça à sa charge pour une inconnue rencontrée dans les bois. À l’époque, croiser une fée n’avait rien d’exceptionnel pour qui s’aventurait sur la lande.
— Quand était-ce ?
— Dans le milieu du dix-neuvième siècle.
— Eh bien ! Je n’aurais pas pensé les histoires de magie si récentes.
— Et pourtant, les faits sont réels, souligna-t-il. L’aîné des MacLeod a hérité du domaine, le cadet est rentré dans l’armée comme le voulait la tradition et Archibald a voué son existence aux arts. Il a épousé Blodwyn en secret et ils sont venus vivre au château.
— Blodwyn ?
— C’est ainsi que se nommait sa femme, précisa Alistair. Un problème ? Vous êtes toute pâle.
Lucie avait blêmi. Elle se demanda si son hallucination n’était pas réelle. Elle secoua la tête avec lenteur et expliqua :
— Lorsque j’ai fait mon hypothermie, j’ai rêvé que je dansais. Dans mon songe, Blodwyn m’a ramenée vers la vie.
— Intéressant, vous seriez donc connectées... Où en étais-je ? Ils se sont mariés et ont vécu ici, au château. Cependant, le premier solstice d’hiver venu, Blodwyn retourna parmi les siens. Il attendit. Elle ne revint que lors du solstice d’été suivant.
Alistair suspendit son explication et tourna la tête. Madame Abercombie entrait un plateau d’argent entre les mains. Elle déposa une nappe de dentelle blanche sur la table du salon et disposa le service à thé, du même métal, avec précision.
— J’arrive avec les scones. Pas la peine de vous interrompre pour moi.
Le jeune homme sourit à la gouvernante et reprit :
— Blodwyn réapparut avec le printemps. Ils vécurent ensemble, heureux d’être tous les deux. À l’arrivée de la saison froide, les fées la rappelèrent et Archibald comprit que son amour allait à nouveau le quitter. En gage de fidélité à leur serment, il commanda à Rome le buste de sa femme à un artiste en vogue.
— La Vierge Voilée ! s’exclama Lucie dans un cri de surprise.
— Exactement. Archibald l’offrit à son épouse lors de son retour. Cependant, durant son absence il s’était recueilli sur le marbre à l’effigie de sa bien-aimée. Certains disent que sa dévotion avait donné vie à la statue, d’autres que la création de Strazza l’avait envoûté. Au retour de Blodwyn, leur relation s’entacha de désaccords puis de disputes. Archibald finit par blâmer son épouse et lui interdit de repartir.
— Que fit-il afin de la garder auprès de lui ?
La phrase de Lucie resta en suspens. Madame Abercombie revenait. Elle plaça le pot de baies noires à côté de la jeune femme et la marmelade d’orange devant Alistair. Elle disposa ensuite une assiette de scones, de muffins au chocolat ainsi qu’un plat de sandwiches. Il avança la main et Moira le frappa du bout des doigts comme lorsqu’il était enfant.
— Tsss, la confiture de mûres est pour Lucie. Où est passée votre éducation ? Les invités en premier ! le gronda-t-elle.
Le jeune homme sourit et rapprocha le bocal de Lucie qui pouffa avant de demander :
— Moira, vous avez rajouté du salé. Quelles saveurs sont à l’honneur aujourd’hui ?
— Saumon et crème sur le bord, lui expliqua Madame Abercombie. Concombre et œufs mimosas au centre. J’ai pensé que votre conversation risquerait de durer. Au moins, vous aurez l’estomac plein si je dois repousser le dîner à vingt heures.
— Madame Abercombie, je croyais que nous n’avions plus de confiture de mûres, plaisanta Alistair. Ne prévoyez qu’une collation pour le souper, j’ai bien peur que Mademoiselle Vidal veuille inspecter la statue dès que j’aurai fini mon récit.
— Entendu, Monsieur, acquiesça-t-elle en quittant la pièce.
Sur le point de mordre dans son muffin au chocolat, Lucie posa la question qui lui brûlait les lèvres :
— Alors, qu’a-t-il fait ?
— L’impensable, murmura Alistair entre deux gorgées de thé. Il l’a tuée dans un accès de désespoir. Ils se sont disputés et le crâne de Blodwyn a heurté le visage de la statue.
— Quelle horreur ! Cette histoire... est d’une tristesse effroyable.
— Je vous le concède. Cependant, le pire est que l’âme de Blodwyn n’a pas pu retourner auprès des siens. Elle fut emprisonnée à l’intérieur de la Vierge Voilée. Voilà pourquoi Archibald ne veut pas s’en séparer. Il n’a pas supporté d’avoir agi de la sorte et, quelques jours après elle, il est mort de chagrin. Maudit, il est condamné à errer dans le château pour l’éternité.
— Oh ! s’exclama Lucie en mettant ses mains devant sa bouche.
— Depuis, les MacLeod n’ont jamais plus connu le bonheur de la vie à deux. Aucun chef de clan n’a été amoureux en plus de cent ans. Les mariages de raison sont notre unique option.
— Pourquoi ? Seriez-vous tous maudits ? s’étonna-t-elle.
— Non, aucun sortilège ne nous envoûte. Cependant, lorsque les aurores boréales apparaissent, la statue pleure et nous rappelle que la passion a des conséquences désastreuses.
Lucie fixait trois miettes de gâteau tombées sur la nappe sans les voir. Son patron avait été très clair. La Vierge Voilée intégrerait leur prochain catalogue ou son poste serait remis en question. Elle déglutit avec difficulté et respira péniblement. Un poids envahit sa poitrine. Incapable de comprendre ce qui lui arrivait, elle se massa les tempes et interrogea Alistair :
— Que puis-je faire pour vous, ou plutôt qu’attendez-vous de moi ? Vous ne pensez pas la céder ! s’inquiéta-t-elle.
— Un château comme celui-ci est un gouffre financier, affirma-t-il. Je souhaiterais rester indépendant et ne tiens pas à le vendre à l’association de conservation des monuments historiques. Je ne serai pas le dernier Laird à administrer et à habiter Dunvegan même si je dois, à regret, me séparer de la statue.
— Et en céder une autre de la galerie ?
— Elle seule a suffisamment de valeur pour me laisser une bonne marge de manœuvre.
— Je ne comprends pas. Il y a pourtant toute une zone du domaine réservée au public, les monuments historiques gèrent déjà les entrées et une partie des produits dérivés.
— Il ne s’agit que d’un partenariat. Si je ne trouve pas une échappatoire, bien que toujours propriétaire du sol, rien d’autre ne m’appartiendra ; je perdrai toute autorité.
Tout en se levant, Lucie soupira. Alistair la suivit.
— Avez-vous conscience d’être dans un cul-de-sac ? demanda-t-elle lorsqu’il fut à nouveau à sa hauteur.
— J’espérais que vous soyez la solution à mon problème, lui avoua-t-il en se dirigeant vers la salle des sculptures.
— Vraiment ? Qu’est-ce qui a bien pu vous mettre de telles idées en tête ?
— J’ai listé les plus grands spécialistes de l’œuvre de Strazza.
— Je n’en fais pas partie ! s’exclama-t-elle.
— Non, mais votre nom est apparu avec régularité dans bon nombre d’articles. L’un d’entre eux concernait La Valse de Camille Claudel. Il expliquait comment vous aviez réussi à persuader le Musée du Louvre de la prêter à l’Institut Gianada alors que vous n’étiez encore qu’une étudiante. Je me suis dit que vous étiez la personne qu’il nous fallait pour convaincre Archibald.
La conversation les avait menés devant l’entrée de la pièce. Lucie ne savait que répondre. Une certaine appréhension mêlée d’angoisse fit battre son cœur avec force. Ses mains étaient moites et elle ne cessait de se pincer les lèvres.
Alistair ouvrit la porte et la laissa passer. Elle redécouvrit le lieu aux belles proportions et au plancher de chêne. Éclairées par des candélabres, les œuvres alignées sur leur piédestal étaient toutes dignes d’intérêt et auraient mérité de se retrouver exposées dans un musée. Contemplative, elle n’admira pas de suite le spectacle qui s’offrait à elle. Une odeur de roses lui monta délicieusement à la tête et elle pivota sur sa droite.
Sa surprise fut totale ; les arbustes épineux ne portaient pas de fleurs. Mise en valeur par lumière vivante des chandeliers, la Vierge Voilée trônait. Subjuguée, Lucie resta sans voix. Alistair lui prit la main et l’invita à le suivre. L’ambiance rendait le moment romantique. Pour la première fois, la jeune femme se troubla devant le regard franc et chaleureux de son hôte. Elle dégagea ses doigts et se ressaisit avant de s’approcher de l’œuvre de Strazza.
Elle effleura le visage de la statue, puis s’émerveilla de la finesse du voile de marbre. Elle se tourna à la recherche d’un outil.
— Mademoiselle Vidal, un problème ? l’interrogea Alistair.
— Je me demandais si vous n’auriez pas une loupe ? Je suis un peu fatiguée et mes affaires sont dans ma chambre. Je n’ai pas envie de remonter, confessa-t-elle en souriant.
— Il me semble que nous en gardons une quelque part par ici, répondit-il en fouillant la véranda. Voilà, celle-ci conviendra-t-elle ?
— Pour aujourd’hui, elle sera parfaite, merci.
Elle étudia avec minutie les traces à la surface du marbre. Absorbée par son travail, elle se mit à chantonner la ballade qu’elle entendait. Soudain, la mélodie environnante devint omniprésente. Lucie réalisa qu’il s’agissait de la complainte de Blodwyn. Une larme roula le long de sa joue avant d’aller s’écraser au sol. Elle ferma les paupières. Troublée, elle s’essuya les yeux et regarda Alistair. Il accourut puis, l’air inquiet, il la prit dans ses bras.
— Lucie… Mademoiselle Vidal, vous allez bien ?
— Je… J’entends Blodwyn, murmura-t-elle.
— Le lien entre vous est bien réel. Vous avez des origines magiques, j’en suis certain. Vous parle-t-elle ?
— Sa voix est mélodieuse et sa complainte est claire. Elle est triste et en colère à la fois.
— En Écosse, chaque ballade a son histoire. Comprenez-vous la sienne ?
— Oui, il s’agit d’un amour brisé par une malédiction ou quelque chose dans ce genre. Archibald nous aiderait-il ?
— Pourquoi ? s’étonna Alistair.
— Il est possible qu’elle chante leur histoire. S’il s’excusait ou même s’il se pardonnait, peut-être cesserait-elle de geindre ? Le principal serait d’amorcer un dialogue. Je servirai d’interprète si nécessaire.
— Cela n’est-il pas risqué ? Je ne laisserai personne vous blesser, la rassura-t-il.
— Laird MacLeod…
— Alistair, je préférerais que vous m’appeliez par mon prénom puisque vous partagez notre secret de famille.
— Lucie, lui sourit-elle. Alistair, ne vous inquiétez pas, je sais très bien me défendre toute seule.
— Je n’en doute pas.
— Il nous faut juste patienter le temps qu’Archibald apparaisse.
— Bien dans ce cas, avez-vous faim ? Nous pourrions manger en l’attendant.
— Je vous suis volontiers.
Ils avaient espéré la venue d’Archibald durant une partie de la nuit. En vain. Lucie avait adoré discuter des heures avec Alistair. Ils avaient opté pour un plateau-repas dans le grand salon et Madame Abercombie leur avait apporté vin, fromage et crackers. Elle avait également pensé à de la pâte de coing pour accompagner le tout, sans oublier des plaids. Fatiguée, Lucie avait commencé à se glisser contre Alistair. Elle avait voulu se redresser, mais il l’avait entouré de son bras et ramené la couverture sur eux. Elle avait fini par s’assoupir sur le canapé, blottie contre lui.
Victime d’un cauchemar, elle se réveilla en sursaut et réalisa que hormis ce rêve affreux où elle était prisonnière à l’intérieur de la Vierge Voilée, elle ne s’était pas aussi bien reposée depuis longtemps. Elle leva la tête et croisa le regard d’Alistair. Il lui souriait. Il caressa ses cheveux avant d’embrasser son front.
— Vous avez fait un mauvais songe ?
— Oui, j’étais retenue dans le marbre de la statue. Sinon, j’ai dormi comme un bébé, concéda-t-elle, le rose aux joues.
— Il est encore très tôt. L’aube ne tardera pas, nous devrions retourner auprès de l’œuvre de Strazza. Qui sait, Archibald se décidera-t-il enfin à se montrer ?
Il se leva et lui tendit la main afin de l’aider à se mettre debout. Les jambes ankylosées, Lucie accepta volontiers. Il y avait quelque chose de singulier dans ce jeune homme qui l’attirait. Elle regrettait presque d’habiter aussi loin et de n’avoir que peu de temps, car elle supposait qu’ils auraient pu vivre une belle histoire. Elle se pinça les lèvres et se pensa idiote ; après tout ils ne se connaissaient pas. Alistair se racla la gorge :
— Lucie ? Tout va bien ? s’inquiéta-t-il.
— Oui, je… hésita-t-elle un instant. J’ai beaucoup apprécié la soirée que nous avons partagée.
Il lui saisit le bout des doigts et les baisa avant de lui répondre.
— Et la nuit qui l’a suivie était tout aussi merveilleuse. Venez, je crois savoir où Archibald se cache.
Main dans la main, ils prirent la direction de la pièce où se trouvait la Vierge Voilée.
L’immense demeure, bien que chauffée, était emplie de courants d’air. Lucie resserra son emprise sur les doigts chauds d’Alistair. L’absence de lumière et la froideur des lieux lui donnaient des frissons. Il s’arrêta. Elle lui sourit. Ils avancèrent d’un même pas et, en quelques minutes, se retrouvèrent devant la porte de la salle des sculptures. Avant d’entrer, il posa son index droit sur les lèvres de Lucie. Ses yeux bleu clair la fixaient avec une étrange intensité. Ensuite, il poussa le double battant et s’engagea à pas de loup. Elle l’imita. Son estomac se noua ; il y avait quelque chose de malsain dans l’air. Indéfinissable, cette présence l’oppressait. Dans le fond de la véranda, au-dessus des rosiers sans fleurs, Archibald marmonnait.
Le fantôme avait perdu toute sa superbe. La culpabilité et le remords se lisaient sur son visage blafard. Lucie s’approcha et réalisa qu’en fait, Archibald pleurait. Il implorait Blodwyn d’oublier l’accident et de retourner auprès des siens. Il répéta les mots de Lucie et ajouta qu’elle devait reprendre sa liberté. Cette nuit, les lumières seraient fêtées à Dunvegan et il lui promit de l’aimer jusqu’à la fin des temps, même si elle rejoignait les fées pour toujours.
Alistair blêmit. Le regard de Lucie passa de l’ancêtre à l’héritier. Elle avait déjà noté leur ressemblance physique. Pourtant, ce qui la surprit fut la similitude de leur expression. Ils étaient amoureux. Son cœur se serra encore un peu plus. Le jeune homme avait-il développé des sentiments à son égard ?
Bien que la scène soit d’une effroyable tristesse, Lucie se sentit joyeuse. Une sensation de bien-être se propagea depuis son plexus solaire à l’ensemble de son corps. Elle se mordit les lèvres. Elle ne pouvait être heureuse devant le malheur d’autrui. Dévasté, Archibald s’était agenouillé. Elle eut du mal à retenir une larme ; Alistair lui attrapa la main sans même la regarder. Son cœur battit la chamade et des papillons envahirent son ventre. À n’en pas douter, un brin de magie se répandait et touchait les personnes présentes.
Les feuilles des rosiers bruissèrent. Des boutons emplirent leurs ramures et se mirent à éclore. Des fleurs odorantes ne tardèrent pas à les recouvrir. Des roses aussi blanches que le marbre de Carrare encadraient la Vierge Voilée et lui offraient un écrin de pétales. Soudain, l’œuvre de Giovanni Strazza sembla prendre vie et son voile se déchirer. Une douce lumière irradia sous ses paupières. Elle inonda la véranda et Blodwyn sortit de sa demeure de pierre.
Son scintillement prit forme humaine et la ressemblance entre la fée et la sculpture devint frappante. Elle tournoya quelques secondes, puis elle fusionna un instant avec Archibald dans un halo doré. Ils se séparèrent et le fantôme, de plus en plus transparent, disparut.
Blodwyn traversa la bâtisse, laissant derrière elle un sentier de poussières incandescentes. Des candélabres aux simples bougeoirs, tout s’alluma. Elle s’évanouit et réapparut à l’extérieur de Dunvegan. La tempête se leva et la neige commença à tomber. La fée se mélangea aux flocons et se confondit en eux.
Restés seuls, Lucie et Alistair se regardèrent. Ils se souriaient. Ils avaient cet air niais que les adolescents ont parfois en vivant leurs premières amours et aucun mot n’aurait su traduire l’émotion qu’ils partageaient.
Cependant, Alistair se ressaisit le premier.
— Lucie… Je me sens soulagé maintenant que cette histoire est terminée. Merci.
— Je n’ai pas fait grand-chose. Je suis tellement contente que Blodwyn puisse rejoindre les siens. J’imagine que si le temps le permet, nous verrons ses larmes se transformer en aurore boréale.
— Peut-être finirez-vous d’estimer la statue puisque les conditions s’y prêtent. Ainsi, vous demeurerez quelques jours de plus à Dunvegan.
— Pourquoi pas ? répondit-elle sans hésitation. Il me faudrait l’original du certificat d’achat, si vous le possédez toujours, et l’acte de propriété.
— Entendu. J’en ai pour cinq minutes, s’empressa-t-il d’ajouter.
Il quitta la pièce au pas de course. Lucie s’approcha de la Vierge Voilée. Le superbe visage de marbre exprimait la mélancolie. La délicatesse caractéristique du sculpteur l’émut. Elle laissa ses larmes envahir ses joues. Jamais elle ne serait capable d’ôter cette merveille de son écrin de roses. Elle allait probablement perdre son travail, mais l’œuvre de Giovanni Strazza resterait dans la famille MacLeod. Une sensation de joie intense la parcourut et lui donna des frissons de bonheur ; elle collaborerait avec le jeune homme quelques jours de plus. Celui-ci réapparut. Il tenait une liasse de papiers et la tendit à Lucie.
— Voilà, les documents que j’ai. Est-ce suffisant ?
— Laird MacLeod…
— Alistair, la reprit-il.
— Alistair, je suis presque sûre que le Albert & Victoria Museum’s serait ravi d’accueillir la Vierge Voilée au sein de ses collections semi-permanentes. L’un des adjoints du conservateur est un ancien camarade de classe, je pourrais vous servir d’intermédiaire.
— Quelle excellente idée ! De toute façon, je vous avouerais que vous m’aviez déjà fait changer d’avis. Je ne souhaite plus vendre, la rassura-t-il.
— Oh... Vous auriez dû me faire part de votre décision, j’aurais prévenu mon patron. Il attend de mes nouvelles.
— Et risquer de vous voir disparaître, murmura-t-il. Certainement pas.
— Je…
Émue, elle s’interrompit. Son cœur s’affolait. Alistair ressentait de toute évidence le même trouble qu’elle. Elle contempla une fois de plus la statue. Les yeux grands ouverts, la création de Strazza la fixait d’un air mauvais que son voile n’arrivait pas à masquer. Son regard lui glaça le sang. Elle se remémora les paroles du chant de Blodwyn et les comprit différemment. La fée y décrivait la jalousie d’une femme qui aurait pris vie au contact de l’amour d’Archibald.
Lucie se tourna. Elle observa Alistair. Il semblait soudain agité et faisait les cent pas tout en la blâmant :
— Qu’est-ce qui vous a pris ! hurla-t-il.
— Alistair ? Que vous arrive-t-il ?
Lucie ne le reconnaissait plus. Elle posa sa main sur son épaule dans un geste rassurant.
— Alistair ? Expliquez-moi…
— Tout ce bonheur ! C’est indécent ! Avez-vous un instant pensé à la Vierge Voilée ? Que va-t-elle devenir maintenant qu’elle se retrouve seule ? Qui nourrira son éternel besoin d’admiration ?
Alistair parlait avec une voix gutturale qu’elle ne lui connaissait pas et la jeune femme n’osait admettre la vérité : la statue le hantait.
— Alistair, calmez-vous…
— Non ! Tout est de votre faute !
Le vide envahit Lucie. Alistair la terrifiait. Elle recula d’un pas et buta contre le socle. Elle pivota et vit l’expression du marbre se modifier. La méchanceté et la cruauté se lisaient sur la surface d’un blanc effrayant.
La Vierge Voilée maudissait ses propriétaires ; elle vampirisait leur bonheur. Pourquoi et comment ? Lucie n’en avait pas la moindre idée. Cependant, elle était sûre que l’œuvre d’art s’était repue de l’amour qu’Archibald lui vouait en l’absence de Blodwyn. Elle avait voulu prendre la place de sa femme dans son cœur. Elle les avait poussés à se disputer ; peut-être avait-elle même provoqué l’accident fatal de Blodwyn ? Ou bien convoitait-elle sa lumière ? Quand déverserait-elle la fureur qui l’habitait encore ? Comment comblerait-elle cet insatiable besoin d’attention ? Malgré les ans, Archibald et Blodwyn n’avaient jamais cessé de tenir l’un à l’autre. Maintenant qu’ils étaient réconciliés, leur nature céleste les protégerait de sa jalousie maladive, mais qu’adviendrait-il des vivants ?
Lucie déglutit avec difficulté, sujette à une angoisse incontrôlable. Son œsophage se serra. Cette malédiction ne s’arrêterait pas. La création de Strazza s’était délectée trop longtemps du malheur de ses propriétaires pour se contenter d’être admirée par des inconnus.
Les mains d’Alistair agrippèrent ses épaules. Surprise, elle pivota et se dégagea. Déformé par la folie, le visage du jeune homme l’horrifia. Elle essaya de s’en aller, mais d’un geste vif il la saisit par le cou. Bien qu’il écrasât sa gorge entre ses doigts, elle eut l’impression qu’il luttait contre lui-même.
Elle hurla ; il lui faisait mal. Elle se débattit et tenta de se défendre. Rien. Soudain, dans un spasme, elle puisa dans ses dernières forces pour appeler les fées à l’aide. Leur danse, leurs lumières et leurs chants rendraient peut-être la raison à Alistair. Se sentant de plus en plus faible, elle ferma les yeux. Elle ne souhaitait garder de lui que son air aimable et calme. Son souffle s’éteignait sous la puissante pression de ses mains. Son sourire s’effaça peu à peu des souvenirs de Lucie, la joie et les couleurs aussi. Il ne resta que le noir, le froid et la solitude.
La douceur de septembre avait envahi la lande et les dernières bruyères roussissaient sous le soleil d’automne. Les jardins de Dunvegan se préparaient à l’hiver et bon nombre de massifs avaient été nettoyés en prévision. Au loin, un bateau à moteur rompait le silence et frisait la surface du loch.
Parcouru d’un frisson, Alistair secoua la tête. Il attendait Lucie. Il avait dû user de ses connaissances médicales pour la ramener à la vie et de son influence pour qu’elle retrouve son travail d’experte, activité qu’elle avait abandonnée pour se consacrer à la promotion de Dunvegan.
Tandis que l’embarcation approchait, il se souvenait avec effroi de cette journée où il avait bien failli la tuer. Il ne pourrait jamais assez remercier Madame Abercombie d’être intervenue. Ayant entendu les cris de Lucie, elle était entrée en trombe dans la pièce et, dans l’affolement, avait bousculé la statue qui avait chu dans les rosiers ; le charme s’était rompu. La Vierge Voilée n’avait subi aucun dommage. Alistair avait souhaité la détruire, mais Lucie avait insisté pour qu’elle soit envoyée à Londres. Malgré sa réticence, il avait accepté d’expédier l’œuvre au Albert & Victoria Museum’s. Depuis le visage de marbre trônait, indifférent, dans une galerie sous une protection scellée.
Alistair chassa de sa pensée ces événements vieux de presque un an et se recentra sur le présent. Il agita la main en signe de bienvenue et obtint un grand sourire en retour. Lucie était partie observer les loutres avec un groupe de touristes. Bien sûr, elle était en retard. Son installation définitive sur l’île de Skye s’était faite assez rapidement après sa démission. Elle était devenue guide animalière et conteuse. Les étrangers adoraient randonner par monts et par vaux en écoutant ses histoires sur les fées et les fantômes locaux. Ils raffolaient des promenades nocturnes où Lucie leur narrait la légende des Lumen Corpus tout en leur montrant les aurores boréales.
Elle salua ses hôtes et leur indiqua le chemin pour rentrer avant de se précipiter dans les bras d’Alistair.
Il se sentit fébrile ; elle relâcha son étreinte. Elle le regarda droit dans les yeux et l’interrogea :
— Toujours à ressasser le passé ?
— Lucie, ce n’est pas drôle. Viens, Madame Abercombie t’a cuisiné du haggis.
— Alistair, le pria-t-elle en le retenant par la main. Nous savons très bien pourquoi tu as essayé de m’assassiner.
— Lucie…
— J’étais et je suis aimée d’un amour sincère.
Devant ses immenses yeux noirs ourlés de long cils, Alistair perdit de son aplomb et rougit.
— J’attends que tu m’embrasses depuis bien trop longtemps à mon goût. Vas-tu enfin te décider ? avoua-t-elle dans un souffle.
Il sourit et passa son bras gauche autour de la taille de Lucie ; elle était sa lumière et éclairait sa vie. Il l’attira vers lui et, avec bonheur, leurs lèvres se touchèrent. Bien que le mystère resta entier, Alistair s’était souvent demandé pourquoi la statue les jalousait. À cet instant précis, il comprit. Ni l’éternité du marbre ni la finesse du travail de l’artiste — et encore moins l’admiration d’Archibald — n’avait donné à la Vierge Voilée la sensation absolue d’exister dans le cœur d’un autre. Seul un amour pur, comme celui que partageait Alistair avec Lucie, pouvait procurer cette émotion rare.
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