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Le soleil pénétra dans le salon et gagna le sofa où Eder dormait encore. La luminosité, gênante, le tira de son sommeil. Il écarta les bras, papillonna des paupières, puis bâilla à s’en décrocher la mâchoire.

Eder se redressa. Comme le jour de son emménagement chez Cyrus, il observa la pièce. Tout ici le fascinait ! Son ami s’épanouissait dans un vieux local près du théâtre, qu’il avait aménagé selon ses goûts. Réticent à un grand nombre de technologies, il avait conservé l’aspect rustique du lieu et s’était contenté de le rendre habitable. Chez lui, les murs restaient des murs, nul ordre vocal n’activait la moindre commande, et les fenêtres ne s’ouvraient que sur la réalité ; il était inutile d’espérer y afficher un paysage exotique ou onirique.

Eder souffla. Il ne parvenait toujours pas à croire que Cyrus l’avait accepté dans le groupe. Il s’était distingué par ses aptitudes. Il allait jouer dans une pièce parce qu’on avait décrété qu’il avait le talent nécessaire, et pas parce que son visage et ses muscles étaient attrayants ! Il avait un mal fou à admettre qu’aucun de ses désormais collègues ne le reconnaissaient. Ils vivaient dans un monde tellement éloigné du sien…

Eder était si heureux d’évoluer parmi eux, de ressentir l’exaltation d’appartenir à un clan, qu’il n’avait pas eu le courage de leur avouer ce à quoi il consacrait sa vie. Il avait préféré leur laisser présumer qu’il cherchait à intégrer un théâtre suite à ses cours.

Une pointe de culpabilité le traversa. Quand Cyrus lui avait demandé où il logeait, la crainte que son bel appartement dans les quartiers huppés ne soit trop évocateur sur sa personne l’avait rendu muet. Eder s’était révélé incapable de donner une fausse adresse. Le directeur avait aussitôt imaginé qu’il n’avait pas de toit – son expression l’avait trahi. Et avant que l’acteur n’ait le loisir de le démentir, il lui avait proposé de s’installer à son domicile pendant qu’ils perfectionnaient son rôle ensemble, par « facilité ». Eder avait accepté.

Son mensonge le travaillait souvent, mais il ne réussissait pas à revenir dessus et à avouer la vérité. Son quotidien était meilleur maintenant qu’il cohabitait avec son ami en prétextant s’accorder quelques vacances au soleil à son manager. Ne plus être sans arrêt confronté à la dureté du septième art lui procurait une bouffée d’oxygène bienvenue. Sa mélancolie s’éloignait, remplacée par un apaisement qu’il n’était pas en mesure de décrire. Entre ces quatre murs, Eder était bien, juste bien. Il ne sortait presque pas, apprenait son texte, répétait avec les autres et échangeait de longs dialogues passionnés avec Cyrus, qui redoublait d’efforts pour le mettre à l’aise et l’avait très vite pris en amitié.

Eder sourit. Quand son métier le rattraperait, quand il serait obligé de regagner son foyer, il chérirait les instants vécus ici ou sur scène comme autant de pierres précieuses.

Un grincement le tira de ses pensées. Il tourna la tête et avisa Cyrus, habillé.

— Déjà debout ? l’interrogea ce dernier.

— Le soleil a décidé que j’avais assez roupillé.

— Voilà ce que c’est de ne pas fermer les rideaux.

Le regard de Cyrus s’attarda sur la table basse, où une liseuse affichait son script.

— On a étudié hier soir ?

— Je suis un élève studieux, plaisanta Eder.

Puis il recouvra son sérieux et ajouta :

— Merci de me donner une chance. Je te promets de travailler corps et âme afin de ne pas te décevoir.

— Même en oubliant ton texte ou en abîmant un décor, ce ne serait pas le cas, le rassura son hôte. J’ai confiance en toi, Eder. Ta présence à nos côtés apportera un souffle nouveau à notre théâtre !

Une telle foi en lui le toucha ; il en demeura muet plusieurs secondes. Lui qui doutait de posséder du talent il y a peu restait abasourdi devant l’enthousiasme de Cyrus. Eder se félicitait d’avoir eu le courage d’entrer dans le théâtre, sans quoi rien de tout ça ne lui serait arrivé.

Il cherchait les mots qui exprimeraient le mieux sa gratitude quand il prit conscience que son interlocuteur chaussait ses bottes.

— Tu sors ? l’interrogea-t-il.

— J’ai des affiches à récupérer et à distribuer pour la première. La date approche, et nous avons grand besoin de publicités.

— J’ignorais que tu en avais fait imprimer. Je ne crois pas les avoir vues.

Cyrus grimaça.

— Tu sais garder un secret ?

Intrigué, Eder acquiesça.

— J’étais tellement obnubilé par les répétitions, par mon désir de perfection… que j’ai omis de réaliser des flyers. J’ai passé les deux dernières nuits à les confectionner sur ma tablette. J’ai contacté un imprimeur en urgence.

— Pas trop fatigué ?

— Un peu, mais c’est le prix à payer lorsqu’on néglige une part de son travail.

Eder le gratifia d’un sourire. Cyrus s’investissait tant pour la troupe, personne ne lui tiendrait rigueur de sa bévue déjà réparée.

— Je regrette de ne pas avoir eu le temps de vous montrer le design à tous. Je suis sûr que vous l’adorerez ! J’y ai installé une projection holographique qui, si j’ai bien visé, devrait nous attirer un public plus large.

— En deux nuits ?

— La pression me rend productif, sourit Cyrus.

— N’oublie pas de te ménager.

— Après le spectacle, s’esclaffa-t-il. Après le spectacle.

Gagné par son entrain, Eder rit à son tour.

— Je file, annonça Cyrus. Mes prospectus ne vont pas se répandre seuls dans les rues !

L’acteur se redressa sur ses jambes.

— Je te donne un coup de main ?

Son ami hésita, puis rétorqua :

— Je ne préfère pas. La température est basse et le vent, frais. Un rhume, et ta voix et ta capacité à jouer dans la pièce risquent d’être endommagées. En plus, j’ai demandé à Bonnie de passer afin que vous travailliez ensemble sur votre long dialogue de l’Acte II. Elle ne tardera pas à prendre contact avec toi.

Le tempérament « papa poule » du directeur envers ses talents amusa Eder, qui opina.

— À plus, dans ce cas.

Cyrus s’approcha de l’entrée et la salua d’un geste.

— Il y a de la bière dans le frigo si Bonnie et toi avez soif, déclara-t-il.

Puis il referma la porte dans son dos. Dès que le bruit de ses pas s’éloigna, Eder attrapa sa liseuse et se concentra sur son texte.


Texte publié par Rose P. Katell, 3 octobre 2018 à 11h35
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