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Eder faillit marcher dans une flaque d’eau et jura. S’il continuait à se perdre dans ses rêves, il finirait par tomber ! Il soupira ; au moins, il avait évité d’avoir le bas de son pantalon trempé. D’un air absent, il lorgna les gratte-ciel qui l’entouraient. Leur hauteur lui donna le tournis. Il se grisa de la sensation et en oublia sa morosité.

La plupart du temps, il voyageait à l’arrière d’une voiture commandée par Anthelme. S’il était plus rapide, ce moyen de transport ne lui offrait pas l’occasion de profiter du paysage. Un inconvénient qu’il ne remarquait que maintenant. Il sourit. Il était passé tant de fois dans le quartier ! Pourtant, il le découvrait.

Sa promenade le vivifiait, Eder ne regrettait plus d’être sorti. Lorsque l’idée de marcher jusqu’aux bureaux de la production pour laquelle il avait signé lui était venue, il avait craint d’aggraver son état d’esprit – constater à quel point ses idéaux et rêves d’enfants étaient éloignés de la réalité était selon lui la meilleure façon de s’enfoncer un couteau en plein cœur. Néanmoins, il n’avait pas été en mesure de refréner son impulsion. Son envie de s’aérer la tête était trop puissante, de même que son dégoût de lui-même. La vitesse à laquelle il avait vidé son bar l’avait convaincu : quitter son chez-lui ne pouvait pas être un mauvais plan.

À l’évocation des bouteilles qu’il avait entamées, Eder éprouva une vive honte. Se saouler n’était pas dans ses habitudes, il mettait un point d’honneur à rester sain de corps et d’esprit. Il était impératif qu’il se reprenne en main ! Certes, ses illusions se brisaient et son métier n’était pas comme il l’avait imaginé, mais il n’était pas le seul dans le cas. C’était malheureusement le lot de beaucoup de monde…

La culpabilité le rongeait. Au lieu de se morfondre, ne devrait-il pas être reconnaissant d’avoir atteint son but, d’être proche de devenir un favori de l’industrie du cinéma ? Il connaissait des gens qui auraient vendu père et mère afin d’être à sa place ! Son physique jouait peut-être un énorme rôle dans sa carrière, mais qu’importe, puisqu’il était parvenu à se faire un nom dans le milieu… Non ?

Eder chassa ses cogitations à l’aide d’un geste impatient. Au diable ses méditations, il avait besoin de se détendre. Bien que ça ne soit pas sans risque, il vagabonda en contemplant le sommet des bâtiments. Tous semblaient défier leurs voisins de se dresser vers le ciel ; leur grandeur avait un côté fantastique. À déambuler entre eux, Eder se sentait aussi petit et insignifiant qu’une fourmi. La sensation lui rappelait son adolescence, époque où il n’avait rien sinon de l’espoir, une sacrée dose d’ambition et des économies suffisantes pour s’inscrire dans la classe de M. Tremblay. Nombre de choses avaient changé depuis qu’il avait rencontré Anthelme…

Un trou dans l’alignement des constructions le freina. Les vieilles demeures « simples », hautes d’à peine quelques mètres, étaient si exceptionnelles ! Avec la démographie en évolution constante, plus aucun promoteur n’en élaborait. La norme était aux appartements empilés les uns sur les autres. Intrigué, Eder baissa le regard. Ses yeux s’écarquillèrent devant l’enseigne qu’il repéra.

Un théâtre !

Qu’une telle merveille existe toujours l’époustouflait.

Les réminiscences de ses cours avec ses anciens camarades se manifestèrent à son souvenir, et un doux sourire naquit sur ses lèvres. Il avait passé tant d’agréables moments en leur compagnie…

M. Tremblay était un maître sévère. Toutefois, contrairement à ses rares collègues encore en fonction, il croyait en l’importance du jeu d’acteur et n’avait jamais manqué de l’encourager dans sa démarche. Eder se mordit la joue. Que penserait-il s’il le voyait aujourd’hui ? Serait-il fier de son ascension ou déçu de constater que ses efforts n’y étaient pour rien ?

Il s’avança vers la porte. Était-elle ouverte ? L’intérieur était-il intact ? Il brûlait de le découvrir. Mais alors que sa main était sur le point d’atteindre son but, le doute la fit trembler.

S’agissait-il vraiment d’une bonne idée ? Poursuivre le passé des lieux n’aviverait-il pas plutôt sa rancœur ? Il se jugeait déjà lamentable, au sommet grâce à son visage. Approcher d’une scène n’empirerait-il pas son sentiment ?

Submergé par son appréhension, le jeune homme frémit, puis rebroussa chemin.

Eder scruta la rue derrière sa fenêtre et hésita. Le théâtre le hantait sans cesse. Son être lui hurlait d’y aller et de satisfaire sa curiosité. Le temps était radieux, idéal pour une balade. Pourtant, il n’arrivait pas à se décider ; une part de lui redoutait de se rendre là-bas…

Le constat lui arracha un grognement. Qu’attendait-il ? Il avait son après-midi de libre, l’occasion était parfaite ! Que risquait-il ? Aggraver ses désillusions ? Son quotidien s’en chargeait déjà.

Déterminé, Eder rejoignit la porte, attrapa sa veste, puis se faufila dehors. De peur d’être assailli par l’incertitude et d’avorter son exploration, il courut plus qu’il ne marcha jusqu’à sa destination.

Sur place, il ne réfléchit pas. Il agrippa la poignée tubulaire de l’un des battants, tira vers lui d’un coup sec et s’engouffra dans la bâtisse. La gorge sèche, il toussa. Ensuite, il observa son environnement.

Les locaux étaient entretenus…

Son souffle se figea. Des comptoirs à l’entrée au tapis rouge sur le sol, tout respirait la propreté. Eder siffla. Dénicher un endroit pareil s’apparentait à un miracle ! Même lorsqu’il était enfant, ces antres étaient en voie de disparition.

Il effectua plusieurs pas, admira le décor. Quand il parvint en face de la double porte menant à la salle de spectacle, il ne résista pas à l’envie de la franchir… et hoqueta.

Des personnes étaient sur scène.

Rêvait-il ? Eder se pinça pour le vérifier. La douleur le convainquit d’être éveillé, et un doux frisson le parcourut.

Émerveillé par sa découverte, il progressa vers les comédiens. Ses jambes tremblaient tant qu’il fut contraint de s’appuyer sur les dossiers matelassés des sièges carmin. Incapable de produire un son afin de signaler son intrusion, il s’installa au début de la cinquième rangée sans être remarqué. Ces êtres étaient si pris par leur interprétation ! La passion les animait de sa rage folle.

Eder profita du cadeau qui lui était offert. La pièce était simple ; une banale histoire d’amour trahi. Elle le toucha cependant davantage que les derniers films qu’il avait visionnés. Elle était si… authentique !

Non sans stupeur, il constata que chaque personne présente incarnait deux ou trois protagonistes différents. La troupe était petite, mais efficace et douée. Les minutes filèrent comme des secondes.

Lorsque la pièce s’acheva, Eder se leva et applaudit avec ferveur.

Tous les regards convergèrent vers lui. Brusquement ramené à la réalité, il se souvint qu’il n’avait rien à faire là et déglutit.

— Je… Pardon de vous déranger. L’entrée n’était pas verrouillée et j’étais curieux de découvrir le théâtre. Je ne savais pas que vous étiez en train de jouer. Quand je vous ai vu… je… Il n’était plus question de m’en aller.

Après avoir eu un geste apaisant envers les autres membres et leur avoir indiqué de gagner les coulisses, un individu d’âge mûr descendit de la scène et le rejoignit.

— Voilà longtemps que nous n’avions plus eu un amateur lors d’une répétition. J’espère que ça vous a plu, M.… ?

— Carrier, mais en général, on m’appelle Eder.

— Cyrus, se présenta son interlocuteur. Je suis le directeur, et les artistes que vous avez pu admirer sont mes protégés.

Eder le scruta, étonné qu’il n’ait réagi ni à son physique ni à son patronyme. Était-il envisageable que le prénommé Cyrus ignore qui il était ? La perspective le réjouit. Être adulé pour des œuvres dans lesquelles il n’avait pas réellement tourné commençait à lui taper sur le système.

— Ils sont excellents. Leur performance m’a beaucoup ému. Je n’avais plus contemplé quelque chose d’aussi vrai depuis des années. Je prie pour que les représentations officielles leur rapportent un franc succès.

L’expression de Cyrus s’assombrit.

— Je crains qu’il ne soit pas au rendez-vous.

— Impossible !

— Hélas, le théâtre n’intéresse plus à notre époque et nous sommes heureux quand nous réussissons à vendre dix places. Figurez-vous que j’ai formé mon groupe seul, car les écoles du coin ont toutes fermé…

» Aujourd’hui, les gens désirent de l’action, des effets spéciaux spectaculaires ! Ils s’attendent à ce que les héros frôlent la perfection et idolâtrent les bellâtres qui se « glissent » dans leur peau. J’éprouve une amertume telle à ce sujet que je ne visionne plus aucune production.

Eder contint un sourire. Il ne s’était pas trompé. L’homme ne l’avait pas identifié !

Il s’obligea à restreindre sa joie et se focalisa sur la conversation. Touché par ce qu’il entendait, il confia :

— Je comprends. J’ai moi-même pris des leçons auprès de l’unique maître de ma connaissance à garder foi en son métier.

Un instant, Eder jura apercevoir une lueur d’intérêt briller dans les pupilles de son interlocuteur. Néanmoins, il ne s’appesantit pas dessus et enchaîna :

— Nous… ses étudiants, je veux dire… n’étions pas nombreux. La plupart participaient surtout afin de se donner une chance supplémentaire d’entrer dans l’industrie du cinéma.

Eder s’interdit de mentionner qu’il en avait fait partie. Tout d’abord parce que Cyrus ne portait pas les acteurs dans son cœur, ensuite parce que son but premier était vite passé au second plan tant il avait adoré la vocation qui lui était enseignée.

— Une chance vaine, si mes sources sont fiables. Un vieil ami cinéphile m’a relaté que les castings sont dorénavant obsolètes.

Eder grimaça ; il était bien placé pour certifier que ledit ami ne se trompait pas.

— Êtes-vous membre d’une troupe ?

La question le prit au dépourvu.

— Je… Pardon ? bafouilla-t-il.

— Votre formation ? A-t-elle abouti ? Avez-vous rejoint une troupe ?

Il soupira.

— Non, et je le regrette.

Tout en prononçant ces mots, il s’étonna d’aviser à quel point ils étaient sincères. Se consacrer au théâtre ne l’aurait sans doute pas rendu célèbre ou envoyé sur le chemin du succès. Cependant, cette voie l’aurait amené à vivre sa passion. Il serait devenu un vrai comédien, et pas une « belle gueule » que les appareils photo traquaient.

— Avez-vous du talent ? l’interrogea Cyrus.

La lueur dans ses iris était de retour. Eder se sentit rapetisser sous son air inquisiteur.

— Je… Puis-je en juger ? Il y a un moment que je ne me suis plus entraîné.

À quand remontait la dernière fois où il avait ouvert sa liseuse pour consulter ses livres favoris et réciter leur plus fabuleux monologue par plaisir ? Constater son laisser-aller lui apporta un arrière-goût d’amertume sur la langue.

— Montez sur la scène.

— Comment ?

— Montez, répéta Cyrus. Impressionnez-moi, et vous aurez mérité de rejoindre notre petite compagnie.


Texte publié par Rose P. Katell, 26 septembre 2018 à 11h59
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