La perte de conscience d’Eleanne avait été très brève. Elle n’avait pour ainsi dire même pas duré suffisamment longtemps pour qu’elle s’évanouisse effectivement.
Quelques minutes plus tôt, elle avait ressenti un profond malaise lorsque Logan Snow avait évoqué le réduit dans lequel elle avait été agressée par Ser Barthelme. Mais lorsque le bâtard avait révélé à Ser Demetrios que son frère avait couché avec la jeune Myriah Hawk, Eleanne avait compris que Snow s’était trouvé dans la pièce quelques instants avant qu’elle-même s’y trouve piégée.
Elle avait compris que Logan Snow était de mèche avec son violeur puisqu’il avait assisté à la même scène, depuis cette même pièce.
Ç’avait été comme si on avait arrêté un instant le flux de ses fonctions vitales : tout s’était éteint.
Elle avait repris conscience avant même que Lord Estevan Hawk ne la recueille dans sa chute, mais elle s’était accordé un instant de faiblesse. Elle s’était autorisée à ne pas rouvrir les yeux, et à se laisser simplement aller. Il lui avait fallu quelques secondes avant de recommencer à percevoir les sons autour d’elle. Les cris, les invectives, les grondements. Elle avait senti la colère, la révolte, et aussi la douleur. Encore quelques instants avant de se rappeler des causes, et des protagonistes. Se souvenir de Ser Demetrios, loyal et dévoué à son frère qu’il adulait, et de Lord Elias qui l’avait trahi et humilié en séduisant la femme qu’il aimait. Et pour quoi ? Elle n’aurait sans doute jamais la réponse à cette question, mais elle comprit, tandis qu’on l’éloignait du tumulte, que cette faute allait coûter cher au seigneur Palamede : sans le soutien de son frère, ses chances de pouvoir emporter le duel qui l’opposait à Logan Snow s’amenuisaient considérablement.
Et tandis que son esprit s’éveillait, la tirant progressivement de son état de torpeur, elle réalisa que si Lord Elias perdait le duel, c’était la situation de Mestre Narses qui devenait intenable. Le duel tenant lieu de procès, Narses serait jugé coupable d’empoisonnement et serait au mieux arrêté, au pire exécuté. Dans l’un comme dans l’autre cas, on fouillerait ses affaires pour trouver d’autres preuves de sa culpabilité. Or la nuit précédente, Narses avait récupéré le journal du mestre Owain, et promis de partager le fruit de ses lectures avec Grey…
Le carnet, et les secrets qu’il renfermait, risquaient de leur échapper à nouveau ! Il était impératif qu’elle remette la main dessus.
Elle avait senti qu’on l’avait transportée jusqu’à la chambre qu’occupait la délégation des Archelon dans la tour de Lord Jakob. Lorsqu’on l’abandonna sur le lit et qu’on referma la porte sur elle, elle se redressa, à nouveau en pleine possession de ses moyens. Elle s’approcha à pas de chat de la porte, et tendit l’oreille pour s’assurer que ceux qui l’avaient reconduite à sa chambre étaient bien repartis et que la voie était libre. Elle rouvrit la porte avec une discrétion extrême et se glissa sur le palier, puis dans les escaliers : il lui fallait retourner dans le corps principal du château pour rejoindre la chambre de Narses. Redescendue dans la cour, elle assuma une démarche parfaitement naturelle le temps de la traverser, puis se glissa à l’intérieur du château sans perdre un instant. Toute l’attention restait concentrée sur la salle de banquet, devant les portes de laquelle se pressaient des gens de tous statuts pour épier ce qui se jouait, de l’autre côté. Eleanne n’avait pas ce loisir : quoi qu’il se passât là-derrière, chaque seconde comptait, pour sa propre mission.
La veille, Narses les avait quittés sur le pas de la chambre qui lui avait été attribuée, une petite pièce voisine de celles de ses seigneurs. Elle la retrouva facilement et tira une épingle de ses cheveux avant même de l’avoir atteinte. Sans surprise, la porte en était verrouillée. Elle espéra que c’était parce que Narses y avait caché le journal, et qu’il ne l’avait pas avec lui… sans quoi tous ses efforts s’avèreraient inutiles.
Elle fit jouer la longue aiguille entre ses doigts pour enclencher le mécanisme d’ouverture, ne laissant l’ustensile dépasser qu’à peine de la manche de sa robe afin de pouvoir l’y faire disparaître si elle devait être surprise par qui que ce soit. Mais personne, ni serviteur, ni invité, ne vint l’interrompre avant qu’elle ait fini d’œuvrer : la porte s’entrouvrit avec un claquement mécanique. Elle poussa légèrement le lourd panneau de bois et se coula à l’intérieur. Les circonstances étaient différentes, et la chambre était cette fois éclairée par la lumière du jour, mais l’impression de déjà-vu la submergea néanmoins : entrée par effraction dans la chambre d’un mestre, il lui fallait cette fois encore la fouiller, à la recherche du même ouvrage et sans aucune certitude qu’il s’y trouve.
Un bureau avait été mis à la disposition du mestre, et Eleanne se dirigea en premier lieu vers lui, espérant y trouver simplement le journal dans l’un des tiroirs. Elle remarqua une suite de petits sachets de toile, alignés sur le bord du meuble, et en souleva un pour le soupeser. A en juger par sa légèreté et par la texture de son contenu, qu’elle sentait au travers de la toile rugueuse, il s’agissait de graines, de baies ou de poudre épaisse.
Elle réalisa soudainement ce que pourraient croire des gardes qui la trouveraient ainsi, introduite par effraction dans la chambre d’un mestre qui se défendait des accusations portées contre lui en jurant qu’on avait placé du poison dans ses affaires à son insu… Son cœur se mit à battre plus vite et elle sentit avec davantage d’acuité encore l’urgence de trouver le carnet, et de disparaître aussitôt après.
Son regard s’arrêta alors sur l’étagère de bois qui longeait l’un des murs de la pièce : s’y alignaient des ouvrages aux reliures de cuir semblables à celle du journal du mestre Owain. Etant donnée la posture qu’avait choisi d’assumer Narses face aux accusations de Logan Snow, elle se dit que celui-ci n’avait probablement pas caché le journal dans un endroit où lui seul aurait pu le placer, comme un tiroir fermé à clé de son bureau : il aurait vraisemblablement choisi de le laisser au contraire dans un endroit accessible, pour pouvoir prétendre comme avec le poison que l’objet avait été placé là à son insu, sans le mettre trop en évidence pour éviter que quiconque tombe dessus par inadvertance. Cette petite bibliothèque était l’endroit rêvé.
Elle se rendit compte en commençant à examiner les reliures, qu’elle n’avait en réalité jamais vu le journal : elle l’avait trouvé dans l’obscurité, l’avait caché dans ses affaires, et se l’était fait arracher sans même avoir eu le temps d’y jeter un œil… Elle avait néanmoins à présent une idée plus précise de l’objet qu’elle recherchait, et notamment de ses dimensions. Elle laissa courir ses doigts et ses yeux sur la tranche des ouvrages, et un large sourire s’épanouit sur son visage.
Te voilà à nouveau, se réjouit-elle en silence en pointant son doigt sur un carnet. Elle le tira et l’ouvrit, mais n’y trouva que des pages et des pages d’écritures et de dessins sans le moindre signe pour lui confirmer qu’elle avait bien remis la main sur le bon journal. Mais ses doigts étaient plus sûrs, eux : la sensation du carnet dans sa main, juste à la bonne taille pour que la pliure tienne dans le creux formé par les muscles de son pouce, était plus éloquente que les écrits contenus dans ces pages.
C’était lui.
Elle le fourra dans l’une des poches internes de sa veste courte, et s’apprêta à sortir quand elle entendit qu’on s’approchait.
Elle ne pouvait pas prendre le risque qu’on la découvre. Pas maintenant, pas ici. Ça n’était jamais le bon endroit, jamais le bon moment pour être vue, quand on s’était introduit quelque part pour y voler quelque chose. La menace cent fois vécue que si elle était prise, ce serait la seule et dernière fois, lui fit traverser aussitôt la pièce avec la célérité d’une araignée surprise en pleine lumière.
Elle ouvrit grand l’unique fenêtre de la pièce, et se jeta au travers de l’ouverture, se hissant comme elle le put sur ses bras avant de basculer les pieds de l’autre côté. Elle atterrit maladroitement dans une sorte de haie qui amortit sa réception, mais l’empêcha de trouver un appui stable et la fit s’affaler à terre. Elle se releva avec la gaucherie d’un faon tout juste né, un léger goût de sang dans la bouche, tira comme elle pût le panneau de la fenêtre pour en réduire l’ouverture, et se retourna pour fuir.
Il n’y avait personne dans cette partie de la cour, et elle remercia instinctivement les Sept pour cette chance. Qu’aurait-on pensé en la voyant tomber là, les cheveux décoiffés, la robe salie et en partie déchirée ?
C’est alors qu’elle réalisa qu’elle se trouvait au pied du mur du château qui faisait face à la chambre de Lord Elias Palamede.
Un effroi indistinct la saisit. Elle leva lentement les yeux vers la fenêtre d’une certaine pièce étroite, au premier étage : le réduit était plongé dans l’obscurité ; aucune figure ne s’y découpait pour l’observer.
D’où venait alors ce frisson glacial qui parcourait chaque muscle de ses membres, et la laissait tétanisée ?
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