Les seigneurs et les dames dansaient, mais les invités de rang moindre n’y étaient pas conviés. Sur leur banc, Narses et Eleanne observaient les danses sans y participer.
Depuis qu’il lui avait fait des remarques sur sa façon de panser Ser Connor Wight, la septa considérait le mestre comme une sorte d’adversaire. Toujours curieuse de connaître ses préoccupations pour mieux le comprendre, elle continuait de suivre son regard, à présent attaché à un couple de jeunes danseurs.
La fille était une jolie Dornienne au teint sombre mais au regard clair, magnifique contraste de tons qui accentuait encore sa beauté juvénile. Elle portait une robe de belle étoffe azur, qui découvrait entièrement ses épaules et son dos. Eleanne aurait interdit à la fille de Lord Hayden Archelon de porter une telle tenue, excessivement dénudée et provocatrice, et se demanda comment la mère de la jeune fille pouvait la laisser ainsi s’offrir aux regards des nombreux hommes de l’assemblée.
Son cavalier était un garçon d’une quinzaine d’années comme elle, vêtu d’or et de bordeaux, dont les épais cheveux bouclés châtains tombaient en cascade sur les épaules. Quelques heures plus tôt, le jeune homme était venu trouver Eleanne, en quête du réconfort et des conseils d’une figure spirituelle.
Ser Demetrios Palamede, puisque c’était lui dont il s’agissait, s’était ouvert à elle de son angoisse d’affronter son seigneur et frère, Lord Elias Palamede, lors du deuxième tour du tournoi, le lendemain. Le garçon vouait à l’évidence à son aîné une admiration totale, et redoutait de ne pouvoir se montrer à la hauteur de l’événement, les humiliant tous deux par son infériorité.
Eleanne avait tenté de l’apaiser en lui rappelant qu’il avait fait la preuve de sa valeur en triomphant lui-même d’un adversaire lors de sa première joute, mais le malheureux ne parvenait qu’à se mortifier devant la grandeur de son idole. Il serrait puissamment dans sa main un petit foulard de soie orange roulé en boule, qu’il portait régulièrement à son visage, respirant son odeur comme pour y puiser du courage. La septa lui avait demandé ce qu’était ce foulard, et l’indéniablement romantique Ser Demetrios lui avait expliqué qu’il appartenait à la jeune femme dont son cœur s’était épris, Myriah Hawk. Ce nom ne lui était pas inconnu : c’était celui de la fille de Lady Prudence Hawk, arrivée à Château-Brillant avec Ser Seth Wight qui avait conçu le projet de l’épouser pour sceller une alliance commerciale entre leurs deux familles.
Sur la piste de danse, visiblement ensorcelé, Ser Demetrios ne quittait pas la Dornienne des yeux, leurs deux regards plongés l’un dans l’autre tandis qu’ils se mouvaient en rythme. Ce fut Myriah qui mit un terme à l’échange après quelques danses, saluant son cavalier avec une grâce mutine avant de s’en éloigner d’un pas léger. Le regard de Demetrios, lui, était à la fois enamouré et brisé.
Aussi invraisemblable que l’idée lui paraisse, Eleanne se demanda si Demetrios pouvait avoir quelque chose à voir avec la disparition de Ser Seth Wight : sa passion incandescente aurait-elle pu pousser le jeune parangon à éliminer l’homme qui avait projeté d’épouser Myriah Hawk ?
« Ser Demetrios était-il déjà venu à Château-Brillant, mestre ? », demanda-t-elle.
« Jamais », lui répondit Narses. « C’est la première fois que Lord Elias et sa famille rencontrent les Wight. »
« Et Ser Demetrios connaissait-il Myriah Hawk avant son arrivée ? »
Narses eut un sourire mitigé : sans doute désapprouvait-il les sentiments du jeune homme, pour toutes les conséquences néfastes qu’ils pouvaient avoir pour les projets de sa famille.
« Non plus. Il s’est épris d’elle quand il l’a vue la première fois en arrivant au château, la semaine dernière. »
Voilà qui excluait Demetrios de la liste des suspects, si le mestre disait la vérité : les incidents dont les Wight avaient été victimes étaient tous survenus avant même que les Palamede n’entrent dans leur vie. Imaginer que ce garçon idéaliste, profondément imprégné des valeurs de la chevalerie, ait pu faire disparaître Seth par amour pour Myriah ne paraissait guère vraisemblable aux yeux de la septa, de toute façon. La disparition -ou la fuite- du jumeau de Lord Alleister demeurait un mystère.
Jugeant le moment venu, Eleanne salua son voisin et se leva pour quitter la table. Toute l’animation étant concentrée dans la salle de banquet et les cuisines attenantes, le moment paraissait propice pour tenter la visite de la chambre de l’autre disparu, le mestre Owain.
Eleanne se glissa entre les tables et les serviteurs pour quitter la pièce et gagner la solitude et le calme des couloirs du château. Ceux-ci n’étaient éclairés que de loin en loin par des torches suspendues au mur. De la musique, si bruyante dans la salle principale, ne lui parvenaient plus à présent que des sons étouffés.
Vigilante et furtive comme un renard en chasse, elle atteignit puis gravit le large escalier menant à l’étage, et chercha la chambre du maître des lieux : selon les informations révélées par Mestre Narses, la chambre d’Owain lui était attenante.
Une seule pièce était gardée par une double-porte, et elle était située au-dessus de la salle de banquet, afin de bénéficier de la chaleur dégagée par le feu qui y était entretenu : Eleanne en déduisit que c’était la chambre d’Alleister, autrefois occupée par Lord Jakob. La chambre de Mestre Owain était donc l’une des deux pièces qui la jouxtaient.
Elle s’approcha de la porte de la première des deux, et la trouva verrouillée. La seconde l’était également. Espérant en sa bonne étoile, elle se décida pour la première, et tira de ses cheveux l’une des aiguilles qui maintenaient sa coiffure. Elle en fit glisser la pointe à l’intérieur de la serrure, et les réflexes de sa jeunesse lui revinrent rapidement. Cliquetis par cliquetis, elle fit jouer le verrou jusqu’à obtenir, en quelques secondes seulement, l’ouverture de la porte. Un sourire radieux sur le visage, elle réinséra l’aiguille dans son chignon et restaura l’impeccabilité de son apparence avant d’ouvrir la porte.
La pièce était plongée dans l’obscurité, mais Eleanne savait qu’elle ne pouvait se permettre de l’éclairer sans prendre le risque d’attirer l’attention des gardes, ou de quiconque surveillait peut-être cette pièce depuis la disparition de son occupant : elle se faufila à l’intérieur, aussi souple qu’une anguille, et referma la porte derrière elle.
Seule une très faible lumière filtrait dans la pièce, depuis la fenêtre donnant sur la cour. Plutôt que d’essayer d’habituer ses yeux à la pénombre, elle les ferma complètement.
La pièce avait déjà été fouillée par d’autres visiteurs, à la recherche du même genre d’indices qu’elle : s’il y avait des choses à dénicher, ils les avaient sans doute déjà trouvées. Eleanne entendait conduire son exploration autrement, pour se donner les chances de dégoter ce à côté de quoi d’autres avaient pu passer.
La lumière donne l’illusion aux voyants de distinguer clairement ce qui les entoure. Dans l’obscurité, on ne perçoit d’abord rien ; puis, en tâtonnant, on discerne des choses, et on imagine à quoi tout cela ressemble ; ce n’est enfin qu’en s’attardant, pouce par pouce, sur chaque surface, qu’on accède à une réalité des objets que la vision seule n’aurait jamais permis d’atteindre.
Eleanne en avait fait l’expérience à une époque où elle se faisait passer pour une jeune aveugle, mendiant l’aumône dans les rues de Blancport. Profitant du fait que les gens l’ignoraient à cause de son handicap, elle leur dérobait des objets, sur eux, dans leurs sacs, ou dans leur propriété. Voir devenait alors leur handicap, car ce qu’ils voyaient était une tromperie.
Ouvrant sa conscience à la perception que lui procuraient ses doigts fureteurs, elle entama l’exploration patiente de son environnement, découvrant d’abord des murs nus, puis des étagères. Elle fit se mouvoir ses mains avec précaution le long des livres qui s’y trouvaient alignés, redoutant la présence d’un objet fragile qu’elle risquerait de faire tomber en se précipitant. Elle s’attarda sur chacun des ouvrages, déchiffrant d’abord les titres creusés dans leur couverture de cuir. Elle n’entendait bien sûr pas lire ces volumes, mais elle en examina consciencieusement les pages intérieures, à la recherche de feuilles volantes qui auraient pu correspondre à des notes dissimulées par leur auteur.
N’ayant rien trouvé là, elle reprit son exploration de la pièce, découvrant la table de travail du mestre. Tout en parcourant les reliefs du meuble à la recherche d’indices révélant une hypothétique cache secrète, elle repensa à la jeune aveugle qu’elle avait prétendu être.
Le souvenir la fit sourire, d’abord avec malice, puis avec mélancolie.
Pouvait-on toute sa vie usurper une identité ? Et feindre d’être un autre était-il si différent après tout, de ce que vivaient tous ceux qui assumaient un rôle dans la société ? Le serviteur, contraint de s’humilier devant son maître, et le courtisan, devant son seigneur ? Le seigneur qui se donne à voir en seigneur pour se faire respecter par ses serviteurs ? Le mestre, qui se fait passer pour érudit en toutes choses, le septon qui prétend porter la parole des dieux ? Les amants, qui se jurent une passion chaque jour renouvelée, les parents qui veulent imposer leur autorité à leurs enfants ? N’est-on jamais vraiment soi-même que quand on quitte son dernier masque, là, dans la solitude d’une pièce plongée dans le noir ?
La table de travail ne fournît aucune réponse à ses questions, et ne révéla rien d’intéressant par ailleurs. Elle s’en écarta et atteint bientôt un lit. Rien dans le matelas de paille, rien sous les peaux tannées qui le couvraient.
La cécité fait perdre bien des repères. L’un des plus précieux pour qui vit en détroussant ses victimes durant leurs périodes d’inattention ou d’absence, est la notion du temps. Eleanne avait appris à toujours garder une idée du temps qui passait lorsqu’elle était… plongée dans l’action. Sans y penser vraiment, elle effectuait donc un décompte mental régulier, et ne perdait jamais complètement de vue la durée de ses opérations.
Celle qu’elle avait entamée ce soir était en train d’un peu trop se prolonger, et jusque-là en pure perte. Si les invités commençaient à quitter la salle de banquet, regagner le couloir s’avèrerait beaucoup plus risqué, et elle serait alors peut-être contrainte de rester dans la pièce jusqu’à ce que tous soient couchés… et il était possible dans ce cas qu’on remarque sa disparition.
Elle n’aurait néanmoins jamais de circonstances plus propices pour fouiller cette pièce, et Narses avait indiqué que le journal d’Owain n’avait pas été retrouvé… Il semblait affirmer que le journal était l’outil indispensable du suivi du travail d’un mestre, et que tous se devaient d’en tenir un : il devait donc y avoir, quelque part, un journal du mestre Owain. Il était possible qu’il l’ait emporté dans sa fuite -mais alors pourquoi prendre ce livre, et rien d’autre ? On pouvait imaginer qu’il ait été dérobé par un tiers pour soustraire aux curieux les informations qu’il pouvait contenir -mais par qui alors ? Lord Alleister, s’il était mêlé à l’empoisonnement de son père ? Ser Seth, s’il était de mèche avec Owain ?
Il y avait quoi qu’il en soit une véritable chance qu’il se trouve encore dans cette pièce, caché quelque part. Et s’il était caché, c’était que le mestre avait des secrets qu’il ne voulait pas qu’on découvre. Trouver le journal, c’était résoudre l’énigme : Eleanne en avait été persuadée dès l’instant où Narses avait évoqué son existence.
D’autres murs nus, et dépourvus de cache, puis Eleanne découvrit un long coffre de métal, de quatre pieds de haut et quatre autres de large, posé sur le sol. Le coffre était verrouillé, mais sa serrure ne résista pas plus que celle de la porte à la visite d’une aiguille tirée de son chignon. Clic-clic-clic, et le loquet s’ouvrit.
Il n’y avait que des vêtements à l’intérieur du coffre. Eleanne songea que les serviteurs qui avaient fouillé la pièce avaient dû les en retirer tous pour vérifier qu’il n’y avait réellement rien d’autre, et que le coffre n’était pas tapissé d’un double fond. Patiente et méthodique, elle prit néanmoins le temps de fourrager consciencieusement dans le tas de frusques. Ses doigts étaient comme autant d’yeux, explorant avec une acuité unique les plis et les replis des vêtements, des sacs, des tissus entreposés en vrac.
Jusqu’à ce qu’elle touche une surface inattendue, trop plane, trop rigide pour être un vêtement. Les mains électrisées d’excitation, elle dégagea sa trouvaille des couches de vêtements anodins dans lesquels elle avait été dissimulée : c’était bien un carnet ! Epais d’un pouce, il était haut et large comme ses paumes.
Était-ce bien le journal du mestre Owain ? Il faudrait regagner la lumière pour le savoir, mais il s’agissait à l’évidence d’un carnet secret, et l’adrénaline s’était mise à parcourir fiévreusement son corps à l’idée de ce qu’il pourrait révéler.
Cette victoire lui suffisait. Il était peu probable qu’elle puisse obtenir davantage de toute façon ; elle remit dans le coffre les effets qui s’en étaient échappés pendant sa fouille, et le referma précautionneusement. Puis, par petits pas, elle traversa l’espace qui la séparait de la porte, rectangle noir découpé dans l’obscurité par le rai de lumière en provenance du couloir. Elle l’entrouvrit à peine, écouta pour s’assurer que personne ne se trouvait à proximité, puis se coula, longue et souple, de l’autre côté avant de refermer la porte. Un large sourire d’excitation enfantine sur le visage, elle s’élança vers l’escalier, quand une voix venue de derrière elle la pétrifia instantanément.
« Septa ? Septa ! »
D’abord immobile, le cœur à l’arrêt, elle se retourna lentement pour voir qui l’interpelait. A une dizaine de mètres d’elle, mais s’approchant rapidement, se tenait un chevalier d’une trentaine d’années aux cheveux et à la barbe noire, le regard pétillant. Eleanne reconnut aussitôt le sulfureux Ser Barthelme Senjak, qui s’était déjà fait remarquer à de multiples reprises depuis leur arrivée à Château-Brillant : Ser Mickolas le suspectait d’avoir éliminé par ruse l’un des participants du tournoi avant même son entrée en lice, et d’avoir défait son adversaire attitré en trichant, purement et simplement.
« Septa ! », l’appela-t-il à nouveau en arrivant à sa hauteur et en la saisissant familièrement par un coude. « Venez voir ça, il faut que je vous montre ! ».
Son haleine sentait l’alcool, mais la main qui tenait le bras d’Eleanne était ferme. Il posa sa deuxième main sur son autre épaule, et commença à l’entraîner vers la direction de laquelle il était venu. Eleanne aurait voulu résister, mais elle n’était physiquement pas de taille. Elle aurait pu protester, mais la dernière chose qu’elle voulait était de provoquer un esclandre, là, juste devant la porte du mestre Owain désormais déverrouillée. Elle n’eut donc d’autre choix que de laisser le chevalier la conduire, espérant qu’il n’avait pas vu d’où elle était sortie -et qu’il n’avait pas non plus remarqué la présence du carnet secret qu’elle avait subrepticement glissé sous sa robe.
D’un pas étonnamment alerte pour un homme prétendument ivre, il la porta presque jusqu’à une pièce située à un angle du couloir, une trentaine de mètres plus loin. Il en ouvrit la porte sans relâcher la pression de son autre main sur le bras de la septa : de l’autre côté apparut une sorte de réduit plongé dans le noir, où elle ne distingua d’abord rien sinon la fenêtre qui donnait sur l’extérieur du château. Les yeux d’Eleanne s’agrandirent de terreur lorsqu’il la poussa à l’intérieur, et elle se retourna, s’apprêtant à hurler, lorsqu’il lui mit une large paume sur la bouche.
« Non, non, regardez ça, regardez ça ! », lui lança-t-il d’un ton hilare en la faisant pivoter de nouveau vers la fenêtre, se jouant d’elle comme d’une simple poupée de chiffon. Approchant d’une main assurée le visage de la septa du carreau, il lui désigna du doigt une fenêtre de l’étage inférieur, où une silhouette se découpait presque nettement.
Eleanne plissa les yeux pour mieux la distinguer, et s’aperçut qu’il s’agissait en fait de deux silhouettes, imbriquées l’une dans l’autre. L’homme se tenait debout au pied d’un lit richement décoré, et il était nu jusqu’à la taille. Un peu plus bas que la taille, même, découvrit-elle en rougissant en le voyant jouer des hanches entre les cuisses d’une femme allongée sur le lit, sur le dos, nue elle aussi. Elle reconnut l’homme : c’était Lord Elias Palamede, et elle dut reconnaître qu’il était remarquablement bien bâti. Son buste, ses épaules, ses bras, étaient admirablement musclés : c’était le corps d’un homme puissant, et qui s’entretient. L’angle de vue entre les deux fenêtres ne lui permettait pas de distinguer le visage de la femme, mais la couleur de sa peau ne laissait guère de doute : il s’agissait d’une Dornienne.
Son cœur se figea à nouveau lorsque le seigneur tracta d’une main son amante contre lui pour la besogner debout contre le lit : c’était la jeune Myriah Hawk.
Pauvre Ser Demetrios ! Qu’adviendrait-il s’il apprenait que celle dont il s’était si innocemment épris lui avait été ravie par son propre frère ?
Les préoccupations d’Eleanne pour le malheureux garçon cessèrent immédiatement lorsqu’elle sentit que les mains de Ser Barthelme s’agitaient dans son dos. Le chevalier était en train de tirer les côtés de sa robe pour la remonter sur ses hanches ! La plaquant face contre la vitre avec le poids de son corps, Barthelme lui entoura la taille d’un bras d’acier tout en ferraillant avec sa propre boucle de ceinture pour s’en défaire.
« Ça t’excite, hein, septa ? Ça me met le feu au sang, moi aussi, tu vas voir ! »
L’obscurité de la pièce se fit soudain un néant complet, tout, autour d’elle, se réduisant subitement à la seule conscience de son propre corps. Il n’y avait plus de son, plus de lumière. Plus d’odeur, plus d’air.
Eleanne tenta de se débattre, se contorsionnant pour échapper à l’étreinte de Barthelme tout en poussant des cris étouffés : terrifiée par ce qui lui arrivait, elle concentrait tous ses efforts à la lutte physique contre son agresseur sans penser à hurler pour appeler à l’aide. Qui entendrait, de toute façon ? A l’étage inférieur, la musique continuait-elle de jouer ? Le sang qui battait à ses tempes l’empêchait d’entendre quoi que ce soit : seule existait à présent cette pièce, dans le noir.
Elle avait réussi à se retourner à moitié, et ruait furieusement des jambes pour repousser Barthelme, tous deux grondant et pestant de concert. Elle sentit sa tumescence contre sa cuisse nue et la balaya d’une main, toutes griffes dehors. Le violeur rugit, et la ceintura de ses deux bras pour l’immobiliser ; il voulut ensuite trouver le chemin de son intimité, mais sa robe étroite était retombée sur ses cuisses et il ne put la pénétrer. Il relâcha alors l’une des mains d’Eleanne pour tirer sur le tissu, et elle propulsa son bras haut au-dessus de sa propre tête, hors d’atteinte, pour empêcher son agresseur de s’en saisir de nouveau.
Ils luttèrent l’un contre l’autre de longues secondes, une éternité, elle cherchant à échapper à l’étreinte fatale, lui l’agrippant tel un fauve sa proie. Sa peau moite entrait par instants en contact avec celle de Senjak et elle s’en arrachait alors avec horreur, chaque muscle de son corps tendu pour lui permettre d’échapper à son agresseur.
Elle ne pouvait plus discerner quelle part d’elle était touchée par quelle part de lui. Y penser seulement faisait pulser la bile dans sa gorge.
Elle arquait son dos, se contorsionnait, abattait son poing libre sur son crâne, son cou, son visage.
Chaque seconde gagnée dans ce combat était une victoire vitale. Mais si coûteuse… A chaque expiration, son corps galvanisé tremblait un peu plus. A chaque inspiration, le piège de l’emprise de Senjak se refermait un peu plus sur elle.
Chaque expiration, elle était hors d’haleine. Chaque inspiration, la laissait suffocante.
Chaque expiration, chaque inspiration.
Elle se démenait désespérément pour tenir le violeur éloigné de sa chair, mais ses forces l’abandonnaient peu à peu, consumées dans une lutte dont malgré tous ses efforts, elle ne faisait que retarder l’issue.
Elle se sentit soudain tractée vers le sol, et une douleur atroce lui déchira subitement les entrailles.
Elle en perdit le souffle.
Elle s’affala un instant, rien qu’un instant, défaite. Loin au-dessus de sa tête, sa main vidée de toute énergie glissa le long de la vitre et jusqu’à son crâne.
Où ses doigts trouvèrent ses fidèles aiguilles. Elle se sentit propulsée une fois, deux fois, par les coups de reins de son violeur, mais ses doigts restèrent fermes sur leur prise ; et lorsque Barthelme s’apprêta à la prendre de nouveau, c’est elle qui lui planta son aiguille dans la chair.
Où ? Elle n’en avait pas la moindre idée, mais le coup avait porté, et le violeur avait reflué, se fouillant fébrilement pour comprendre ce qui l’avait atteint. Eleanne s’était déjà emparée d’une seconde aiguille, mais la seule chose qu’elle était capable de voir, c’était la petite porte de bois qui menait au couloir. Elle avait peut-être gagné un avantage furtif par la surprise, mais elle n’avait aucune intention de tenter l’affrontement physique.
Quand on vivait dans les bas-fonds, on apprenait vite cette règle essentielle :
Si tu veux vivre, cours.
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