Lindzy Wight avait porté la main à sa gorge lorsque Ser Wallace était tombé, et ses joues roses s’étaient de nouveau empourprées lorsque Lord Elias Palamede avait repris sa faveur au vaincu. Grey observa son évident malaise tandis que le frère bâtard du Nordien aidait ce dernier à quitter la lice, claudiquant. Il n’avait guère prêté attention à Lindzy lors de leur arrivée à Château-Brillant, mais à présent qu’il se trouvait si près d’elle, il reconnaissait qu’elle était effectivement charmante à bien des égards.
La veille, Grey avait lancé Edoyn sur la piste du mestre qui avait fui le château la nuit de l’accident de Lord Jakob, et lui avait demandé de revenir vers lui dès qu’il aurait découvert des informations susceptibles d’intéresser leur hôte. C’était grâce aux premiers indices rapportés le matin-même par le veneur que Grey avait pu manœuvrer pour obtenir cette place dans la loge aux côtés de Lord Alleister. Sans cette piste, Grey aurait dû se contenter de suivre les affrontements du jour depuis les tribunes ordinaires : les informations d’Edoyn lui avaient donné juste ce dont il avait besoin pour faire avancer ses pions et gagner en faveur dans l’esprit du seigneur. La progression restait modeste pour l’instant, mais cette place sous le dais acquise si rapidement était une victoire dont il n’était pas peu fier.
Lui-même ne devait livrer son combat qu’en fin de programme pour cette première journée de joute. Il avait donc suffisamment de temps pour exploiter au mieux cette position favorable.
Son père lui avait demandé d’en apprendre davantage sur les circonstances de l’ascension de Lord Alleister, afin de déterminer si ce voisin pouvait constituer une menace pour leur maison, et Grey trouvait de toute façon intellectuellement intéressant de comprendre ce qu’il s’était passé. Mais il ne souhaitait pour l’instant pas nécessairement creuser trop en profondeur, ou du moins pas révéler trop rapidement au nouveau seigneur toutes les découvertes que lui et ses serviteurs seraient amenés à faire : les circonstances des incidents restaient confuses, et Grey n’était pas encore certain que Lord Alleister souhaitât véritablement qu’on découvre la vérité sur ce qui s’était produit.
Avancer à pas mesurés suffirait donc, et Grey avait prévu d’user de chaque information avec précaution pour servir simultanément ses deux agendas : comprendre tous les enjeux qui avaient conduit à la situation présente, et se positionner favorablement dans la communauté qui s’était rassemblée à l’occasion du tournoi.
Grey attendit patiemment que les traces de l’affrontement entre Lord Elias Palamede et Ser Wallace Fingal disparaissent des lices et que la pression commence à se dissiper, pour s’adresser à Alleister.
« Il ne m’a pas semblé voir de heaume arborant l’épervier des Armrod sur la table des appariements. Vos voisins n’ont-ils pas été conviés ? »
Lord Alleister avait gardé les sourcils froncés depuis que sa sœur avait accordé sa faveur à Wallace Fingal, un interminable quart d’heure plus tôt. Grey espérait que ce changement de sujet contribuerait à chasser la tension causée par cette séquence, tout en lui permettant de tirer quelques informations sur les voisins communs des Wight et des Archelon. Le visage d’Alleister, comme son regard, restèrent tournés vers les lices, où étaient annoncés à présent Lord Lyonel Corbray, deuxième Lord de plus haut rang parmi les invités présents au château, et Ser Marlon Lockhart, du Bief.
« Les Armrod ne sont effectivement pas les bienvenus sur nos terres, Ser Grey. Eux et nous partageons une longue histoire de conflits territoriaux, et c’est la seule chose que nous ayons en commun. »
Grey reconnut sous les traits dudit Marlon Lockhart le chevalier qui avait levé sa coupe lors du banquet la veille, pour saluer Lindzy et tous les compétiteurs du tournoi. L’homme devait avoir quelques années de plus que lui, mais guère davantage, et il avait fière allure dans son tabar blanc surmonté d’un plastron de la même couleur immaculée. Les épaules larges, le regard fier, il aurait pu dans cette tenue passer pour un chevalier de la Garde royale. Il faut un sacré panache pour porter un manteau blanc, se dit Grey. Ou une inconcevable naïveté, pour croire qu’on pourra échapper à la moindre souillure, pendant qu’on le porte.
« Nous n’avons jamais eu l’occasion de les côtoyer. Mais leur réputation est loin de leur être favorable », commenta Grey à propos des Armrod.
Alleister acquiesça de la tête.
« Nos terres sont directement voisines, pour notre part. Vous pouvez imaginer les contentieux que cela a pu engendrer avec des gens qui cultivent comme eux la cruauté et la fourberie.
Les Sept veilleront à ce qu’ils soient récompensés comme ils le méritent… un jour. »
Disant cela, il n’avait pas détourné les yeux du champ sur lequel les deux chevaliers se lançaient à présent l’un à l’assaut de l’autre, mais Grey perçut la colère froide qui l’animait. Il jugea qu’il ne parviendrait pas à en apprendre davantage au niveau d’intimité auquel il se trouvait pour l’instant avec leur hôte, mais il se réjouit que celui-ci se révèle aussi ouvertement hostile envers la maison dont Mickolas et lui avaient occis deux soldats la veille. Ils n’auraient vraisemblablement pas de comptes à rendre dans l’immédiat, même si l’affaire venait à être révélée.
« Aurons-nous l’occasion de rencontrer votre frère Seth, en revanche ? »
Sur le terrain, les deux jouteurs s’élançaient pour la deuxième fois, après avoir brisé chacun leur lance lors du premier échange. Lord Lyonel Corbray était un homme plus mûr que Ser Marlon, plus épais et sans doute plus court que lui. Son rang supérieur ne suffit encore pas à faire tomber le fringant chevalier blanc lors de ce deuxième passage : tous deux brisèrent à nouveau leur lance sur le bouclier de leur adversaire, sans que ni l’un ni l’autre ne s’en trouve suffisamment déséquilibré.
Se sentant davantage représenté par la jeunesse et l’énergie du chevalier du Bief bien que celui-ci se contentât pour l’instant d’adopter une posture très défensive, Grey choisit d’en prendre le parti, contre le notable du Val. Lorsque ses yeux revinrent vers Lord Alleister, celui-ci le dévisageait, mais lorsque leurs regards se croisèrent, Alleister revint à la joute.
« J’ignore où est Seth. »
Grey se souvint que la veille, Alleister avait prétendu qu’il n’était pas présent au château.
« Lui arrive-t-il souvent de s’absenter ? En des circonstances comme celles-ci, ne devrait-il pas se trouver à vos côtés ? »
Alleister émit un rire très court et grave.
« Mon frère aime voyager. Il passe plus de la moitié de son temps par monts et par vaux, de ce côté-ci du Détroit comme de l’autre, au nord, au sud, à l’ouest. Il a une nature aventureuse, mais ce n’est pas un homme d’armes. Je pense qu’il n’aurait pas été emballé d’assister à ces combats, donnés en l’honneur d’un frère et d’une sœur qu’il ne connaît pas vraiment. »
Il y avait une part de propagande dans le discours du seigneur, Grey le décela aisément ; une pique apparemment innocente visant à disqualifier son frère aux yeux de ses invités, et un argumentaire visiblement déjà rôdé. Edoyn avait rapporté à Grey le récit que lui avait fait le seigneur Dornien qu’il avait rencontré près des écuries : Alleister avait évincé son frère. Le discréditer confortait sa position de Lord, et Grey comprenait bien pourquoi il le faisait. Ce qu’il était curieux de savoir, c’était jusqu’où Alleister était allé pour accaparer le titre.
« Néanmoins, après l’accident dont a été victime votre père, n’êtes-vous pas inquiet qu’il ait pu arriver quelque chose à votre frère ? », insista-t-il.
Alleister fronça les sourcils.
Sur le champ de joute, Ser Marlon avait subitement modifié sa posture pour le troisième assaut, et après avoir conservé une attitude défensive pendant les deux premiers passages, il s’était soudain avancé dans ses étriers : prenant Lord Lyonel Corbray de vitesse, il l’avait jeté à bas de sa monture avant que celui-ci n’ait pu l’atteindre avec la pointe de sa lance.
La foule applaudissait à présent le vainqueur, qui prenait le temps d’un tour de piste pour saluer les spectateurs en retour. Heaume sous le bras, Ser Marlon accordait sourires et hochements de tête aussi bien aux dames qu’aux gens du peuple rassemblés autour des clôtures.
Alleister se pencha en arrière dans son fauteuil pour s’approcher de Grey, conservant un ton modéré malgré le bruit des acclamations.
« Ser Grey, j’apprécierai sincèrement l’aide que vous pourrez m’apporter pour retrouver mestre Owain ; mais en ce qui concerne mon frère, il a toujours fait ses propres choix. Je me fiche de savoir où il est parti, je ne m’inquiète pas pour lui, et je ne m’émouvrai pas s’il ne devait jamais remettre les pieds à Château-Brillant. »
La réponse avait l’avantage de la clarté : quelle que soit la part qu’Alleister avait pris dans la disparition de son jumeau, il était manifeste que la situation à laquelle elle avait conduit lui convenait parfaitement.
Mais Edoyn avait parlé à Grey des traces qu’il avait trouvées à l’orée de la forêt en pistant le mestre en fuite. Pour Grey, elles laissaient supposer l’existence d’un complot, quels qu’en soient les membres et les objectifs. La réponse de Lord Alleister ne tranchait pas la question de son implication dans ce probable complot, et Grey n’entendait pas se contenter des réponses qu’on voudrait bien lui donner, pour comprendre ce qui s’était joué, et se jouait encore, dans les murs du château.
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