Mickolas avait déjà participé à des tournois de bien plus grande taille : il avait vu se créer de véritables villages autour des lices, avec des marchands et des artisans qui venaient installer leurs étals, des suites entières de soldats et de serviteurs qui accompagnaient les plus grands seigneurs et formaient d’authentiques quartiers de tentes aux pavillons et aux couleurs identiques, des foules de badauds et de curieux, et toutes sortes d’ « artistes » -équilibristes, marionnettistes, filles de joie…- qui venaient gagner quelques pièces en faisant la démonstration de leurs talents.
Pas d’odeur de viande grillée, de cris de hâbleurs, ni d’échoppes improvisées ici, même s’il y avait bien une vingtaine de tentes de diverses tailles devant les murailles scintillantes de Château-Brillant. Les invités étaient venus des quatre coins de Westeros, mais la plupart avait visiblement voyagé avec une escorte modeste : seule la maison Palamede semblait s’être déplacée en nombre, et comptait quatre tentes pour abriter sa suite.
Mickolas s’étonna de ne pas trouver de pavillon arborant l’épervier sur champ noir, emblème des Armrod. Ceux-ci avaient-ils prévu de faire le trajet chaque jour depuis leur forteresse pour se rendre au tournoi, et de refaire chaque soir le chemin inverse pour coucher aux Toiles ? Même si les deux châteaux étaient tout proches, il fallait bien compter deux heures de chevauchée pour rejoindre l’un depuis l’autre, et c’était le genre d’effort qu’un participant du tournoi devrait chercher à s’épargner, autant qu’à sa monture.
A moins que les Armrod ne participent pas au tournoi ? Il ignorait la composition actuelle de cette mystérieuse famille, mais même dans l’éventualité d’une absence de chevalier en capacité de jouter, il ne s’imaginait pas qu’un champion même passable ne puisse être désigné pour porter les couleurs de la maison à un tournoi organisé par son voisin. Il résolut de poser la question aux appariteurs lorsqu’il les verrait, pour en apprendre davantage.
L’incident de la veille, aux frontières du territoire de la ténébreuse famille, n’avait pas quitté son esprit, et il redoutait d’avoir à s’en justifier : si, pour quelque raison que ce soit, les Armrod devaient être absents des festivités, Mickolas ne pourrait qu’en être soulagé.
L’événement attirait tout de même du monde, au-delà des participants et de leur entourage : les populations des villages et des hameaux alentours, hommes, femmes et enfants, se pressaient autour de l’enclos où avaient été dressées les lices. Des palissades de bois hautes d’un demi-mètre délimitaient un vaste rectangle de plus de 100 mètres de long sur une cinquantaine de large ; en plein milieu, sur toute la longueur, des poutres de bois avaient été disposées bout à bout pour former une longue rampe séparant les deux couloirs dans lesquels s’élanceraient les chevaliers sur leur monture. L’herbe du terrain était pour l’instant dense et colorée, mais Mickolas savait d’expérience que d’ici la fin de la journée, la terre retournée par les cavalcades transformerait le rectangle de verdure en étendue de poussière brune.
Des tribunes avaient été bâties sur l’un des longs côtés : un premier étage courant sur toute la longueur ou presque des lices, et sur les bancs desquels pourraient s’installer les spectateurs de noble sang ; et un deuxième étage surélevé, au milieu, décoré aux couleurs de la maison Wight et protégé par des façades et un toit de tissu vermillon, où viendraient trôner Lord Alleister et ses invités les plus prestigieux.
Mickolas était allé voir au pied de la tribune principale les heaumes des chevaliers participants, qui avaient été disposés sur une large table, et assignés supposément de façon aléatoire par paire, pour désigner ceux qui devraient s’affronter pour le premier tour des joutes. Certains heaumes étaient décorés de formes en relief -une corne de licorne, un rapace aux ailes déployées, une tête d’animal,…- d’autres étaient surmontés de plumes colorées, d’autres encore teints ou peints, pour qu’on puisse les distinguer et reconnaître leur porteur, au cas où les blasons qui orneraient les boucliers et les caparaçons n’y suffiraient pas. Dans le cas de la maison Royce, qui alignait trois compétiteurs -Lord Yohn lui-même et ses deux fils aînés- ces signes distinctifs pourraient s’avérer effectivement précieux.
Mickolas s’essaya à identifier les jouteurs par la décoration de leur heaume, mais son expérience des tournois ne suffit pas à lui permettre de les nommer tous : c’est qu’hormis quelques chevaliers dont le statut ou les exploits avaient fait grimper la renommée, cet événement rassemblait surtout des participants qui n’avaient jamais fait parler d’eux dans le Val. C’était particulièrement vrai pour ceux qui venaient d’au-delà de ses frontières, naturellement.
Le maître d’armes reconnût facilement le bronze gravé de runes antiques qui valait au seigneur Royce son surnom de « Bronzé ». La légende disait que cette armure rendait son porteur invulnérable… On verrait si cette invulnérabilité s’étendait jusqu’aux lices, où il n’était pas question de transpercer l’armure, mais seulement de démonter son porteur.
Il y avait également des insignes rencontrés la veille : la chimère noire sur champ jaune des pieux et humbles Sewell ; l’étrange figure encapuchonnée des Fingal ; l’aigle doré des hautains Palamede ; et le poing de fer de Ser Barthelme Senjak, le chevalier qui l’avait titillé sur le fait qu’il ne participait pas au tournoi. Mickolas avait un mauvais pressentiment à propos de cet homme-là, qui s’était adressé à lui comme s’il tenait en main des cartes connues de lui seul... et dont il entendait bien se servir au détriment des autres. Mickolas n’aimait guère l’idée d’être virtuellement l’un des atouts de ce jeu truqué.
Il fut tiré de ses pensées par le son des trompettes qui annonçaient le début du tournoi : une vive agitation gagna aussitôt les abords des lices. Deux écuyers vinrent chercher sur la longue table les heaumes de leurs maîtres tandis que ceux-ci se plaçaient aux portes de l’enclos, chacun de son côté, chacun revêtu de son armure sur sa monture pareillement équipée.
La préséance avait logiquement valu au fameux Lord Yohn-le-Bronzé, plus célèbre figure du Val présente au tournoi, d’ouvrir la compétition. Homme mûr et pointilleux quant à son honneur, il maintenait une assise très digne -guindée, même- sans répondre aux acclamations de la foule ravie de voir les affrontements débuter. Il portait naturellement son armure mythique, réputée dater des Premiers Hommes et couverte de gravures cunéiformes indéchiffrables.
C’était un tout jeune homme qui lui était opposé, un garçon qui sans son armure aurait pu passer pour un écuyer. Monté sur un bai élancé à la belle robe rousse dont les extrémités des membres, la crinière et le museau, viraient à l’or, il se tenait lui aussi en selle avec une rigidité de prince, comme si tout ce décorum était destiné à lui faire honneur, à lui.
Du pied de la tribune centrale, l’intendant qui avait accueilli la délégation Archelon la veille lança l’appel :
« Lord Yohn Royce Le Bronzé, de Roche-aux-brunes, et Ser Dalt Hawk, des Marches de Dorne ! Avancez-vous, et prouvez votre valeur ! »
Au nom du seigneur du Val, les acclamations et les applaudissements de la foule s’étaient fait nombreux ; ils s’étaient réduits, à l’appel du jeune chevalier Dornien inconnu.
Tête nue, les deux cavaliers s’avancèrent au pas vers la tribune, pour y saluer les personnalités présentes d’une inclinaison de la lance. Passant devant l’estrade intermédiaire réservée aux dames, ni l’un ni l’autre ne parurent solliciter de faveur, et aucune dame n’esquissa non plus de geste en ce sens. Ils firent alors volter leur monture pour regagner chacun l’extrémité de la lice où les attendaient leurs partisans, et leur écuyer auprès duquel ils récupérèrent chacun leur heaume. Enfin parfaitement harnachés, l’un comme l’autre se tinrent prêts à s’élancer pour la première passe d’armes du tournoi.
L’intendant leva solennellement un étendard coloré, et le maintint en l’air quelques instants pour faire monter la tension. Il l’abaissa sur un signe de Lord Alleister, et ce fut le déclenchement d’un tonnerre, mêlant les hurlements de la foule et le martèlement sourd des sabots des destriers.
La règle de la joute était simple : il fallait qu’un des deux jouteurs renverse l’autre, ce qui signifiait la victoire immédiate, ou qu’une lance se brise sur l’armure ou le bouclier de l’adversaire, ce qui valait alors un point au porteur de la lance brisée. Les jouteurs avaient le ventre défendu par le haut arçon de la selle, le visage protégé par la ventaille rabaissée du heaume ; la règle était de ne frapper qu’à la poitrine, mais avec des lances de quinze pieds de long, les coups portés à la tête -et parfois plus tragiquement à la monture- restaient des accidents possibles.
Lord Yohn avait naturellement déjà souvent manié la lance, et parfois même des lances de guerre, tandis que Mickolas doutait que le jeune Dornien ait jamais eu l’occasion de réellement jouter, compte tenu de son âge. S’entraîner contre une cible immobile, sans le délire environnant le spectacle, était une toute autre expérience que celle qu’il vivait là pour la première fois. Mickolas songea que ce serait également ce qu’éprouverait Grey lorsqu’il entrerait à son tour en lice ; ses lèvres se plissèrent malgré lui en une moue inquiète quand il évalua instinctivement les chances de son élève de l’emporter dès son premier face-à-face. Le garçon n’avait pourtant pas démérité la veille, dans une situation encore plus réelle lors du combat contre les gardes de la maison Armrod : Mickolas l’avait bien formé, et il ne manquait pas de qualités. L’espoir n’était donc pas interdit, et Mickolas voulait rester confiant : cette expérience serait de toute façon un atout pour la formation de l’héritier de son seigneur.
Le bruit sec de l’impact des lances des cavaliers le ramena à la situation présente. Le jeune Dornien avait tenté une posture aventureuse, s’exposant davantage en s’avançant sur sa selle pour pouvoir toucher le premier… mais son audace n’avait pas payé et tandis que sa lance s’était brisée sans effet sur l’écu de bronze de son adversaire, celui-ci l’avait cueilli sur son promontoire, et projeté proprement au bas de sa selle.
Le garçon chuta avec fracas et tarda à se relever : des serviteurs de Château-Brillant traversèrent la lice avec l’écuyer du Dornien pour s’enquérir de son état, et ils firent rapidement signe qu’un brancard serait nécessaire…
Voilà une joute dont le garçon risquait de se souvenir ! Mickolas lui souhaita de ne pas en garder de réelle séquelle, mais c’était là le prix que chacun prenait le risque de payer en participant à ce genre de tournoi… Cela, et le risque de se trouver délesté d’une fâcheuse somme d’argent, car le vainqueur héritait également de la monture, de l’armure et de l’épée du vaincu.
Il était d’usage de retourner ces biens à leur premier propriétaire en échange d’une rançon qui pouvait s’élever à plusieurs cerfs d’argent, voire des couronnes d’or pour les biens de plus haute qualité. Les Royce n’auraient que faire d’une somme de ce genre, pas plus que de l’armure ni de l’arme du Dornien, mais son cheval… Un cheval des sables, c’était une rareté que Lord Yohn ne serait peut-être pas fâché de conserver.
Il fallut un quart d’heure pour dégager les lices des débris du premier affrontement. Deux autres chevaliers se présentèrent ensuite aux portiques à chaque extrémité de l’enclos. Mickolas fut surpris de ne pas voir de Corbray, contrairement à ce qu’aurait voulu la préséance. C’étaient toutefois deux autres protagonistes notables qui s’avançaient vers la tribune centrale : Lord Elias Palamede, et Ser Wallace Fingal.
Personne au banquet de la veille n’avait pu manquer le manège qui avait occupé les deux galants se disputant l’attention de la sœur de Lord Alleister. Et comme une répétition des jeux de la veille, leurs regards à tous deux se levèrent d’un même mouvement vers la séduisante jeune femme assise à la gauche du seigneur sous son dais. Celle-ci portait comme au diner une robe couleur émeraude qui allait bien à son teint clair et à ses cheveux roux tressés en chignon. Cette fois encore, la robe mettait sa gorge en valeur, et malgré la distance qui le séparait de la tribune, Mickolas pouvait goûter l’attrait de cette chair affolante : eût-il été lui-même en position de solliciter sa main, le maître d’armes aurait peut-être bien compté au nombre des sots qui allaient s’exposer au péril pour la conquérir.
Une rumeur parcourut la foule lorsque les deux chevaliers levèrent ensuite presque conjointement leur lance pour lui en offrir l’extrémité : tous deux sollicitaient sa faveur, et elle ne pourrait bien sûr l’accorder qu’à un seul !
Les joues de la damoiselle se moirèrent d’un rouge charmant. Elle y porta ses deux mains d’un geste vif, mais cette tentative ingénue de dissimuler son embarras ne fit que la rendre plus affriolante encore. Après un instant qui dût paraître une éternité aux deux champions, elle glissa sa main droite dans le long gant qui remontait jusqu’au coude de son bras gauche, et elle en tira un foulard de tissu vert qu’elle secoua pour le déplier, prolongeant encore quelques secondes cruelles l’attente de ses deux prétendants.
Après un regard à son frère Alleister, resté lui impassible, elle commença de nouer son foulard sur la lance de Ser Wallace, sans plus oser lever les yeux ni vers l’un, ni vers l’autre.
Pas un membre du public ne put manquer de voir la couleur cramoisie que prit le visage de Lord Elias face à cette humiliation. Mickolas lui-même se sentit gagné par une soudaine chaleur, provoquée par la tension de la scène. Le Lord fit se cabrer sa monture pour la faire volter, et il regagna son extrémité de l’arène avant même que la jeune promise n’ait fini de nouer sa faveur à la lance de Ser Wallace.
Celui-ci, au contraire, radiait d’un bonheur presque extatique, comme si c’était sur son bras que la belle faisait jouer ses mains. Il resta encore quelques instants immobile au pied de la tribune à la contempler d’un regard débordant d’une passion décuplée avant de faire faire demi-tour à sa monture et de regagner son portique d’un pas léger…
Trop léger aux yeux expérimentés de Mickolas. La faveur d’une dame pouvait galvaniser un homme, et le maître d’armes, qui avait toujours connu un certain succès auprès des femmes, connaissait bien cette sensation grisante qui s’emparait de l’élu d’une belle. Mais Ser Wallace s’éloignait visiblement de la tribune avec des pensées qui n’avaient rien à faire sur un champ de joute. Mickolas secoua la tête avec circonspection, un coin de la bouche haussé de désapprobation.
Wallace enfila son heaume blanc. Face à lui, Lord Elias était déjà paré depuis plusieurs minutes. Et sans même qu’on pût distinguer ses traits masqués par sa ventaille en forme de bec de rapace, on ne lisait que trop clairement la fureur qui bouillait en lui.
Son armure était rouge, son heaume était rouge, et sa silhouette figée était l’incarnation d’une colère qui n’attendait qu’un signe pour s’abattre avec furie.
La rage n’est pas l’amie d’un jouteur. Aucun sentiment n’est l’allié d’un jouteur. Sur le champ de bataille, le genre de pulsions qui animait les deux chevaliers pouvait permettre à certains de se dépasser, mais sur ce terrain-ci, dans ce double couloir dans lequel ils allaient s’élancer l’un contre l’autre, ce qu’il fallait était de la concentration et de la précision. Mickolas jugea que l’incident n’allait rendre service ni à l’un ni à l’autre, et reposant ses mains sur la rampe de bois de l’enclos, il haussa les épaules et attendit de voir ce qui allait suivre.
Le fanion fut élevé au pied de la tribune centrale, puis abaissé sur un geste de Lord Alleister, et les deux cavaliers se lancèrent au pas de charge.
La distance qui les séparait se réduisit en quelques fractions de seconde, et déjà, ce fut l’impact.
Mickolas n’aurait su dire ce que valait Ser Wallace Fingal en tant que jouteur. Mais ce Lord Elias était effectivement un très bon cavalier, très adroit et très sûr. Ayant fait glisser la pointe de la lance du Nordien sur son écu arrondi orné de l’aigle doré des Palamede, il envoya sa propre lance droit sur l’épaule non protégée de son adversaire. Le coup fit violemment pivoter Ser Wallace sur sa selle, l’en délogea et le fit implacablement choir de sa monture.
Wallace Fingal heurta le sol avec ce fracas caractéristique qui marquait la fin de chaque joute.
Tandis que le chevalier, à terre, secouait la tête pour se remettre de sa chute, son adversaire faisait sans perdre un instant faire demi-tour à son destrier gris fer pour le rejoindre. Mickolas se surprit à crisper la mâchoire, anticipant avec inquiétude ce qui allait suivre.
Lord Elias sauta prestement à bas de sa monture, mais ce ne fut pas vers son rival vaincu qu’il se dirigea ensuite : saisissant la lance du Nordien, projetée plusieurs mètres plus loin lors de l’impact, il s’empara du foulard émeraude noué à sa pointe, et sans un mot de plus, il l’attacha grossièrement à son poing gauche avant de quitter la scène.
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