Se retrouver à l’air libre après avoir passé la soirée enfermé dans le château bondé était comme retirer sa brigandine après une longue et chaude journée passée à la porter. Edoyn se sentait respirer à nouveau, ses sens reprenaient leur acuité, comme si le fait de se trouver dans un espace confiné avait étréci son champ de vision.
Il était parti tôt du château, mais même au petit matin, la température était déjà douce. Cela faisait plusieurs jours que le temps était clément. Son travail de pistage en était facilité, et il avait déjà pu déterminer que les seuls piétons qui avaient récemment quitté le château sans emprunter la route principale ne s’en étaient pas éloignés de plus d’une centaine de mètres : si le mestre disparu de la maison Wight s’était carapaté, soit il l’avait fait en passant par la route -et alors il serait possible d’interroger les gens qui vivaient le long de cette route-, soit il était parti à cheval.
La piste de la fuite à cheval était la plus prometteuse. En dépit des innombrables mouvements qu’avait entraînés l’arrivée des invités d’Alleister Wight à Château-Brillant, le maître veneur avait en effet découvert une piste partant du château et coupant droit vers l’ouest à travers les herbes. A l’orée de la forêt, il avait constaté les piétinements de plusieurs montures, qui semblaient indiquer que des cavaliers s’étaient tenus là, en nombre et à plusieurs reprises. Son expérience et sa maîtrise de l’art lui permettaient même d’évaluer à quatre le nombre d’animaux différents : trois d’entre eux venaient de plus loin dans la forêt, à l’ouest. Le quatrième, celui qui l’intéressait le plus a priori, avait fait plusieurs fois le chemin depuis le château pour venir à leur rencontre. A la profondeur des marques de fers, il pouvait déduire qu’aucune des montures n’avait été lourdement chargée ; il ne s’agissait donc pas d’hommes en armes.
Le trajet le plus récent, mais qui pouvait remonter à plus d’une dizaine de jours, s’était fait dans le sens est-ouest : le cavalier venu du château n’y était donc pas retourné… Cela confortait la thèse de la fuite du mestre empoisonneur, une fois son forfait accompli ; et les traces de la présence d’autres cavaliers à ce point de rencontre laissaient imaginer un possible complot organisé.
Edoyn estima l’heure du jour à la hauteur du soleil dans le ciel, et hésita à poursuivre encore un peu son investigation. Il savait qu’il lui fallait néanmoins rebrousser chemin sans tarder, pour pouvoir faire part de ses découvertes à Grey : le fils du seigneur Hayden lui avait demandé de revenir vers lui dès qu’il aurait découvert une piste, quelle qu’elle soit. Mû autant par la curiosité que par le plaisir de rester ainsi dans la nature, à l’écart des hommes, le veneur dût se torturer quelques minutes avant de se convaincre d’abandonner cette piste encore chaude, dont il sentait d’instinct qu’elle le conduirait pourtant vers le fugitif.
Il se mit néanmoins en route et retraversa en sens inverse une partie de la vaste étendue herbeuse qui courait sur des kilomètres entre la forêt et le château. Là, il retrouva sa monture, attachée à un piquet de fortune qu’il avait planté plus tôt pour pouvoir mieux suivre sa piste, à pied. La bête avait brouté paisiblement en l’attendant, mais il ne fallut pas plus qu’un geste de son maître pour qu’elle se lance au galop en direction du château, sitôt Edoyn grimpé sur son dos.
La distance restante fut avalée en quelques minutes. Les longs cheveux noirs du chasseur, séparés en un catogan et deux nattes épaisses qui pendaient de ses tempes, battaient le cuir de son armure légère lorsqu’il fit son retour dans la cour du château par les portes menant aux écuries.
Son entrée fracassante lui valut un regard désapprobateur d’un imposant chevalier qui se tenait devant les stalles. L’homme portait une armure toute aussi massive, qui devait peser à elle seule le poids d’Edoyn. Le veneur lui retourna un haussement de sourcil silencieux, et chacun parut se contenter de cet échange dédaigneux en guise de salutations.
Edoyn descendit de sa monture avec l’aisance d’un cavalier aguerri tandis que l’autre tentait de tenir éloignée de lui la tête folle de son propre cheval. L’animal ne paraissait guère enthousiaste à l’idée de prendre sur son dos un demi-quintal de métal, en sus du bonhomme. Le palefrenier de la maison Wight qui tentait de venir en aide à l’énorme chevalier semblait totalement désemparé face à la fougue de la bête, qu’Edoyn reconnut à sa robe rouge comme un des fameux « chevaux des sables » de Dorne.
Ce n’était pas tous les jours qu’on avait l’occasion de croiser l’un de ces spécimens dans le Val, et Edoyn ne put résister au plaisir de s’en approcher, un sourire presque enfantin sur le visage. Les chevaux Dorniens, à la longue encolure et à la silhouette effilée, étaient connus pour leur célérité et leur vivacité. Celui-ci était de plus petite taille qu’un cheval ordinaire, mais Edoyn se souvenait que c’était habituellement le cas chez cette race.
Sans se soucier des mouvements nerveux de la bête, qui cherchait à tenir éloignés d’elle palefrenier et chevalier, le veneur s’approcha en levant une main, souriant toujours comme s’il venait de dénicher un œuf de dragon. Les ruades se muèrent presque aussitôt en simple agitation. Les pattes du destrier continuèrent seules de remuer, avant de cesser tout à fait lorsqu’Edoyn lui apposa ses mains -l’une sur le front, l’autre sur la base de son encolure. L’animal avait retrouvé sa sérénité, et le veneur la goûta avec lui dans un moment de plénitude partagée.
« Voilà qui est spectaculaire », remarqua le chevalier derrière lui, d’une voix de ténor bourru.
Edoyn émergea de son état d’empathie pour tourner son regard vers son interlocuteur. Le teint mat de l’homme, qui laissait imaginer qu’il était lui aussi originaire de Dorne, contrastait singulièrement avec la pure blancheur de ses cheveux, qui se dressaient militairement sur son crâne, drus, sur un demi-pouce au plus. La largeur de ses épaules était encore accentuée par l’épaisseur des plaques de métal lustré qui les encadraient : le bonhomme était comme une forteresse en mouvement.
« Etes-vous éleveur ? », l’interrogea-t-il avec le ton d’un commandant d’armée.
Edoyn sourit légèrement, sans cesser de caresser la robe rousse du cheval.
« Chasseur, plutôt », répondit-il.
Le chevalier émit un grognement amusé.
« L’animal ne semble pas vous en tenir rigueur. Je suis Lord Estevan Hawk. »
Edoyn hocha sobrement la tête.
« M’appelle Edoyn. ‘service de la maison Archelon. »
« Voici mon fils, Dalt », indiqua le Dornien en désignant dans un enclos un peu plus loin un garçon d’une quinzaine d’années qui s’acharnait à faire avancer droit sa propre monture en lui flanquant des coups de talon dans les côtes et en lui tordant la mâchoire par de brusques tractions sur ses rênes. « Lui aussi pourrait avoir besoin de votre science pour dompter ce cheval impossible. »
Edoyn fronça les sourcils en découvrant la scène.
« C’est pas l’cheval qu’est impossible, M’lord. Vot’ fils a jamais monté ? »
L’autre parut amusé.
« Je pense que nos bêtes nous font savoir qu’elles souhaitent que nous retournions vers nos terres. »
« Dorne... », dit Edoyn, dérivant en pensée vers les vastes dunes des déserts du sud. « Z’êtes bien de la principauté ? ».
Lord Estevan hocha sa large tête.
« Un bien long voyage, en pure perte. »
Edoyn eut un mouvement d’incompréhension.
« Z’êtes si sûrs de perdre au tournoi ? »
Le Dornien secoua la tête négativement. « Nous ne sommes pas venus pour le tournoi. Nous suivions Ser Seth Wight, le frère de Lord Alleister, qui était venu nous chercher jusque dans le sud pour conclure une alliance entre nos maisons. Mais à présent qu’il a disparu… » Le seigneur laissa sa phrase en suspens.
« Disparu ? », relança Edoyn, intrigué. Il se souvint d’un échange survenu dans la tour du Lord Jakob : Seth s’est malheureusement absenté, avait déclaré Alleister.
« Envolé. Les choses sont visiblement allées trop loin entre lui et son frère, et on n’a plus revu Seth depuis. »
Edoyn avait les yeux plissés, les sourcils froncés.
« Pardon, M’Lord, mais je comprends pas bien… J’arrive juste et j’suis pas au courant de toutes ces histoires, qu’est-ce qu’y s’est passé au juste ? », interrogea-t-il, confus.
« Toute la petite famille Wight était présente au château lorsque nous sommes arrivés du sud avec Ser Seth pour finaliser les tractations avec Lord Jakob », expliqua Lord Estevan. La déception, palpable dans sa voix, le rendait visiblement bavard, ce qui faisait les affaires d’Edoyn.
« Il s’agissait essentiellement d’unir Seth à notre fille Myriah et les tractations étaient pratiquement terminées. C’était Ser Seth qui souhaitait cette entente, plus que son père. Il a toujours eu le sens des affaires, Seth, et il imaginait de croiser son haras avec nos coureurs des sables pour faire naître une nouvelle race qui n’aurait pas sa pareille dans cette région du royaume -et qu’il entendait bien vendre comme telle. »
Edoyn hocha la tête, tout en laissant ses doigts courir sur la robe du cheval. Le projet lui aurait plu aussi.
« Lorsque Lord Jakob a été retrouvé inconscient dans sa chambre », poursuivit le Dornien, « quelques jours se sont écoulés pendant lesquels les deux frères ont fait comme si de rien n’était… mais quand il est devenu clair que le vieil homme ne reprendrait pas conscience, Seth s’est déclaré Lord et a voulu prendre les affaires de leur maison en main. »
Voilà qui était nouveau.
« C’est Seth qui s’est déclaré Lord, vous dites ? », demanda Edoyn, les sourcils froncés par l’incompréhension. Lord Estevan confirma d’un hochement de tête.
« Seth aurait fait un bon gestionnaire, et je pense que Château-Brillant n’aurait pas eu à s’en plaindre, mais Alleister ne l’a pas entendu de cette oreille. » Le ton du Dornien était amer. « Seth est un négociateur, mais Lord Alleister, lui, est un authentique chevalier, élevé dans la tradition militaire et la voie du Guerrier : Alleister a lancé un défi à son frère pour lui contester le titre. »
Les yeux d’Edoyn s’arrondirent. Alleister n’était décidément pas homme à faire les choses à moitié.
« Ils devaient s’affronter l’arme à la main le lendemain à l’aube, dans la cour, devant leurs partisans respectifs… mais la nuit est passée, et Seth ne s’est pas présenté à l’heure du duel. Nous l’avons cherché dans le château, il était introuvable. Disparu. En fait, personne ne l’a revu depuis le soir où Ser Alleister l’a provoqué en duel. Et personne ici -en particulier, pas Alleister- ne semble s’inquiéter de cette disparition. »
Edoyn était perplexe. Lui qui avait grandi dans les montagnes, à l’écart des institutions féodales, n’était pas un expert en législation, mais il lui semblait tout de même que les règles étaient relativement claires en matière de succession.
« Comment un duel a pu être invoqué ? Si Seth était l’héritier légitime, Alleister avait aucune prétention à faire valoir, qu’y soit meilleur à l’épée ou pas. La question se règle pas simplement par l’aînesse, entre frères ? »
Le Dornien eut un demi-sourire : un quart amusé, un quart amer.
« C’est que l’aînesse, ils la revendiquaient tous les deux, mon garçon : ignoriez-vous qu’ils étaient jumeaux ? »
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