La lettre
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Ma tendre Isobel,
J’ai beaucoup hésité avant d’écrire la lettre que vous tenez entre vos doigts, et j’hésiterai probablement plus encore au moment de la remettre à un jeune garçon du port où nous ne tarderons pas à accoster afin qu’il la poste. Néanmoins, les escales deviennent rares, je crains de ne pas avoir d’autre occasion de vous confier ce qui me trouble depuis maintenant quatre jours…
Je ne vous cache pas éprouver une vive appréhension quant à la réaction qui sera la vôtre lorsque vous aurez parcouru les lignes que je m’apprête à rédiger. La peur de vous perdre a d’ailleurs retenu ma main à plusieurs reprises.
Sachez que je ne vous tiendrai pas rigueur si d’aventure vous me confondiez avec un déséquilibré et souhaitiez rompre nos récentes fiançailles. Mon cœur jure que vous êtes trop aimante pour en arriver à une telle éventualité, mais ma raison me souffle qu’il est plus sage de l’envisager. N’importe qui s’inquiéterait de ma santé mentale une fois informé des faits que je vais vous relater.
Vous n’êtes cependant pas n’importe qui ; aussi est-ce cela qui me pousse à tout vous révéler. Je ne peux garder ce que j’ai vu en moi, j’en perdrais la tête ! Une part de mon être aimerait que vous possédiez une explication logique à ma mésaventure et me rassuriez par votre réponse. Hélas, j’ai conscience que mes espoirs ont peu de chance de se concrétiser.
Je prie pour ne pas vous avoir effrayée… Il est désormais temps de saisir mon courage et de vous relater en termes clairs la cause de mes tourments actuels.
Isobel, vous n’ignorez pas les motivations pour lesquelles j’ai suivi mon frère sur son navire. La première est d’ordre financier. Notre village est petit, et un médecin n’est pas en mesure d’avoir un nombre identique de patients à la semaine que dans une ville. Le salaire proposé par Edgar afin d’ausculter les hommes qui en ressentiraient le besoin durant la traversée m’a en partie convaincu de l’accompagner, bien que le but de son voyage ne m’ait guère charmé.
La seconde est, quant à elle, plus personnelle… Vous remémorez-vous ce que je vous ai relaté à propos des vacances que mon aîné et moi avons passées en Écosse il y a cinq ans ? Après une escapade nocturne, Edgar est rentré dans la chambre que nous partagions persuadé d’avoir aperçu une Selkie dévêtue de sa peau qui dansait sous un pâle rayon de lune…
Une femme phoque, ni plus ni moins ! Vous rendez-vous compte de l’absurdité de ces propos ? Si notre regrettée mère avait soupçonné que les histoires que nous racontait Nana Edith lorsque nous étions enfants le chambouleraient, je ne doute pas qu’elle les aurait interdites ! Par malheur, le mal était commis.
J’ai contesté la véracité des paroles d’Edgar, mais il n’a jamais voulu nier le spectacle qu’il affirmait avoir contemplé. Déterminé à prouver qu’il ne mentait pas, il n’a plus eu d’autre idée que celle de se procurer un bâtiment pour partir à la chasse aux légendes. Vous conservez certainement un net souvenir de ma consternation lorsqu’il y est parvenu…
L’envie de le protéger de lui-même et des tours que son esprit lui jouerait a donc achevé de me décider à accepter sa proposition. En montant à bord, j’étais résolu à lui ouvrir les yeux sur l’hallucination qui le hantait et sa conviction de réussir à la retrouver.
À l’heure où je vous écris, il me faut pourtant avouer que mes certitudes ont volé en éclats. Moi qui étais si prompt à condamner le manque de discernement d’Edgar, je suis de plus en plus porté à croire qu’il dit vrai depuis le début, que j’ai été stupide de ne pas lui apporter davantage de soutien. Seules ma fierté et la crainte d’être catalogué fou par l’équipage m’empêchent de lui livrer mon secret.
Je souhaite, Isobel, qu’à ce stade de mon récit, vous ne remettiez pas encore ma sagesse en doute. Si c’est le cas, je suis navré de l’émoi que le reste de ma lettre vous procurera, car le pire est à venir. Mon unique assurance en cette période trouble est l’amour que j’ai à votre égard. Quant à ma lucidité, je me fie à votre jugement.
Les feuilles s’enchaînent sous ma plume et je réalise que je ne vous ai pas relaté l’infortune à l’origine de mes interrogations. Pardonnez-moi, je n’ai pas à cœur de vous faire languir. Amener le sujet est plus difficile que je ne l’aurais songé. Toutefois, je refuse de renoncer. Si, comme je l’appréhende, j’ai perdu mon bon sens, vous avez le droit de découvrir avec qui vous vous êtes engagée. Il est hors de question que je dissimule quoi que ce soit, surtout à vous qui m’êtes si chère.
Je n’irai pas par quatre chemins : j’ai basculé par-dessus bord et ai manqué être rappelé auprès de Dieu… Vous ai-je déjà révélé que je ne savais pas nager ?
Non, non, ne vous inquiétez pas pour ma personne ! Un jeune mousse téméraire a plongé afin de me secourir. Physiquement, je me porte bien.
Pourquoi alors vous raconté-je l’incident ? Car il est nécessaire de l’évoquer. C’est pendant que la mer m’avalait que l’inexplicable est survenu. Mes mains tremblent à l’idée de décrire ce que j’ai vu, aussi pardonnez l’irrégularité de mon tracé.
Je me noyais donc, battant des bras et des jambes dans le vain espoir de remonter vers le bâtiment. Je m’obligeais à garder les paupières grandes ouvertes. Hélas, je ne distinguais pas grand-chose. L’eau était trop sombre, elle ne m’offrait aucun repère. Paniqué, j’étais dans l’incapacité de différencier le haut du bas.
Je me figurais condamné quand, soudain, une lueur a capté mon intérêt. Elle provenait des profondeurs, j’en ai été persuadé : je n’avais rien observé au grand air qui lui ressemblait. Subjugué malgré moi, j’ai cessé de me débattre. Ma réaction doit vous paraître idiote, mais je puis vous assurer que je n’étais plus en mesure d’en détacher mon regard. Elle montait vers la surface, se rapprochait de moi.
J’ai toujours imaginé que se noyer était rapide. Or, j’ai découvert que le supplice était lent, que nonobstant la douleur cuisante, tant que l’on demeure conscient, rien n’échappe à nos sens… Veuillez m’excuser pour ces détails. En mon for intérieur, je suppose que je vous les confie dans un but précis : vous empêcher de vous gausser de mes futurs propos sous prétexte qu’il m’était impossible de remarquer tout cela en étant sous l’eau, en train de suffoquer.
De plus en plus intrigué, j’ai suivi la lumière des yeux. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque j’ai constaté que c’était un poisson qui la produisait ! Attention, pas un poisson ordinaire, non. Celui-là se révélait unique.
Il était luminescent. Chacune de ses écailles bleutées chatoyait. Sa nageoire caudale était longue, translucide et si fine ! J’avais peur qu’elle se déchire au moindre mouvement. Il nageait à la verticale avec une grâce indescriptible.
Ma raison me souffle qu’une telle merveille n’existe pas, mais il m’est inenvisageable de lui accorder foi. La créature est réelle.
Oh, Isobel ! J’aimerais tant lire vos expressions quand vous parcourrez cette lettre. Doutez-vous autant de ma santé mentale que moi ? Je crains de le découvrir. Cependant, après avoir été jusque-là, il serait inutile de refuser de terminer mon récit.
L’apparition a continué sa route et m’a dépassé. Convaincu qu’elle se dirigeait vers mon salut, j’ai tenté de la talonner. Malheureusement, mes gestes n’ont pas eu d’autres effets que de m’enfoncer davantage.
Tandis que je luttais afin de ne pas inspirer, il m’est venu à l’esprit que j’étais fichu. Puis je me suis surpris à prier pour que l’être étincelant atteigne le haut des flots. Je ne m’explique pas pourquoi, je désirais qu’au moins l’un de nous deux y arrive. Je le scrutais et l’encourageais en silence quand, enfin, il y est parvenu.
Mais dès que sa bouche a effleuré l’écume, celle-ci l’a aspiré en elle ! Il n’est rien resté de mon ami lumineux, nulle trace… Malgré ma situation et ma souffrance, je conservais encore assez de clairvoyance pour me présumer dément.
L’ironie du sort, c’est que son évanouissement m’a permis de constater que la surface était proche. Proche et pourtant inatteignable lorsqu’à mon instar, personne n’a estimé utile de vous apprendre à nager. À cet instant, je le reconnais, tout espoir m’a quitté. Je n’attendais plus que ma fin.
Puis la lueur est revenue…
Stupéfait, j’ai trouvé le courage de relever la tête. Isobel, vous ne me croirez jamais, mais le poisson était de retour ! Sa forme avait changé, il s’agissait d’un alevin. Néanmoins, mon instinct m’assurait que je ne me fourvoyais pas. Minuscule, il a effectué plusieurs tours sur lui-même avant d’entamer sa descente vers les profondeurs. Je soupçonnais qu’il rentrait chez lui, que sa tâche était achevée.
Mes forces m’avaient abandonné et je n’étais plus capable de remuer mes membres. Ma poitrine était quant à elle sur le point d’exploser. Retardant l’inévitable, j’ai regardé mon compagnon disparaître. Ensuite, j’ai ouvert la bouche et inspiré ce qui m’a semblé être des litres et des litres d’eau. Mon dernier souvenir a été de sentir un bras m’entourer…
Je me suis réveillé à bord, vivant. La chance m’avait souri ! Bien sûr, j’ai essayé d’oublier ce dont j’avais été témoin, essayé de me persuader que j’avais été victime d’une hallucination. En vain, hélas. Tout mon être me hurlait que je n’avais rien inventé.
Je ne me suis livré sur le sujet à personne. Je suis médecin, je savais d’avance que mon histoire ne serait pas prise en considération. Excepté des interrogations sur ma lucidité, parler ne m’aurait rien apporté.
Garder les événements secrets m’a contraint à méditer dessus. J’en suis venu à une conclusion, que je ne renierai pas. Voici, ma chérie, l’heure de vérité. Si vous devez m’estimer aliéné, ce sera probablement à cause de cette révélation.
Je suis certain d’avoir contemplé un être de légende ! Une sorte de phœnix aquatique. J’ignore s’il existe un nom plus juste pour le désigner, celui-là s’est imposé à moi. Durant mes études, j’ai eu l’occasion de lire quelques auteurs grecs. Tandis que je cogitais, il m’est revenu en mémoire un paragraphe évoquant un oiseau qui s’embrase afin de renaître de ses cendres. N’est-ce pas ce qu’il s’est produit avec la créature ? N’est-elle pas remontée vers l’écume dans le but de renaître, elle aussi ?
Peut-être ai-je perdu la raison. Aujourd’hui toutefois, je suis obligé de partager l’avis de mon frère. Les mythes existent. Sa quête n’est pas inutile, il est possible qu’il localise la fameuse Selkie.
J’appréhende votre jugement, mais me confier me soulage un minimum. Je réalise que je devais m’épancher. Je n’étais plus apte à me taire.
Isobel, je m’en remets à vous. Si vous me pensez fou, je l’accepterai et tâcherai de réduire mes convictions au silence. Si vous désirez rompre nos fiançailles, je me plierai à vos exigences.
Sincèrement vôtre,
Neil
Isobel serra la lettre contre elle… Qu’elle aurait aimé être aux côtés de son fiancé afin de le tranquilliser ! Son cœur lui appartenait, elle n’envisageait pas de renoncer à leur engagement. L’angoisse qu’elle avait perçue au travers de ses mots chatouillait son estomac ; elle détestait qu’il soit si anxieux.
Un soupir lui échappa. Neil lui avait renseigné tous les ports où le navire de son frère ferait escale, mais elle n’était pas en mesure de déterminer combien de temps s’écouleraient avant que sa réponse lui parvienne…
— Pauvre Neil, souffla-t-elle, attendrie.
L’imaginer attendre des semaines dans la nervosité ne lui plaisait pas. Hélas, elle n’avait pas le choix, l’unique chose à accomplir était d’écrire la missive qui le réconforterait, en formulant les bons mots et en le rassurant sur son état avec habileté.
N’en était la peine sincère qu’elle éprouvait envers lui, Isobel ne réussit pas à s’empêcher de sourire. Enfin… Neil accordait enfin un minimum de crédit au monde des légendes ! Elle avait cru que ce jour ne surviendrait pas, que sa rigidité d’esprit lui interdirait de lui dévoiler son plus précieux secret. Oh ! elle en bénissait le fameux « phœnix ».
Elle relut les derniers paragraphes du courrier et mordilla sa lèvre inférieure, amusée malgré elle. Edgar ne débusquerait jamais « sa » Selkie, que ce soit en mer ou sur les rives écossaises – il ne l’avait pas reconnue lorsqu’elle s’était établie dans son propre village, ici, en Angleterre !
Le regard d’Isobel se perdit dans le passé. Elle se rappelait la nuit où il l’avait surprise comme si elle s’était déroulée la veille… Elle profitait de la pleine lune pour danser sur le sable fin, dévêtue ; son peuple avait beau lui répéter qu’un humain pouvait la voir et lui voler sa précieuse peau, la condamnant à demeurer sur terre avec lui, c’était plus fort qu’elle, ce besoin était viscéral. Dès qu’elle s’était sentie observée, elle avait repris sa forme de phoque et s’était jetée à l’eau.
L’importun était resté un long moment sur la plage, à la chercher. Dissimulée derrière un rocher, elle l’avait scruté alors qu’il se penchait là où ses pieds avaient remué les grains dorés, ravi de dénicher une preuve de sa présence… Elle n’avait noté nul signe de menace chez lui et, sans se l’expliquer, elle avait décidé de le suivre.
Isobel s’était déjà aventurée sur les terres des Hommes, mais elle avait pris soin d’éviter ses habitants. Les confrontations la révulsaient, elle craignait que la situation s’envenime vite. Cette fois cependant, l’envie de les connaître davantage l’avait tenaillée. Qui était son voyeur ?
Aussi furtive et silencieuse qu’une ombre, elle l’avait talonné jusqu’à ce qu’il entre dans un endroit étrange – une auberge, avait-elle découvert par la suite. Trop de personnes s’y affairaient, elle n’avait pas osé l’y suivre.
Bien plus tard, quand il en était ressorti, elle avait tout de suite remarqué qu’il n’était plus seul. Un autre individu l’accompagnait, et son attention s’était aussitôt dirigée sur lui. Il était si… si… Elle n’avait pas eu de mot pour le décrire !
Elle n’avait pas compris ce qui lui arrivait, ni d’où lui venait une telle conviction, mais elle avait deviné qu’il serait sien…
Isobel virevolta dans son petit cottage. Quitter l’océan et le retrouver n’avaient pas été aisé, s’établir dans son hameau encore moins – les mortels avaient des idées si rébarbatives en ce qui concernait les femmes célibataires ! –, mais elle ne regrettait rien. Sa place était ici, aux côtés de Neil.
La lettre toujours serrée contre sa poitrine, elle s’engouffra dans sa chambre, puis déambula jusqu’à la malle au pied de son lit. Elle extirpa de son décolleté une cordelette à laquelle pendait une clef et s’empressa d’ouvrir sa « cache à trésors », là où elle conservait précieusement les présents de Neil.
Du bout des lèvres, elle embrassa le courrier, qu’elle rangea ensuite. D’instinct, ses doigts s’enfoncèrent dans le fond du coffre et tâtèrent son « manteau » de phoque.
Un soupir rêveur lui échappa. Si elle parvenait à expliquer à Neil qu’il avait toute sa raison et à lui faire admettre l’idée d’un monde qui lui était pour l’heure étranger, alors son secret n’en serait enfin plus un. Elle lui avouerait tout.
Isobel sourit à nouveau. Avec de la patience et de la tendresse, elle savait qu’elle réussirait. Un jour, peut-être même qu’ils brûleraient sa peau ensemble, qu’ils diraient adieu à son ancienne existence.
Une telle perspective lui arracha une larme. Comme elle s’en était doutée à l’instant où elle avait aperçu Neil, elle ne retournerait pas à la mer.
Sa vraie vie était ici.
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